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Les hommes ne sont pas des phénix 

mardi 14 décembre 2010, par Fabrice Marzuolo

Sur un coup de tête je me décide à passer quelques jours dans ma ville natale. Voilà trente ans que j’ai quitté la région et lorsque j’y retourne, régulièrement, je tombe sur un type que j’ai bien connu mais avec lequel je n’ai jamais eu d’atomes crochus. Le temps écoulé est rarement diplomate et les relations passées qui réapparaissent fortuitement sont celles qui nous donnent de terribles coups de vieux. Je n’avais pas forcément envie de rencontrer quelqu’un dans ce bar, mais il est là. Il faut dire que chacun reclus dans sa bulle, dans son vide, dans son néant, dans son rien, ne dérange pas l’autre outre mesure… De lui il me revient qu’il était toujours amoureux. Des serveuses bien sûr, une excuse pour hanter les bars… Une factrice aussi, il s’envoyait des lettres, enfin, probablement une feuille blanche chaque fois glissée sous une enveloppe dûment affranchie à remettre en main propre, ce qui lui donnait l’occasion d’effleurer la douce main de la factrice… Il y avait eu aussi la conductrice de bus, celle surnommée "le chauffeur manqué"… Interdit de parler à la conductrice, pas de la dévorer des yeux dans le rétroviseur jusqu’au terminus… Je ne sais pourquoi je me remémore ces bêtises… Maintenant, que je l’entends jacter tout seul, perché sur un tabouret, je comprends qu’il n’a pas décoincé de ses histoires avec les femmes :

— Ce que les hommes font de l’amour…Tu veux le savoir… Donne de la confiture aux cochons et tu sauras !
Puis il pique davantage mon attention avec quelques images lyriques, si l’on veut… Il est question des yeux où l’on se perd, d’une secousse soudaine, du sol qui se dérobe, de l’autre qui devient le monde entier, une révélation !

— L’amour ne construit ni ne détruit rien, il est la renaissance perpétuelle, une plongée dans une trombe lumineuse, une électricité divine qui nous traverse…
Sur ces mots peu banals, du moins dans un bistro, je lève mon bock du comptoir et en profite aussi pour lever ma tête vers lui — il parle sans me regarder… Il cause de renaissance, je suis bien obligé d’admettre qu’il ne l’incarne pas… Visiblement le temps ne l’a pas épargné… Lui, tout ouvert à l’amour, ne doit plus être visité que par les courants d’air et la mousse des brasseurs. Quant à l’électricité, j’ai un solide vécu de déjanté pour savoir qu’elle ne fait pas sauter grand-chose chez ceux qui n’ont plus de plomb dans la cervelle !
Je l’écoute, quand il s’en aperçoit, il paraît surpris. Alors il change de conversation, me demande si j’ai reconnu la serveuse. Elle est en train de passer une commande au barman à l’autre bout du comptoir. Je la regarde du coin de l’œil et je reviens interrogatif vers celui qui a l’habitude de parler aux murs… Il me déclare :

— C’est J… A dix-sept ans vous étiez très amoureux tous les deux. Je m’en souviens bien, j’étais fou d’elle, à l’époque j’avais failli me flinguer.
Perplexe, je me tourne vers la serveuse occupée à placer des verres sur son plateau. Je la détaille et mon sang ne fait qu’un tour. A présent, je reconnais bien mon premier amour mais je ne sais même pas à quoi je le reconnais ! Ce visage, cette silhouette me font mal. Sans madeleine sous la main, je m’accroche désespérément aux oreilles, aux cheveux… Enfin j’essaie de retrouver un détail, quelque chose qui rallume ce temps-là… A cet instant son regard croise le mien et je reçois le coup de poignard : elle passe sur moi comme sur un quelconque client, rien ne retient son attention… Nous sommes du même naufrage, d’un temps définitivement perdu...
L’autre a repris sa conversation avec les murs, je sors précipitamment du bistro.
Les hommes ne sont pas des phénix, ils ne renaissent même pas de leurs cendres de cigarette.
J’éprouve le besoin de quitter le bled au plus vite… Mais il n’existe pas un plus court chemin que celui où l’on arrive avant d’être parti.

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