La Revue des Ressources

Tango 

jeudi 9 juin 2005, par Cezsa

Elle se lava soigneusement les dents, comme elle en avait l’habitude avant de sortir.

Elle était invitée chez une lointaine connaissance de sa mère, rencontrée "par hasard" chez une autre relation de sa mère qu’elle sollicitait de temps à autre pour une affaire la concernant. Quelques jours plus tard, l’inconnu l’avait appelée pour l’inviter à dîner. Décontenancée par l’incongruité de la situation, elle avait accepté avec la sensation désagréable qu’on lui forçait la main. C’eût été malpoli de refuser, déplacé de penser à mal, aussi inscrivit-elle l’épisode au crédit de la rançon d’une vie sociale normale. Puis elle avait rangé ça dans un coin de sa tête sans plus y penser, et le moment était arrivé.

Dans quel merdier t’es-tu encore fourrée, songea-t-elle en saisissant son pinceau le plus fin. Sa contrariété n’avait cessé de croître au fil de la journée, au point qu’elle se sentait à présent en proie à une légère anxiété. Le personnage - un noir costaud aux muscles ronds, de taille moyenne, aux yeux exorbités - lui inspirait une certaine sympathie, mais bon sang, il était de vingt ans son aîné. Les petites veines éclatées autour de ses pupilles, le mouvement chaotique de ses pensées, la nervosité de ses mouvements trahissait un état d’implosion permanente - d’insécurité - peu engageant. Sûr, ce gars-là touchait un peu à tout. Quelque chose en lui piquait sa curiosité, mais ce tête-à-tête ne lui disait rien de bon. Il doit être du genre à partir en vrille à tout moment, conclut-elle en achevant son trait - elle ne se maquillait pas, sauf les yeux. Du khôl, toujours : c’était son truc. Elle avait beau se raisonner, un drôle de pressentiment la tenaillait.

Elle se sentait épuisée, et déprimée de se sentir si lasse. La migraine couvait depuis le début de l’après-midi. Ça lui coupait l’envie de festoyer. Quelque chose clochait dans sa vie. Elle s’ennuyait quand elle ne sortait pas - durant ses phases de quarantaine volontaire - et s’ennuyait quand elle sortait. Depuis deux ou trois mois, elle s’efforçait de sortir plus souvent pour rétablir l’équilibre. Ça avait dérapé, comme toujours.

Elle se laissait happer dans la spirale, jusqu’au moment où elle commençait à répondre non à tout ce qu’on lui proposait. Ses amis cessaient de l’appeler et elle bouffait de la solitude jusqu’à l’écoeurement. Alors elle rentrait de nouveau dans la danse en se promettant de maintenir le cap de la modération. Elle voyait venir la phase de saturation. Le moment où elle ne décrocherait plus le téléphone.
Elle avait échoué.

Non, redresse la barre, il est encore temps.

Pourquoi y aller, si tu n’en as pas envie ?
Il est permis de ne pas être en état.

Elle quitta la salle de bain et mit la main sur le papier où elle avait griffonné les coordonnées du type. Au moment de composer le numéro, le remords la saisit : ce n’est pas sympa de se débiner au dernier moment. En début d’après-midi, c’eût été encore acceptable. Mais il n’était pas loin de vingt heures.

Elle s’assit à son bureau et laissa dériver ses pensées. Une foule de questions désagréables l’assaillit.

Ce gars était-il du genre à n’avoir que ça en tête ?

Un homme de son âge était-il capable de chercher autre chose que du sexe avec une inconnue de vingt ans ?

Pensait-il comme tant d’imbéciles qu’une femme pense "oui" quand elle dit "non" ?

Tenterait-il de forcer la chose, voire carrément de la violer ?

Démoralisée par la noirceur de son tour d’horizon, elle s’efforça de voir les choses autrement : n’était-ce pas simplement un type curieux, en quête de nouvelles rencontres et peu importe alors le sexe et l’âge.

