La Revue des Ressources
Accueil > Création > Nouvelles > Les corps en puent

Les corps en puent 

jeudi 31 mars 2011, par Abdelwahab Boumaza


« Le rhume nidifie dans mon nez. » C’est ce que disait Salim à qui, le voyant en train de se moucher, lui demandait ce qu’il avait. Eté comme hiver, son nez coulait, et il se mouchait, devenant un grand consommateur de mouchoirs, ceux en tissu ou en papier. Et il ressentait même de temps en temps une douleur lancinante entre les sourcils. Le médecin, qu’il avait consulté, obligé de le faire tant le mal devenait cuisant, lui avait prodigué des corticoïdes ; il en avait pulvérisé dans ses narines à satiété. Vrai, la douleur s’était éclipsée, mais, une fois le traitement terminé, elle revint cinglante, fulgurante. Et en plus, son odorat en prit un coup. Salim avait un flair, — au sens propre du terme —, assez fin, maintenant, peut-être avec ces divers médicaments, dont on lui avait fait abuser, il ne sentait presque plus rien. On lui parlait d’anosmie. Avant, en passant dans la rue, il vous disait que dans cette maison, on faisait des frites, dans cette autre, des gombos… Rarement, il se trompait. Maintenant, à peine s’il pouvait différencier l’odeur de l’oignon de celle de l’ail. Plus tard, un autre médecin lui dit qu’il avait des troubles psychiques dues à des atteintes pathogènes et lui donna des recommandations draconiennes qui réduisirent son train de vie, lequel était déjà restreint, ainsi qu’une ordonnance, où les corticoïdes étaient prédominants.
« C’est foutu », se dit-il un jour en éternuant. Car, même le sacro-saint parfum de sa femme ne chatouillait plus ses narines, du moins il ne le percevait plus. Pour s’en convaincre, il lui demanda un jour si elle en avait mis.
« Tiens, pourquoi cette question ? Tu ne le sens pas ? Ou bien tu ne serais pas jaloux ? En tout cas, cela me réconforte et m’honore, que tu le sois !
— Si, si, je le sens. »
« C’est foutu ! » se dit-il encore une fois, en éternuant et en se mouchant.
Sur les conseils de son ami Lazhar, il vit un taleb qui lui remit un talisman et un onguent dont il devait utiliser un petit morceau en fumigation chaque nuit avant de se coucher, et un autre comme baume sur son nez et son front.
Oh, quelle horreur ! En approchant cet onguent près de son nez, il sentit comme une odeur de chair en décomposition. Mais, avec une forte appréhension quant à la composition de cette pâte de couleur orange, il l’appliqua sur son nez et sur son front, non sans se pincer par moments les narines. Quand il en mit un bout dans une casserole et que cela se mit à bouillir, il ne put s’empêcher d’aller au balcon en quête d’une bonne bouffée d’air pur. C’est de la chair animale (peut-être humaine, qu’en savait-on, se disait Salim, un rictus déformant son visage) qu’on était en train de faire bouillir, dirait-on. Même sa femme s’en était offusquée, et l’avait rejoint au balcon, lui demandant de quoi était constitué cet onguent.
Il répondit d’un air excédé :
« Aucune idée. Et ne compte pas qu’on te serve la recette sur un plateau !
Pourvu que tu guérisses, c’est çà l’essentiel », fit-elle.
Ce qu’il remarquait plus tard, après une semaine de traitement, non sans étonnement, c’est que, si son nez ne coulait plus, son odorat ne saisissait étrangement que tout ce qui était pourriture. Il lui arrivait, en flânant dans les rues ou en allant quelque part dans une administration, de sentir comme une vague de puanteur qui de temps à autre l’enveloppait, menaçant de le terrasser. Il vint à comprendre que cela se passait généralement au passage de certaines personnes. Vrai, certaines personnes dégagent une odeur intenable, mais pas celle d’un cadavre en décomposition ou d’une chair corrompue par la gangrène. Voilà, c’était cela : le frère de son grand-père, diabétique, avait été amputé d’une jambe, qui avait été rongée par la gangrène, il se souvenait qu’il en avait souffert avant que le malade fût évacué à l’hôpital.
Cependant, toutes ces personnes n’étaient quand même pas atteintes de gangrène, et puis, elles paraissaient aussi fortes que des chevaux de course.
Le traitement étant terminé, hésitant à aller revoir le taleb pour lui en parler et voir s’il pouvait remédier à cela, il se mit à s’amuser en s’approchant des gens pour en sentir l’odeur. Celle-ci était pourrie, cette autre non…
