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Un monde que tu as soigneusement détruit 

lundi 5 janvier 2015, par Yan Kouton


Un monde que tu as soigneusement détruit. Le corps, la nature et la matière. Que tu as rendu espace laid. Dans lequel flottaient tes remords. Ta compagne est devenue une tête d’Orphée flottant sur les eaux. Celles de ton malheur. La mort, cette insoumise qui dépasse toutes les autres. Tu es né d’une onde sonore, d’un lieu sur un abîme…

A proprement parler, ta robe de chair est la définition précise de ce qu’est la vie. Je reviens d’ailleurs de la vie, pour aller vers la mort. Y retourner. L’objet qu’est ton corps devient enfin cette mort. Un semblant de raison. Le paradoxe ultime, ancré dans l’empire des sens. Silhouette sans forme. Qui s’en va.

« Mâchoire brisée de mes royaumes perdus »… « Du royaume crépusculaire de la mort, le seul espoir d’hommes vides » …

Des hommes comme toi. Leur seul espoir est de rencontrer des hommes comme moi. « Entre l’idée et la réalité, une ombre » …

C’est ainsi que finit ton monde. Tu es cette silhouette sans forme…Une ombre décolorée. Tu es « un geste sans mouvement. Une force paralysée. »

En moi je garde la mémoire de tout. Pour la recracher aux hommes empaillés comme toi. Assurés seulement de leur fin. Trop affectés dans leur honneur, leur reflet, leur visage par cette idée finitude. Alors qu’elle est présence. Angoisse oui. Mais présence aussi. L’absolu de la non-représentation. Comme un rejet du sujet. L’apparition puis la disparition. Je lui ai offert une tombe dans le ciel. Pour que tu puisses, chaque nuit, contempler ton désastre. A la fin rien n’est perdu. Cette vie que j’ai retranchée, elle se manifeste ailleurs. Et tellement mieux.

Et de hurler que cela sent la destruction. Et ce meurtre comme catastrophe est le meurtre de toute chose. Je te parle du chaos que nous sommes. De cette œuvre inachevée, par essence.

Ce qui compte, entre nos vies fusibles, c’est de trouver ce motif parfait, celui qui nous raconte. Qui dit enfin ce qu’il faut. Qui décrit enfin ce qu’il faut. Et ce qu’il faut c’est le code, ce miracle de compréhension. Qui dessine d’un seul trait tout ce qui nous construit. De nos cellules à nos paysages intérieurs. Nos lieux-dits, les pistes empruntées, éclairées ou plongées dans le noir. Cette attache rompue. Comme je vois des arbres que le vent menace, qui se balancent là, si décharnés, si vulnérables. Qu’un rien semble pouvoir arracher. On en est tous là. On est tous arrachés. La vie est arrachement. Je ne fais qu’arracher. Mettre ainsi en conformité le réel avec ce qu’il est. Le monde tel qu’il est. Monde arraché, au parfum déchiré.

Un chant de communion. O toi qui verse le bonheur. Fidèle ouvrier de l’évangile. Et de sa guerre. De ta si douce volonté. Que je transforme en sauvagerie. Tu vas finir par l’entendre sa terre promise. Reconnaître le chemin qui te conduise à elle. Celui qui te fera oublier les péchés de ta jeunesse. Rappelle-toi sa tendresse. Rappelle-toi son visage. Ses mains sur toi. Rappelle-toi son souffle sur ta peau. Ses pas comme une danse. Le plaisir indicible à la voir marcher. S’éloigner de toi. Puis revenir, revenir vers toi.

Te prendre dans ses bras.

Te ramener, peuple souffrant. Te rendre à la foi. A sa confiance. A la présence. Ta seule gloire. Ton seul nom. Ta seule existence. Déroutée de sa jeunesse. De sa lecture accidentée. De ses brisures. Projetées comme mines antipersonnel. Antipersonnel venant des cieux les plus…Elle était la terre nouvelle. La grandeur de son service. Pourtant à tes côtés. Comme le plus beau des Psaumes.

Comme la forme d’une ville. Celle que je change à chaque meurtre commis. A chaque vie que j’avale. Tout plein de gourmandise et de peine, mêlées. Tout plein de mon pouvoir sans limite, sur l’individu choisi. Elu par moi pour rejoindre le ciel. Son néant, qui n’a pas disparu. Contrairement à.

Celui que le vent a dispersé. Que le vent a rendu à sa femme. Elle-même emportée, dévastée, étouffée. Ce vent dangereux qui souffle à Brest, ailleurs aussi. Sans mesure ni pitié. Je ne suis qu’un souffle mauvais, qui balaie tout sur son passage. Tu es bien placé pour le savoir.

Voilà qu’il arrive

Jusqu’à moi le bruit

De tes mots. Qu’ils

Font le bruit d’une

Poudre. Laquelle se

Répand comme une

Pluie fine sur mon

Visage. Je lis de la

Sueur d’eau et je

Pense que j’ai froid

Soudain. Que ce froid

M’entraîne plus loin.

Dans l’espoir de me

Réchauffer. Peut-être

En marchant. D’une

Allée à une autre

D’une rue à cette autre.