Ben voyons. Un peu rassérénée quand même, elle joua avec le chat, venu ronronner contre son sein -, comme j’aimerais rester au lit devant la télé avec toi ce soir, minou ! Un coup de griffe intempestif relança ses ruminations :

Et si c’était un pervers désireux d’abuser de la situation, ne reculant devant rien, capable dans son ignominie de profiter de la connexion hasardeuse avec sa mère pour créer une fausse proximité, endormir sa méfiance, et l’attirer dans ses rets ?

À moins qu’il n’ait quelque intérêt à se rapprocher, par ton intermédiaire, de ta mère. Dans ce cas, il cherche peut-être à nouer une relation avec toi... Et plus si affinités.

Calme ta parano, protesta une autre voix intérieure ; que peux-tu, en l’état, lui reprocher ? Vous avez ri et dîné ensemble, puis il a exprimé le souhait de te revoir. Où est le mal ?, et que sais-tu de ses intentions ?

Crois-tu que ce soit une attitude saine que d’envisager le possible à travers la lorgnette de préjugés pas moins nauséabonds, et étouffants, que la réalité qu’ils prétendent décrire ?

Puritaine, elle l’était, dévorée de désirs coupables, aussi - Incapable de faire un pas sans te sentir tentée par le démon.

Tu diabolises cet homme par frustration.

La plupart des gens sont l’artisan de leur propre malheur. Toi, tu as beau ne pas nager dans le bonheur, tu n’es pas du genre à collectionner les tuiles. Et puis tu es assez grande pour te défendre toute seule. Non ?

Ce type ne pouvant être complètement cinglé ou psychopathe - elle l’aurait senti -, et la situation le contraignant, décida-t-elle, à un minimum de décence - s’il jouait à l’idiot avec elle, l’affaire s’ébruiterait rapidement - elle se résolut d’aller voir.

Les femmes et les hommes ne sont-ils pas autre chose que des animaux, esclaves de leurs pulsions ? Ils peuvent se rencontrer sans achopper sur le terrain de la sexualité.

La vie ne réserve-t-elle pas de jolies surprises à ceux qui savent affronter la réalité ?

Décidée, cette fois, à y aller, elle inspecta son allure dans le miroir en pied de l’armoire lavabo de sa chambre universitaire. Elle portait son tee shirt noir à manches longues - son préféré -, son pantalon troué de toile bleue et ses vieilles Adidas.

Dans le style étudiant, elle était parfaite...

Allez, va, aucune robe du soir n’est plus belle que tes vingt ans.

Et puis, va savoir, si ça se trouve, il aime ça...

Ce serait marrant, quand même, d’enfiler de temps en temps une tenue sexy et des talons hauts ; de mettre du rimmel à ses cils et tutti quanti.

Elle s’imagina au bras d’un cavalier sans visage, virevoltant dans une grande pièce vide sur un vieux tango. Ils tournaient sans fin, elle, chevelure relevée en chignon serré, robe noire à volants, follement excitante sur ses talons hauts ; lui, pantalon noir et tee shirt blanc ajustés, nez aquilin et regard fier. Au dernier tour, il la renversait contre le dos du divan. Et lentement, relevait un pan de gaze noire au-dessus de ses bas sur la peau nue de sa cuisse...

Elle eût violemment envie de se masturber. Son corps criait famine ; elle n’avait pas d’amant valable, pas d’amant tout court, d’ailleurs, et bien peu d’expérience.

Elle enfila sa veste de lin bleu, à franges, attrapa son vieux sac à dos, et passa la porte.

La nuit tombait. L’air était froid ; la station Porte d’Orléans déserte. Ça se remplirait à l’approche du centre, comme toujours. Elle resterait sur la ligne 4 jusqu’à Châtelet, puis changerait pour la 1, et encore pour la 9 - direction le 16e arrondissement, où elle n’avait pas mis une seule fois les pieds en trois ans. La perspective de cette longue marche aller-retour encadrant la corvée du dîner lui fit l’effet d’un grand cauchemar solitaire.

Elle tira sa gueule de métro.