Tiens, son voisin Ratsa, qui travaillait comme responsable dans la commune, exhalait une odeur fétide. Bizarre, d’un coup, il empestait. Pourtant il était toujours propre, toujours tiré à quatre épingles. Il avait une belle voiture et construisait une villa sur les hauteurs de la ville. Ce lieu, on l’appelait le lotissement des 24 salopards. Tout le monde disait que la plupart des bénéficiaires, pour ne pas dire tous, étaient des corrompus notoires.
Il se surprit à ricaner puis eut comme une révélation, se disant à part soi : « Les corps en puent ! Les corrompus ! Et si cette odeur était symptomatique de la corruption ! »
Donc, il était devenu un fin limier, qui avait un flair infaillible !
Et il se mit à sillonner la ville pour débusquer les charognards, les corrompus. Sous un prétexte ou un autre, il se faisait recevoir par des responsables. Il avait remarqué la chose suivante : la puanteur allait crescendo dès l’entrée de l’institution étatique jusqu’au bureau du responsable ou du directeur, et là c’est l’effet d’une fosse commune avant son remblayage, selon, du moins, ce qu’il en devinait. Une fois, il avait senti l’effet inverse, la puanteur au poste de police était à son comble, et il allait déguerpir, ne pouvant y tenir. Il se boucha le nez et alla au bureau du directeur. Il devait y sentir bon, puisque cette pestilence habituelle ne l’avait pas assailli. Cependant, une nappe de puanteur arriva soudain sur lui, suivie d’un homme en costume. C’était le directeur, il avait quelque chose à régler au poste de police, et il regagnait son bureau. C’était la secrétaire qui le lui avait dit.
« Vous vouliez le voir ? Entrez !
— J’ai mal au ventre, je reviendrai tantôt, merci. »
Cela dit, il se précipita vers la sortie.
Mais une autre fois, dans une autre structure de l’Etat, la puanteur allait croissant, puis, subitement, devant la porte du directeur, il n’y en avait plus. Dans son bureau, non plus. Le responsable avait le visage amène ; il souriait, serein, l’invitant à prendre un café ou un thé, et à lui confier sa doléance. Salim put ainsi régler un petit problème, — petit mais gênant —, de paperasses qu’il traînait depuis belle lurette. Il en sortit tout content.
Puis il eut l’idée de faire profiter la société de ses dons nouvellement acquis malgré lui. Grâce à Dieu, bien entendu, car il était croyant. Justement, ce qui le frappait encore, c’est qu’il sentait ce genre d’odeurs au sein même de la mosquée, et il était obligé de changer de place, parfois à plusieurs reprises, si bien qu’il attirait l’attention des fidèles et souvent celle de l’imam lui-même, qui lui disait que, les rangs, ce n’était pas fait pour s’y promener.
Ses capacités olfactives prodigieuses devenaient une arme redoutable contre la corruption. Et il était prêt à les mettre au service du peuple.
En pensant aux chiens bergers allemands dressés pour la recherche de la drogue et autres indices de crime, il sourit. « Oui, je suis un chien dressé contre les enragés. »
Un matin, l’air décidé, il prit la direction de la bâtisse des services de sécurité. Mon Dieu, la puanteur augmentait à mesure qu’il s’approchait du bureau du chef. Il se baissa, se plia en deux, la main sur le ventre.
« Qu’avez-vous, monsieur ? lui demanda l’agent qui l’accompagnait au bureau du directeur.
— J’ai un mal atroce. Je viendrai le voir une autre fois, répondit Salim, faisant demi-tour.
— Voulez-vous qu’on appelle une ambulance ?
Non, monsieur, pas la peine. Je saurai trouver la sortie, merci.  »
Une fois dehors, il respira à pleins poumons pour se déprendre de cette odeur de cloaque.
Restait maintenant le super service de sécurité. Bien entendu, il décida de ne pas y aller, sachant que, quand le chef avait été muté dans cette région, il avait eu, — un cadeau des autorités locales —, en plus du logement de fonction, une belle villa bâtie avec la pierre taillée, et qu’il l’avait vendue juste après. Tout le monde le savait. On peut même voir cette villa aujourd’hui et demander des détails à son acquéreur, qui s’y prête volontiers.

P.-S.

Illustration : Pierre-Loïc Denichou, Lacrima de oro.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter