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Acte de contrition 

extrait du roman "Des milliers d’années"

mercredi 14 janvier 2009, par Giulio Angioni

Une journée ? Vous voulez que je vous raconte une journée ? Une de mes journées, du lever au coucher ? mais une journée comment, bonne ou mauvaise ?… N’importe comment ? Mais vous voulez que je vous parle d’hier, d’avant-hier, de l’année dernière ou du temps où j’étais une petite fille ?
… Aujourd’hui, ma jolie dame ? Oh, là, là, c’est une sacrée journée qu’on a eue aujourd’hui, nous tous, mais surtout lui, Dieu bénisse son âme, lui qu’on a retrouvé comme ça, tué comme un chien, comme un chien enragé, le pauvret, pauvre famille !
Mais qu’est-ce que je peux vous dire de ma journée, qu’est-ce que vous voulez que j’aie fait de beau aujourd’hui ? Je n’ai rien à raconter. Il doit bien y avoir dans le coin d’autres femmes à interroger, plus bavardes que moi, et dont les journées ne sont pas n’importe comment, à la différence de celles d’une femme comme moi.
… Comme une confession, vous dites. Pour ce qui est de se confesser, aujourd’hui, j’y suis déjà allée, je l’ai fait devant le prêtre à l’église. Mais si vous insistez, je peux refaire mon examen de conscience… Aujourd’hui, ben, aujourd’hui, elle a commencé… on peut dire qu’elle a bien commencé, ma journée. Ma jolie dame, si vous tenez à le savoir, ma journée a commencé par… eh ben, de la façon dont elle s’achève d’habitude pour nombre d’autres femmes. Après, comme d’habitude, mon mari s’est retourné, c’est ce qu’il fait toujours, après, en tirant la couverture, et il s’est tout de suite mis à ronfler. Depuis vingt-sept ans et quatre enfants qu’on a eus, il a toujours fait comme ça, dès la première nuit. Moi, je suis restée pratiquement découverte, j’avais un peu froid… À ces moments-là, je ne bouge pas, je reste immobile d’âme et de corps, pour ne pas le réveiller. Ces moments-là sont faits pour réfléchir, dans le noir, pour dresser des bilans, pour penser à ce qu’on doit faire, pour faire des projets, à vous aussi, ça vous arrive pareil ? Mais ça ne fait pas forcément du bien, de rester à penser dans le noir, quand les bons souvenirs ne sont pas nombreux, et les projets prometteurs, encore moins.
Qui sait comment a commencé la journée de ce gars-là, le pauvret, sa dernière journée, de l’autre côté de la mer, à Rome… Moi, ce matin, je me suis rappelé, vous voyez le genre de femme que je suis, je me suis rappelé quelque chose qui remonte à loin, à tellement loin que tu as l’impression que c’est une autre qui l’a vécu : ce que disait une de nos voisines du village, de Fraus, un soir d’été où nous étions plusieurs, assises ensemble à prendre le frais ; la plupart des autres étaient plus âgées, et elle, jeune mariée depuis six mois, elle nous a sorti ça : « Ah, si j’avais su à temps qu’être mariée, ce ne serait rien d’autre que se faire fouiller le ventre chaque soir par cet enragé, je me serais enfuie de l’église comme une dératée, le jour où je lui ai dit oui devant le prêtre. »
- Tais-toi, malheureuse ! s’est récriée tante Luisa Craccascetti, veuve de guerre, de l’autre guerre, en la menaçant de la main, comme ça, comme d’un couteau : - Tais-toi, tu ne connais pas la chance que tu as.
- Tu ne sais pas que c’est un péché, de se plaindre de son devoir conjugal ? a demandé sérieusement Barbarina Carta qui avait un fils prêtre et l’air d’être assise sur un nuage plutôt que sur une chaise.
Mais pourquoi je vous raconte ces choses-là, ma petite dame, comme si elles pouvaient vous intéresser ?… Elles vous intéressent beaucoup, au contraire ? Vraiment ?
Mon doux Jésus, pardonnez-moi ces mauvaises pensées, j’ai fait, ce matin. Quelle heure il est, déjà ? Sans doute dans les six heures. Il rentre du travail à cinq heures du matin : il est gardien de nuit sur un chantier, et il a bien le droit de chercher sa femme, une fois de temps en temps, même à des heures pas possibles… Mon doux Jésus, pardonnez-moi ! Je me signe, puis je commence à faire des manœuvres pour me lever doucement, sans le réveiller de son premier sommeil. Mais juste ce matin, j’ai recommencé à avoir mal au dos, vous savez, ma petite dame, ces sales douleurs, et au poignet aussi, où j’ai mal tout le temps…
- Annetta ! il a fait, se réveillant.
- C’est moi, dors, mon ange.
- Regarde mon pantalon, il y manque des boutons.
Je le retrouve à tâtons, sous la chaise, et je m’apprête à sortir, tout doucettement…
- Annetta !
- Oui, mon ange, je suis là.
- Il n’y a plus de médicaments pour mon asthme, j’ai besoin d’une nouvelle boîte pour aujourd’hui.
- Oui, j’y avais déjà pensé, dors.
Je repars, je suis déjà à la porte.
- Annetta !
- Qu’est-ce qu’il y a, mon ange ?
- Quand tu vas sortir, passe au bar d’Antoni Petza, achète une bouteille de deux litres du vin qu’il s’est fait livrer. Et apporte au cordonnier mes chaussures à ressemeler.
Mon mari porte des chaussures orthopédiques, vous savez, il a une jambe plus courte que l’autre, il boite un peu, ça se remarque quand il marche sur du plat, à ce qu’on dit ; moi, je ne m’en rends plus compte.
La cuisine, c’est une vraie porcherie, avec la télé allumée depuis hier soir, de la cendre et des mégots partout, du vin renversé et des verres sales sur la table. Je vais faire le ménage après. D’abord, avant que je n’oublie, je vais mettre les chaussures orthopédiques dans un sac en plastique, je les pose à côté de mon cabas, où j’ai déjà mis un bout de la boîte du médicament contre l’asthme ; je vais au balcon, chercher la bouteille de deux litres, je la mets dans le sac en plastique, avec les chaussures, à côté du cabas. Puis je recouds vite les boutons du pantalon de mon homme, et tant que j’y suis, je finis de coudre les revers du pantalon de mon fils Luigi, que j’avais piqué hier soir et qu’il a essayé quand il est rentré, très tard. Eh, oui, il rentre tard, depuis un certain temps, Luigi, depuis qu’il a décidé d’aller chercher du travail de l’autre côté de la mer ; il n’arrive pas à avoir ses examens à l’université, mais côté vêtements, il est exigeant : tout doit être impeccable et à la mode. Puis je mets mon tablier et je fais la vaisselle de la veille. Quand je vois qu’il est sept heures à l’horloge murale, je m’en vais réveiller Caterina, elle doit aller à l’école.
- Aujourd’hui, on n’a pas école, marmonne Caterina, elle se retourne et fait semblant de dormir.
- On t’a exclue de nouveau ? Gare à toi, ton père et moi, on n’a pas le temps d’aller te justifier à ton lycée.
- C’est pas ça, aujourd’hui, les profs font grève.
- Encore ?
- Oui, laisse-moi dormir, j’ai besoin de sommeil : Luigi et ses amis sont restés toute la nuit à jouer aux cartes dans la cuisine.
C’est vrai. Mais Caterina m’a quand même menti, me dis-je en finissant de laver la vaisselle. Elle avait la voix qu’elle a quand elle ment. Depuis quelque temps, elle ment souvent. Il faut que je la surveille de plus près, me dis-je, et je fais un vœu devant Dieu et la Madone. Luigi aussi, il faut le surveiller, lui qui passe son temps à parler de révolution et de brigades rouges. Ma vaisselle terminée, je donne un coup de balai à la cuisine. Puis Caterina arrive en claquant des sabots, clopin-clopant.