Sur place, c’était pire qu’elle ne se l’était imaginé. Il vivait dans le trou du cul du monde des riches - le coin le plus reculé, le plus résidentiel du seizième. Si elle ratait le dernier métro, elle tournerait une heure avant de trouver un taxi.

À moins qu’il ne propose de la raccompagner.

Inutile de tenter le diable. Elle se promit de s’échapper telle Cendrillon avant minuit de ce piège à rats.

Sa difficulté chronique à s’arracher des endroits où elle se trouvait en compagnie d’autres personnes, y compris quand elle s’ennuyait, ne la rassurait guère. Une mystérieuse force d’inertie la maintenait où elle était et elle laissait passer le moment idoine pour partir. Même quand elle se sentait bien, cette stupide faiblesse lui laissait un dégoût de trop plein. Son hôte risquait d’interpréter tout de travers - va comprendre ça.

Si elle ne prenait pas sur elle de faire un effort, elle s’exposait à une situation diablement embarrassante.

Elle finit par trouver la rue, à une bonne dizaine de minutes de marche de l’arrêt où elle était descendue. À onze heures trente dernier carat, tu dégages, se promit-elle.

La façade et le hall de l’immeuble, - épais, étouffants à l’image du quartier -, lui firent une impression désagréable.

Pourquoi se fourrait-elle si souvent dans des situations stressantes, qui lui donnaient si peu de plaisir. Pourquoi ne choisissait-elle pas mieux ses amis, et le moment pour les voir.

Cette ville produisait du trop plein. Il fallait faire le tri, où l’on finissait asphyxié sous les déchets.

Elle manquait de maturité. Elle était dévorée de curiosité. Elle voulait tout. Elle expérimentait l’effet boomerang. Un truc qu’on lance qui, en principe, doit vous apporter une proie. Quant on ne sait pas le manier, il vous revient en pleine tronche. On récolte ce que l’on sème, pas vrai ? Tout et n’importe qui venaient à elle.

Va savoir pourquoi ça lui coûtait tant de démêler le bon grain de l’ivraie.

Pourrait-elle se fier un jour à son intuition. Elle se promit d’apprendre à s’écouter davantage à l’avenir et cette pensée la réconforta.

Elle sonna.

Bonsoir.

Il ne semblait pas au meilleur de sa forme. Sa triste mine dénonçait le ton enjoué de leurs conversations téléphoniques. Exit l’enthousiasme de leur première rencontre.

Ça va ?

Dieu qu’elle était bête. Elle aurait dû suivre sa première impulsion et décommander. Vraisemblablement, ça l’aurait arrangé.

Rentre, je t’en prie. - Il sourit.

Peut-être qu’il avait des soucis, dont il espérait se distraire grâce à elle.

Son regard transpirait le malaise.

Elle se retint de ne pas tourner les talons. Et le temps d’entrer au salon, le visage de son hôte se recomposa.

Elle aussi se détendit un peu, presque heureuse, tout à coup, d’être là.

Un lustre doré éclairait l’entrée, vaste et blanche, quasiment vide ; un autre le salon, trois fois plus grand à lui seul que sa chambre.

Un miroir à dorures, une peinture abstraite aux couleurs vives, une porte-fenêtre ouverte sur la nuit, un canapé de cuir noir, en coin, deux fauteuils assortis, une longue table basse, un piano, une étagère de bois sombre ornée de livres d’art meublaient l’espace avec parcimonie.

Tout était propre et neuf, large et haut, vide et grand, blanc et doré, noir et doré, brun et doré. Un luxe d’apparat, pétri de solitude et de vague à l’âme, pensa-t-elle. Une vitrine ordonnancée contre le chaos intime.

Fais comme chez toi, dit-il avant de disparaître dans le couloir - vers la cuisine, supposa-t-elle.

Il esquissa un mouvement curieux en s’éloignant ; deux pas de côté, comme pour éviter un objet invisible à proximité de la porte. Attentive à tout comme elle était à ce moment-là, elle mit ça sur le compte de l’irrationalité de sa manière d’être.

Il lui fallut peu de temps pour se sentir à l’aise. Tout bien pesé, l’endroit ne lui déplaisait pas. De l’espace, des meubles fonctionnels qui, dans leur style, n’étaient pas vilains, de grands pans de murs vides et blancs. Le relatif dépouillement de la décoration permettait de s’approprier le lieu facilement - un peu comme à l’hôtel. Et puis, ça la changeait des logements minuscules de ses amis - et surtout, du sien.

On dirait l’appartement d’un voyageur fortuné, songea-t-elle, changeant de ville et de maison comme d’autres de chemise, décorant le tout selon l’humeur et les hasards du jour, puis laissant les choses en l’état, une fois la corvée accomplie, jusqu’au prochain départ.

Sans jamais habiter ses meubles au sens où on l’entend habituellement.

Cela témoignait-il d’une réelle indifférence aux objets, ou d’une incapacité à les reconnaître comme siens ?

Il donnait la sensation d’être condamné à vivre sous une identité d’emprunt qu’il n’aurait pas choisie.

Ses doigts effleurèrent le piano. Elle se sentait tout à fait détendue à présent.

Quand il revint de la cuisine, elle souriait, debout au milieu du salon.

Il lui tendit un verre à cocktail. Lui aussi semblait avoir retrouvé sa joie de vivre. Ils s’assirent dans un même mouvement, elle dans un fauteuil, lui sur le divan.

C’est banal, d’être perdu aujourd’hui. C’est même le lot commun des habitants des grandes villes. La plupart viennent d’ailleurs ; certains ont grandi dans un environnement radicalement autre.

Elle lui ressemblait un peu, dans le fond. Elle devrait lutter pour construire sa maison. Peut-être qu’il avait raison ; qu’il était sage d’y renoncer. Dans son cas à lui, dans son cas à elle, n’était-ce pas perdu d’avance. Serait-ce jamais autre chose qu’une fiction.

Dans combien de lieux avait-elle vécue depuis son départ du domicile familial ? Quatre, en trois ans - un trou à rats de 7 m2 sans douche ni WC au dernier étage d’un immeuble bourgeois dans le Ve arrondissement ; trois chambres en résidences universitaires, plus spacieuses, plus agréables. Avec douche, chiottes, et cuisine collectifs. Quatorze heures sur vingt-quatre sous le regard d’autrui, du R.E.R à l’amphi ; de l’amphi à la cantine ; de la cantine à la cafétéria, de la cafét à bibliothèque, de la bibliothèque à l’amphi, de l’amphi au R.E.R, du R.E.R au Self de la Cité. De temps en temps, c’était parfait. Au quotidien, c’était un cauchemar. Alors elle séchait les cours, pissait dans le lavabo du placard lavabo de sa chambre et cuisinait sur sa plaque électrique personnelle, en dépit du règlement.

La solitude collective la rendait folle.

S’était-elle jamais sentie chez elle depuis son départ ? Non. Elle regagnait son antre comme un chasseur son gîte d’étape, l’esprit et le corps rompu, n’aspirant qu’au repos. Le lendemain, il faudrait retourner dans la fosse. Affronter la grisaille, la pluie, le métro, le R.E.R, la fac, les potes, les soirées, les plans foireux et tutti quanti. D’autres le vivaient avec bonheur et légèreté, bien décidés à profiter de cette brève parenthèse de la jeunesse où l’individu, entre l’enfance et les tourments de l’âge adulte, peut à peu près tout se permettre.

Une locataire, avant elle, avait noué un ruban bleu sur la tuyauterie du placard lavabo. Quelqu’un avait dessiné un éléphant au couteau sur l’intérieur des portes. Les lattes du plancher étaient brûlées à proximité du bureau. Des centaines d’étudiants avaient laissé un fragment de leur jeunesse dans la chambre qu’elle occupait aujourd’hui. Le Collège néerlandais, rattaché à la Cité Universitaire en 1975, avait été inauguré en 1938. Les plus anciens n’étaient plus très frais ; certains étaient morts. Ça lui faisait drôle d’imaginer ça.