Et d’y trouver non la

Chaleur recherchée

Mais le sens enfin

D’une marche à tes

Côtés.

Des ombres de toi. Des ombres de rien. Jetées dans les rues. Les rues sombres, presque noires. Comme celle de.

Comme cette géographie qui se dessine toute seule au fil des mots. Qui en dit tellement, qui ne dit rien finalement. Comme cette géographie morte, qui se meurt à peine écrite. Impossible à retranscrire. Impossible à rejoindre. Impossible à éteindre pourtant. Cette géographie qui s’ébroue en toi. Qui survit, morte, en toi. Que tu voudrais ne plus voir, ne plus penser. Ne plus souvenir. Et qui pourtant se manifeste à toi, et te parle.

Comme la somme de tous les impossibles. La somme de tous les renoncements. De toutes les peines. De toutes les absences. De l’origine à la fin. Ainsi s’égrène la tranquille et terrible peine. Qui te laisse tout loisir de pourrir. Qui te laisse loisir de crever, puis de crever encore. Supplice ultime. Tendre la main à. Ne jamais parvenir à. Ne serait-ce qu’en pensées. A peine aperçue. Déjà disparue. Disloquée. Dans les nuages de ton esprit.

« Mort. Début de la mort. Mort exceptée de mort ».

Souvenir qu’elle est devenue. Fragmentée. Au sens propre comme au sens figuré. Tu saisis la morte. Peux-tu saisir son corps autrement qu’en pensée à présent ? Autrement qu’en souvenirs ? Morceau par morceau. Tempête que je vois s’abattre sur la baie vitrée. Arbres couchants. Danses à l’agonie. Mes doigts autour de son cou. Sentir sa respiration chancelante. Sa vie s’écouler littéralement d’elle en moi.

Ma pulsion radicale, ma pulsion meurtrière. Bijou précieux déposé à même la peau. Son cou lentement fracturé. Lentement fragmenté, d’un geste puissant et précis. Un geste ultime. Son dernier contact avec le monde. Dont elle n’aura connu que la trahison et l’abandon. Quelques plaisirs. Parfois grands. Ephémères toujours.

Comme ce jour raconté à l’aube de ta fuite. Ce jour béni, si rare. Traversé d’éclairs de joie. Avant le saut. Le basculement, l’accident. Un monde parallèle, comme un virage mal négocié. Un horizon explosé. Ton horizon assourdi à jamais.

Pour le prix d’un cabriolet allemand. Projeté contre un abribus.

A la saignée de son bras, j’ai déposé un baiser. Mes lèvres. Son bras dissocié du reste. Du reste de son corps. Ce corps d’une pâleur élégante. Le doux revêtement de sa vie.

D’une fragilité touchante, d’une profonde féminité. Désirable, presque trop. Une insulte à la noirceur. Tu ne l’as pas compris ainsi. Tu vas maintenant le comprendre. A présent qu’il est loin de toi. Inaccessible. A jamais. Cet éloignement, tu vas le déguster comme un mets de choix. Ton dernier repas.

Le seul qui aura du goût. Le seul que tu regretteras. Tous les autres ne sont rien. N’auront jamais la saveur de son corps absent. De ce corps perdu.

Je l’aurai pour toujours en moi. Chaque parcelle d’elle me sera désormais si familière. Un terrain conquis. Une terre qui m’était promise. Celle que tu as ignorée. Elle est mienne. Pour se défaire en moi. Sa beauté si tôt…

Sa beauté si tôt emportée. Dans les tréfonds de tes erreurs. Des chagrins mortels, des hivers si durs à traverser. Ils ont tant de fois failli t’emporter. D’un accident, d’une insuffisance. D’un regard enduré. D’absents tout puissants. D’un sentiment insupportable d’inachèvement. D’un sentiment d’inconcevable légèreté. A partir de.

Ce moment inscrit depuis l’enfance, depuis les coups. Incessantes images. Des ombres qui parcourent tes couloirs et les coursives de ton existence lamentable. Inspirée par les étrangères morsures. Avant qu’elles ne deviennent les tiennes. Qu’elles prennent ta nationalité. Qu’elles fassent corps avec ta nation. Tes frontières attaquées. Salement déchiquetées. Elles devaient donc disparaître. S’émouvoir de leur tracé. Puis s’éteindre de leur sale mort. Parce que la mort est ainsi. Toujours sale. Toujours. Elle n’est jamais ce que l’on croit. Quand on tue, on tutoie l’invisible. On en fait son allié, presque son double. On devient l’invisible. Ce qui n’est pas l’être.

Quand, à l’approche de sa disparition, nous nous étions rencontrés. Tu m’avais dit quelque chose comme ça. Tu m’avais parlé du sentiment d’absence à toi-même. De ce malaise à te sentir si peu incarné. Que cela provenait sûrement des coups reçus. De ce mal que tu ressens en toi. Tu as mal. Ton corps te fait tellement souffrir. Tu refuses d’y voir des séquelles. Eventuellement tu y vois des douleurs fantômes. Comme celles des membres amputés. Qui sont là néanmoins. Bien présents, mais invisibles.

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