- Alors, ma fille, tu vas aller à l’école ?
- Pouah, maman, elle est à vomir, cette cuisine - quels porcs, tous pareils, Luigi le premier.
- Ne parle pas comme ça de ton frère.
- Pourquoi, parce que ce n’est pas vrai ? Regarde-moi le bordel qu’ils t’ont fichu.
- Tais-toi, parce que pour faire le ménage, il ne faut pas te chercher, et quant à Luigi, n’oublie pas qu’il va bientôt partir travailler de l’autre côté de la mer.
- Sûrement, maman, ça saute aux yeux qu’il meurt d’envie de travailler.
- Tu devrais lui dire merci, ma fille.
- Merci ? Parce qu’il se tient comme un porc vingt-quatre heures sur vingt-quatre ?
- Ça suffit, maintenant. Si tu n’as pas de respect pour ton frère, montre-m’en au moins à moi, et surtout à ton père, tu vas le réveiller. Parle doucement.
- Du respect, et quoi encore, maman ?… Il y a du lait chaud ?
- Va t’habiller et te préparer pour aller à l’école, et quand tu vas revenir, tout sera prêt. Allez, va, ma fille, va…
Caterina fait quelques pas, toute somnolente, elle s’appuie au chambranle, sur le pas de la porte, puis : - Tu vas aller voir Mariangela aujourd’hui, hein, maman, elle a besoin de te parler, elle m’a demandé de te le dire.
- Bien sûr que je vais y aller, lui dis-je (Mariangela, c’est ma fille aînée, elle est mariée, vous savez). Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de Giulia…
- De Julia, maman, ta petite-fille s’appelle Julia, quand est-ce que tu vas finir par l’apprendre…
- Elle a trois ans, aujourd’hui, Julia, je n’arrive pas à y croire.
- Aucune raison de ne pas y croire, maman.
- C’est comme avec toi, qui as déjà dix-huit ans, et qui n’es pas près d’avoir ton bac.
- Oh, maman, tu ne vas pas recommencer, je t’ai déjà dit que je ne vais pas à l’école aujourd’hui parce qu’il y a grève.
Et elle est partie vers la salle de bains, avec sa mauvaise humeur inédite : je ne lui connaissais pas cette humeur-là, ni ce côté revêche qui fait sentir qu’elle a envie de pleurer, je me dis en finissant de nettoyer et en préparant le petit-déjeuner. Parce que vous savez, il ne faut pas croire, c’est une bonne fille, Caterina. Après, pendant qu’on boit notre café au lait, elle me redit : - Alors, tu vas aller chez Mariangela, maman ? Elle a besoin de te parler.
- Oui, tu me l’as déjà dit, ma fille, ne t’inquiète pas, je vais y aller.
Elle buvait son café au lait lentement : - Ah, maman, j’allais oublier, Mariangela m’a demandé de te dire que si tu passes aujourd’hui par le marché qui se tient le jeudi à San Michele, il faut lui acheter un four à gâteaux, comme celui de madame Casula.
Alors, je me suis rappelé que je devais apporter, aujourd’hui même, l’argent du loyer à madame Casula, on est ses locataires… peut-être que comme ça, je vais réussir à me faire régler les deux mois de salaire qu’elle me doit, je me suis dit, parce que vous savez, je suis la femme de ménage de madame Casula. Et je suis rentrée doucement dans la chambre à coucher, pour prendre l’argent : je le cache parmi le linge, dans la commode.
Mon mari avait cessé de ronfler.
Je prends tout ce qu’il faut pour sortir, mon sac à main, mon cabas, le sac en plastique : - Il y a de quoi déjeuner au frigo, ne réveille pas ton père, Caterina, et pense à réveiller Luigi à dix heures… tu peux m’ouvrir la porte ? Et si tu n’as pas école aujourd’hui, va chez le médecin, tout à l’heure, demander une ordonnance pour ton père, et à la pharmacie, lui acheter le médicament pour son asthme.
- Non, il faut que j’aille chez Daniela pour faire mes devoirs, et puis, je ne sais pas quel médicament papa prend maintenant.
Bien sûr, c’est moi qui avais le morceau de boîte avec le nom de ce médicament, il était dans mon sac à main ; je pose par terre le cabas et le sac en plastique où se trouvent les chaussures et la bouteille, je fouille dans mon sac, mais je n’arrive pas à retrouver ce truc. J’étais pourtant sûre qu’il y était, mais il se faisait tard. Caterina, assise à table, sa tasse à la main, restait distraite, fixant le mur d’un regard beaucoup trop fixe. J’ai ouvert la porte et je l’ai refermée sans son aide. Puis, une fois dans l’escalier, je l’ai entendue se rouvrir, et j’ai eu le temps de voir Caterina se pencher, sur le point de me dire quelque chose, au lieu de quoi elle a dit seulement Salut, maman, à ce soir.

Je laisse au bar d’Antoni Petza la bouteille que je vais récupérer, remplie de vin, à mon retour. Puis je vais au petit marché de San Michele, qui n’est pas si près que ça, pour faire les courses de Madame Casula et les miennes. Mais aujourd’hui, le marchand de fours à gaz comme celui que voulait ma fille Mariangela pour y cuire des gâteaux n’y était pas. Des fruits et des légumes, en revanche, il y en avait, il y en a toujours plus, bon Dieu, beaucoup trop, et pas moins de bavardages de femmes oisives.
À la boulangerie, il y avait cette dame, je ne me rappelle plus son nom, je n’ai plus la mémoire des noms, c’est la mère d’une condisciple de Caterina, alors, j’ai fait allusion à la grève des professeurs, et j’ai bien fait de ne pas lui dire que c’était Caterina qui m’en avait parlé, car elle m’a dit qu’elle n’était au courant de rien de tel, et d’ajouter tout de suite qu’il ne fallait pas croire ce que nous racontent les filles : - Oh, vous savez, Madame, ma fille aussi me raconte des tas de mensonges. – Moi, je ne lui avais jamais dit que ma fille Caterina m’en racontait, de ces mensonges qui ont, d’après cette dame, les jambes courtes, ce qui m’a rappelé les chaussures de mon homme.
Le cordonnier de la place d’Armi me promet toujours de les arranger tout de suite, mais ne tient jamais parole. Il se considère comme un homme important, c’est le dernier cordonnier qui nous reste, dans toute la ville : - Il faut les ressemeler, hein ? si tout le monde marchait à pied autant que votre mari, on aurait pas mal de travail. - Eh, oui, je me suis dit, et s’il y avait au monde autant de jambes courtes que de mensonges, vous auriez encore plus de boulot. Lui aussi, il a des problèmes de jambes, des deux côtés, en revanche, sa langue fonctionne à merveille. Si vous avez besoin d’un homme pour vous raconter sa journée, allez le voir, lui.
Un peu moins chargée qu’avant, mais tout de même chargée, ma petite dame, comme un âne, des courses de deux maisonnées, j’ai couru pour attraper l’autobus, j’y suis arrivée juste à temps, mais il était déjà rempli à ras bord, j’ai donc fait à pied tout le trajet jusqu’à l’arrêt de la rue Curie, et j’ai passé tout ce temps à penser à Caterina, à la grève des professeurs qu’elle avait inventée.

À mon arrivée, l’ingénieur Casula attendait déjà le pain pour son petit-déjeuner depuis un moment, il était un peu agacé et il m’a à peine saluée. Je mets le lait et le café sur le feu, je lui dresse la table dans la cuisine, je déballe les courses et je les fourre pêle-mêle dans le frigidaire, je vais les ranger plus tard. Puis je commence à nettoyer le salon, pour laisser l’ingénieur manger tranquille, il n’aime pas qu’on le serve, il préfère se servir quand il veut et autant qu’il veut.
- Oh, Annetta, fait l’ingénieur sans même me regarder, alors qu’il est déjà en train de mettre son pardessus pour sortir, ma bru est encore restée sans femme de ménage, sois gentille de voir si tu peux en trouver une, même si elle est de Fraus ; fais-le pour mon fils, tant qu’il ne m’a pas encore créé d’autres soucis.
- Je vais y penser -, je lui promets.
- Tu vas y penser ou tu vas m’en trouver une ?
- Je vais y penser et vous en chercher une. Vous savez, qui cherche trouve. Sur cela, j’ai pensé à Caterina, et ça m’a paru de mauvais augure, d’avoir pensé à elle pour un boulot pareil, femme de ménage payée à l’heure, ma pauvre fille.
Est-ce que je vais battre le tapis du salon ? Je le laisse pour après la cuisine : Madame est encore en train de dormir en haut, il ne faut pas faire de bruit. Je m’occupe donc de la cuisine, des deux salles de bains, je remplis deux fois la machine à laver, il faut sortir et étendre tout ce linge. Pendant que je fais de la lessive à la main (mon poignet va de mal en pire), Madame apparaît :
- Oh, ce que j’ai mal à la tête ce matin, mon Annetta. Le café est prêt ? Il faut le réchauffer ? Quand est-ce que tu vas finir par apprendre que le café, ça ne se réchauffe pas ? Laisse, je vais m’en occuper. Ce que j’ai mal à la tête, bon Dieu… Ah, Annetta, j’allais oublier : l’ingénieur t’a dit qu’il faut trouver une nouvelle femme de ménage pour mon fils ? Les enfants, c’est des serpents qu’on a nourris dans son sein, comme dit le proverbe, Annetta, ma mignonne.
Madame Casula n’est jamais avare de paroles.
- Je peux monter faire votre chambre ?
- Tu ne vas pas faire d’abord le séjour ?
- C’est déjà fait, Madame.
- Tu n’as pas passé l’aspirateur ? Je ne l’ai pas entendu, j’attendais son bruit pour me lever. Mon Annetta, combien de fois je te l’ai dit ? les tapis, ça se nettoie à l’aspirateur ! C’est quand même moins fatigant, non ? Je l’ai acheté exprès pour toi.
Je la laisse parler, pour ces choses-là, ce n’est pas la peine de répondre. Puis je lui dis : - Madame, je vous ai apporté l’argent du loyer de notre maison.
- Oh, bravo, tu n’as pas oublié, j’en avais juste besoin, mais de toute façon, la moitié, c’est pour ma bru, et elle dit qu’il faudrait t’augmenter le loyer, mais moi, je ne veux pas, tu sais ? Et à propos, moi, je te dois quelque chose ?
- Je ne sais pas trop, je dis, mais je crois qu’il y a les deux derniers mois, et peut-être aussi le treizième mois de l’année dernière…
- Ah, mais oui, tu as raison, ma pauvre petite, où ai-je la tête ? je vais en parler à l’ingénieur aujourd’hui, rappelle-le moi quand il va rentrer pour déjeuner, ou peut-être que tu pourrais lui en parler toi-même, ce serait mieux.
- N’y pensez plus, Madame, ce n’est pas grave, on a le temps. Qu’est-ce que vous voulez que je fasse pour déjeuner ?
J’ai fini de laver, de battre les tapis, et tout le reste. Vers midi, j’ai commencé à préparer le repas.
L’ingénieur est rentré à une heure pile. La table est dressée, je suis prête à m’en aller : - Je vous achète quelque chose pour demain ? Madame Casula me fait une longue liste de courses, puis elle en supprime, en remet, les barre, les remet encore, et l’ingénieur complique les choses aussi ; je les écoute, les yeux fermés, je compte sur mes doigts, je complète la liste.
- Comment tu fais, Annetta, pour toujours tout te rappeler ? dit l’ingénieur, toi qui as soixante ans… Tu as déjà soixante ans, non ?
En fait, j’en ai cinquante-quatre, c’est lui qui a soixante ans, mais il fait mon âge, et moi, le sien.
- La femme de ménage pour mon fils, dit Madame sur le seuil, n’oublie pas, s’il te plaît.

À deux heures moins le quart, j’arrive chez Mariangela, ma fille qui a une fille elle aussi, et un mari employé à l’aqueduc : - Ah, c’est toi, maman, entre vite, je suis en train de nourrir la petite.
- La mignonne de sa mamie !
- Arrête de la distraire avec tes cajoleries, elle ne mange rien, elle ne veut rien manger, aujourd’hui. Dis bonjour à mamie, Julia, comme une gentille fille…
- Quéque tu m’apportes ?
- Regarde un peu ce que mamie Annetta t’a apporté pour ton anniversaire, et je sors de mon sac une petite poupée blonde.
- Oh, c’est juste maintenant qu’il fallait la sortir, maman ! il faut que je te gronde, toi aussi, elle ne mangera plus rien, tu vas voir.
Je fourre la poupée dans mon sac, pourvu que la petite ne l’ait pas déjà vue. Je commence à m’activer dans la cuisine : - Le petit four que tu voulais, je dis à Mariangela, il n’y en avait pas au marché de San Michele, aujourd’hui.
- Zut, maman, c’est juste aujourd’hui que j’en avais besoin, pour les gâteaux que je voulais préparer pour la fête de Julia, tous ses petits amis de l’immeuble vont venir, ce soir.
- Moi, je t’en ai fait, je t’ai fait deux gâteaux pour la fête de Giulia… de Julia, un candelaus et un gueffus
- Oh, maman, tu sais bien que la petite n’aime pas ces choses-là, c’est trop lourd.
- Ça plaira à ses petits invités, tu vas voir, tu ne vas pas m’obliger à les rapporter.
- Tu penses que je vais te les faire rapporter, au contraire, c’est gentil de les avoir faits, seulement, mon mari ne peut pas en manger non plus, à cause de son foie.
- Ton déjeuner est prêt, ma fille ? Je peux faire quelque chose ?
- Il faut réchauffer la sauce et faire cuire les pâtes.
Je me remets aux fourneaux.
- Ta sœur m’a dit que tu voulais me parler.
- Elle ne t’a donc rien dit, maman ?
- Non, qu’est-ce qu’elle devait me dire ?
- Je n’en sais trop rien, moi, mais je crois qu’elle a un copain, un fiancé, elle ne t’en a rien dit ?
- Caterina ferait mieux de penser à ses études, à l’âge qu’elle a.
- C’est ce que je lui ai dit : si seulement j’avais eu sa chance, d’aller aussi loin qu’elle dans mes études, et même plus loin.
- Qu’est-ce que tu avais à me dire, Mariangela ?
- Eh bien, c’est que Caterina s’inquiète… elle ne voulait pas t’en parler… vous êtes de la vieille école, toi et papa…
- Laisse, ma fille, c’est moi qui vais mettre la table.
- Oui, merci, maman, et toi, Julia, va regarder la télévision comme une gentille fille, va t’asseoir sur le canapé… Caterina a peur d’être tombée enceinte.
- Sainte Marie Mère de Dieu, elle est dans quel mois ?
- Ce n’est pas là la question, maman, il ne s’agit pas de mois, arrête de toujours imaginer le pire, le problème, c’est qu’elle a besoin d’argent.
- Mais elle a peur d’être tombée enceinte, Caterina, ou elle est sûre qu’elle est enceinte ? Et qu’est-ce qu’il fait comme travail, son fiancé ?
- Il a déjà trouvé la moitié de la somme dont elle a besoin, son copain.
- Quand est-ce qu’ils veulent se marier ?
- Je ne sais pas ce qu’il fait comme travail, maman, mais je sais qu’il travaille, je crois qu’il travaille.
- Ils peuvent donc se marier.
- Maman, ils ne veulent pas se marier, ils ne peuvent pas se marier.
- Aucun des deux ne veut ?
- Caterina veut, doit aller chez une…
- Chez une ? Chez qui, ma fille ?
- Chez une, et elle a besoin de deux millions.
- Qui a besoin de deux millions ?
- Zut, maman, si tu refuses de comprendre…
- Qu’est-ce que je refuse de comprendre ?
- Que Caterina ne peut pas, ne veut pas garder cet enfant.
- Pourquoi elle ne peut pas ? Pourquoi elle n’en veut pas ?
- Oh, bon Dieu, eh ben, parce que c’est comme ça, qu’est-ce qu’il y a de si difficile à comprendre ? Écoute, maman, si tu refuses de comprendre… moi, au moins, je te l’ai dit, et au fond, ce ne sont pas mes affaires, j’ai déjà assez de soucis avec ma famille.
- Tu as raison, Mariangela, tu as raison, toi aussi…
Et juste à ce moment-là, il y a les nouvelles, à la télévision, on montre ce pauvre homme, qu’on a retrouvé tué ce matin, dans le coffre d’une voiture. On emmène la petite de l’autre côté, loin de la télévision, et je m’attrape les cheveux des deux mains. Et je pense à Luigi, qui passait son temps à répéter, ces derniers jours, que les types comme celui-là méritaient bien ce qui pouvait leur arriver… Et c’est comme si Luigi était l’un des coupables.
- Ce sont des choses qui arrivent, dit Mariangela, de l’autre côté de la mer, sur le continent, qu’est-ce que nous avons à voir avec ça ?
Sur cela, mon gendre rentre, tout gai, en chantant, il grogne un bonjour et commence tout de suite à jouer avec la petite.
- On a retrouvé Moro, je dis, tué à Rome.
- Eh ben, ça lui apprendra, à celui-là, dit mon gendre.

J’ai mangé un peu avec eux, la petite aussi, ce qu’elle était mignonne, vous savez, elle faisait semblant de manger comme les autres, elle aussi, avec ces petits gestes précis. À un moment, je me suis remise à faire le ménage : - Elle ne peut jamais s’arrêter, cette femme, a dit mon gendre. Et la petite a glissé de sa chaise, s’est approchée de moi, toute sérieuse, et m’a donné un petit coup de poing sur le derrière : - T’es une chipie, mamie, tu veux toujou’ laver. Sa mère lui a crié dessus, bien fort. Et son mari de lui crier dessus à son tour, deux fois plus fort. Et moi, je me suis mise à consoler la gamine effrayée, pauvre petit ange, si vous saviez ce qu’elle est mignonne. Puis ils s’y sont mis, eux aussi, allant jusqu’à se la disputer.
Mon gendre est retourné à son travail. J’aurais pu lui demander de me déposer. Mariangela a tout de suite commencé à me tourner autour en ronchonnant : - À quoi ça servirait de le dire à papa, hein ? Et arrête un peu de faire le ménage, maman, pardi. Pourquoi tu devrais lui dire ce qui arrive à Caterina ?
- Je dois le lui dire.
- Au fond, ce sont des histoires de femmes.
- Et d’hommes. Quel âge tu as dit qu’il a, ce fiancé de Caterina ?
- Je ne sais pas, je crois qu’il a vingt-deux ans. Mais tu as quand même des économies, non, maman ? Qu’est-ce que vous allez faire, toi et papa, la chasser de la maison, comme on faisait dans le temps à Fraus ?
- Tais-toi, ma fille, la petite est là -, et je la prends dans mes bras.
- Écoute, maman, moi, je t’ai dit ce que j’avais à te dire. Et elle me prend la petite.
- Il aurait fallu se mettre à la surveiller plus tôt, Caterina, je dis sur le point de partir. Et la poupée, je l’avais oubliée, elle est encore dans mon sac, regarde, elle n’est pas belle ? Je vais la lui rapporter, je la lui donnerai demain.

Quand je rentre chez moi, vers les cinq heures, il n’y a personne à la maison. Je nettoie la cuisine, je débarrasse ce qu’ils ont laissé à table après le repas. Et je revois toujours le mort qu’on a retrouvé, comme si je l’avais devant moi. Il est trop tôt pour préparer le dîner.
Ah, oui, le médicament contre l’asthme. Et l’ingénieur m’avait chargée de lui trouver une femme de ménage pour son fils, vous vous rappelez ? Et j’avais oublié aussi la bouteille de vin, au bar d’Antoni Petza. Je suis ressortie. Je suis allée chez le médecin. Il n’était pas à son cabinet, ce n’était pas le bon jour. Et la pharmacienne était déjà sur le point de me donner le médicament quand elle a fait : - Il faut une ordonnance.
- Ça fait trois ans que j’en achète, toujours chez vous. Mais elle ne me l’a pas donné.
Puis je suis allée chez Maria Desogus. Elle fait des ménages à temps partiel. J’ai failli lui dire, pour Caterina, j’ai eu l’impression que j’étais venue la voir justement pour ça. Je lui ai parlé de la bru de ma patronne, qui a besoin d’aide. Elles vont peut-être pouvoir s’entendre.
J’ai récupéré la grosse bouteille remplie au bar d’Antoni Petza. Et quand je suis passée devant l’église de la Médaille Miraculeuse, j’ai vu les lumières de l’autel par le portail ouvert. Le vent soufflait, trop fort. Je suis entrée dans l’église. On servait la messe, et un frère recevait au confessionnal. J’ai récité mon rosaire pendant un petit moment, j’ai attendu mon tour : - Jésus soit loué.
- Qu’il soit toujours loué, ma fille.
- Bénissez-moi, mon père, car j’ai péché.
- Depuis quand ne t’es-tu pas confessée, ma fille ?
- Depuis un mois, peut-être un peu plus.
- De quoi t’accuses-tu, ma fille ?
- D’avoir négligé mes devoirs : d’épouse, de mère, de tout… je manque de temps.
- Il faut trouver le temps pour ces choses-là, ma fille, il faut toujours le trouver, c’est le premier devoir de ta condition. Et quels autres devoirs n’as-tu pas accomplis ?
- Beaucoup d’autres : je crains d’avoir manqué à plein… Et là, je me suis mise à parler en sarde, pour voir, ce prêtre pouvait bien être sarde.
- Je ne comprends pas, ma fille. Quelque chose te perturbe, mais il faut s’ouvrir sans retenue au Seigneur, sous le sacrement de la sainte confession, n’est-ce pas ?
- J’ai peur, mon père… c’est ça, j’ai très peur de ne pas aimer assez, oui, c’est ça, j’ai peur d’aimer trop peu…
- D’aimer trop peu ? Qui, ma fille ?
- Ma fille, mon mari… les gens…
- On sait bien, ma fille, qu’aimer son prochain, c’est le premier commandement du Seigneur qui est mort sur la croix pour nous.
- Oui, oui, mon père ; mais parfois, je n’ai pas assez envie d’aimer, voilà, c’est ça, mon péché… Et ce pauvre garçon qu’on a tué sur le Continent… qu’est-ce que nous lui avons fait ?
- Demandons pardon à notre Seigneur et invoquons la Madone, tu diras trois Pater Ave et Gloria par pénitence, et maintenant, récite l’acte de contrition.

P.-S.

Traduit de l’italien par Denitza Bantcheva.
Avec l’aimable autorisation des Editions du Revif.

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