Dans vingt ans, va savoir où elle serait.

Si tout se passait bien, elle n’aurait plus à affronter d’interminable couloir carrelé, l’hiver, pour prendre sa douche.

Son appartement serait équipé d’une cuisine, d’une salle de bain, d’un W.C. Elle dormirait dans un lit deux places, s’allongerait sur le divan pour regarder la télé, écouterait la musique sur sa chaîne hi-fi ou son ordinateur. Elle aurait une machine à laver, peut-être même une baignoire et une chouette décoration.

Et après ? Se sentirait-elle chez elle pour autant ? Ou hanterait-elle comme lui un bel appartement meublé à sa convenance, - conformément à sa position sociale, à supposer qu’elle ait quelque chose à défendre, un bel appartement qui lui resterait, dans le fond, étranger et indifférent. Va savoir.

Sa gorge était sèche ; elle fumait sans trêve. Son hôte aussi fumait nerveusement. Des Marlboro. Elle, faute de moyens, avait pris l’habitude de rouler. L’habitude aidant, les cigarettes classiques ne la tentaient plus.

Oui, il avait des enfants. Une fille de quinze ans, installée chez sa mère à Bruxelles. Son ex-compagne travaillait pour la Commission Européenne. Il aimait sa fille plus que tout et tâchait de la voir souvent. Il soupira et s’en fut chercher les bouteilles et un bol de glaçons à la cuisine.

Au seuil de la porte du salon, il répéta le même évitement immotivé que tantôt. Au retour, il fit le tour arrière du fauteuil, comme s’il ne pouvait tout naturellement passer devant. Elle prenait plaisir à repérer ce genre de détails insignifiants et s’efforçait ensuite de leur trouver une logique. Son intuition la trompait souvent, elle se connaissait mal, au fond, mais dans ce cas précis, elle confiait en son hypothèse.

Elle se cala confortablement au fond du divan, et sirota une gorgée d’alcool.

Son hôte bougeait comme s’il évitait des obstacles invisibles parce qu’il évoluait dans un espace virtuel, qui ne coïncidait pas parfaitement avec l’espace physique réel de son appartement.

Aussi peu investi qu’il fût, l’appartement était conçu pour accueillir la maison imaginaire de son occupant, sans coïncider avec. D’habitude, les gens redoublent d’efforts pour faire comme si ; et entreprennent régulièrement de grands travaux, ou déménagent pour réduire, ou combler l’écart. Ici, la faille était assumée comme irréductible. À quoi bon s’acharner et mouliner dans le vide. Un semblant de coïncidence suffisait.

Une chambre de bonne, évidemment, n’aurait pas fait l’affaire.

Il vivait là depuis deux ans. Deux ans, c’est long quand on a tout à bâtir, et bien suffisant pour s’approprier l’espace d’un appartement. C’est court, en revanche, quand on apprend à oublier pour reconstruire. Il ne lui précisa pas la date de sa rupture, mais évoqua avec une tendresse celle qui fût son épouse.

C’était fait pour la mettre en confiance. Ses craintes avaient fondu comme neige au soleil et son mal de crâne s’en était allé au fil de la conversation, en dépit du vin. Il avait des choses à dire, elle de la curiosité à revendre. C’était son premier dîner en tête-à-tête avec un homme de vingt ans son aîné. Même avec son père, cela n’était pas arrivé bien souvent. Il y avait toujours son frère, ou sa mère.

Elle se demandait ce que cela signifiait, avoir quarante ans. Ce type, au minimum, semblait libre de ses mouvements.

Elle voulut savoir "ce qu’il faisait dans la vie". Il répondit évasivement qu’il possédait un garage, et vendait des œuvres d’art. Son train de vie et sa manière bien rodée d’éluder les questions laissait soupçonner autre chose.

Elle était pompette quand il servit le dîner - du poulet mariné à manger avec les doigts . La conversation prit un tour léger. Avec une pointe de dépit, elle songea qu’il s’intéressait peu à elle, bien moins qu’elle ne s’était intéressée à lui, mais qu’y avait-il à savoir, sinon qu’elle était étudiante et vivait à la Cité Universitaire, que pouvait-il apprendre d’elle qu’il ne sache déjà.

Il était libre, il avait de l’argent ; elle était libre, et n’avait pas un sou, l’essentiel était dit. Elle continua de manger, de boire, de plaisanter, mais le plaisir s’en était allé.

Son mal de crâne redonna l’assaut à la fin du repas. L’heure avait tourné, le moment de partir approchait. Café, cigarette, et puis bye, bye, merci pour tout, à bientôt.

Sûre de sa résolution, elle accepta un digestif. Une dernière cigarette, et tu mets les bouts. Il siffla son verre cul sec. Tout va bien, tu es dans les temps. Sauf qu’à l’instant où elle commença à réunir ses affaires, il servit un second verre, et se lança dans une histoire drôlement ambiguë.

À l’époque il travaillait "pour la télé".

C’était parti. Impossible de l’interrompre sans lui couper abruptement la parole. Eh !, mec, il est près de minuit, je m’en vais. Elle ne savait pas faire ça. Assumer qu’il la contraignait à se montrer grossière, et y aller franco. Elle le maudit silencieusement. C’était rapé. Une fois de plus.

Tout allait pour le mieux, jusqu’à cette foutue soirée, déclara-t-il. On formait une bonne équipe, on s’entendait bien elle et moi -, il était lancé sur sa chef. Ces fêtes, tu imagines... On se lâche ; on boit, on danse, tout est permis. Bon sang, elle était chaude. Il y a des choses auxquelles un homme ne peut pas résister -, il caressa ses tétons dressés sous son tee shirt moulant :

On formait une bonne paire.

Ensuite... Il ouvrit grand ses mains : tu devines ce qui s’est passé. Dieu sait qu’elle l’avait cherché. On n’était pas en état. Avec ce qu’on s’était mis. J’ai filé à l’anglaise au matin, pas fier, à moitié amnésique.

Le lundi suivant, il comprit qu’il s’était fait baiser jusqu’à l’os.

Pourquoi ?

Elle m’a fait venir dans son bureau. M’a demandé d’approcher avec des yeux de chatte. A commencé à ronronner à me toucher. J’ai dû la repousser. Tu comprends ? Quel dégoût.

Il se prit la tête entre les mains. La chienne.

Elle ne te plaisait pas, interrogea-t-elle ?

Il roula des yeux de merlan frit, et partit d’un grand rire.

Alors elle imagina l’autre, aussi clairement qu’elle le voyait lui - usée par les excès, les seins fripés sous un décolleté léopard moulant, une chevelure de lionne ruinée par les couleurs, la peau flasque et poudrée, le regard lourd de sensualité, terriblement sexy dans l’abomination de sa décadence, d’autant plus attirante qu’elle ne le serait bientôt plus du tout.

Non, elle ne me plaisait pas.

Bien sûr. Une femme dans son genre, on travaille pour elle ; on fait les quatre cents coups avec elle. À la rigueur, on la baise. On ne l’épouse pas.

Faut pas mélanger les genres, déclara-t-il d’un air pénétré ; surtout pas le cul et le boulot.

Ça a duré six mois. J’ai gardé mon calme. Il planta son regard halluciné au fond de ses yeux à elle : je tenais à ce job. Elle m’a fait la vie impossible. Elle m’a mis tout le monde sur le dos. La chienne. Il fit craquer ses jointures.

J’ai pris mon mal en patience. Pas question de démissionner. J’ai vécu un enfer. Putain la nana.

Cherchait-il à gagner sa confiance en suscitant sa pitié ?

Implorait-il le pardon - comptez ceci à ma décharge - pour ce qu’il s’apprêtait à commettre ?

Elsa compatit à son sort. C’était curieux de voir cet homme, viril et solidement bâti, livrer un épisode érotiquement connoté de sa défaite ; où il avait occupé, de manière presque caricaturale dans le récit qu’il en faisait, une position si " typiquement " féminine.

Elle se demanda s’il mettait en scène un traumatisme réel ou fantasmé, et le plaisir qu’il y prenait. Un plaisir d’objet, vraisemblablement, fait pour l’attirer dans ses rets.

Dans la confusion où elle se trouvait, pétrie de fatigue et d’alcool, elle ne désirait plus rien que son lit, le silence et la tranquillité de sa chambre ; à l’autre bout de la ville.

Le dernier métro était passé depuis longtemps.

Ne t’en fais pas, tu peux dormir là.

Elle avait espéré, un instant, qu’il lui offre de la raccompagner. Certes, il avait bu, et vacillait autant qu’elle. Mais Paris n’est pas si grand ; elle voulait rentrer.

Je vais prendre un taxi, dit-elle.

Dans le coin, ce n’est pas facile d’en trouver.

Ne pars pas.

Il insista tant et tant qu’elle acquiesça. Elle était littéralement épuisée. Il avait les yeux injectés de sang.

Elle pensait qu’il était un peu cinglé, mais pas méchant.

Il n’envisageait pas, manifestement, de renoncer pour elle à son lit. Ce n’est peut-être pas un canapé lit, songea-t-elle. Elle retira ses chaussures, et chut sur le matelas comme elle se trouvait, à moitié endormie déjà.

C’est alors qu’il lança l’offensive.

Elle le repoussa.

Il insista, en mâle rompu à l’exercice.

C’était nouveau pour elle cette insistance. C’était même diablement curieux. Les jeunes gens de sa connaissance ne se comportaient pas de la sorte. Elle se sentit démunie pour réagir.

Elle ne savait comment sortir de là sans le froisser. Elle souhaitait que tout finisse très vite, pour pouvoir dormir enfin. L’alcool agissait sur elle comme un puissant hypnotique. Et paradoxalement, ce type de situations aussi.

Il tira sur son pantalon et l’accabla de caresses. Les caresses sur les seins fragilisaient ses défenses. Les baisers sur les yeux aussi. Elle cédait quelques secondes à une sorte de plaisir mécanique, et sa lassitude reprenait le dessus. Elle le repoussait. Il revenait à la charge sans se démonter, tentant d’allumer la flamme qui s’éteignait la seconde suivante. Elle le repoussait, cédait un peu, le repoussait à nouveau, cédait encore un peu, débordée par les évènements.

Elle avait sombré dans les bras de Morphée quand il la pénétra.

Elle ouvrit les yeux - abasourdie.

Elle le repoussa encore une fois, fermement.

Non, répéta-t-elle.

Il n’insista plus. Il était entré, et sorti. Il n’avait pas pris la peine d’enfiler un préservatif - que risquait-il avec une fille de vingt ans ?

Il n’était pas du genre à faire violence jusqu’au bout. Il était du genre à abuser de la situation, de la persuasion, banalement découvrirait-elle plus tard.

Ce petit jeu l’avait plongée dans un profond ennui.

Quelle carpe, songea-t-elle.

Ils s’endormirent, assommés par l’alcool.

Elle fila très vite le lendemain matin, avant son réveil.

Plusieurs fois, il voulut la revoir.

Elle avait toujours autre chose à faire. Il retentait sa chance quelques jours plus tard. En vain. Elle ne voulut plus entendre parler de lui, ni d’autres quelconques dîners foireux avec des connards dans son style.

Quant à ébruiter l’affaire, elle n’y songea même pas.

Allait-elle, pour couronner le tout, se couvrir de honte ?

Mais s’il s’aventurait, lui, à ébruiter l’affaire, s’il lui passait par la tête de se vanter de ce qui n’avait pas eu lieu, et si ce bruit remontait jusqu’à sa mère, alors, elle l’assassinerait.

Ouais, elle lui ferait la peau.

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