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Le Vautour 

vendredi 9 janvier 2009, par Ahmed Bengriche

Plus il scrutait les murs plus ceux-ci fuyaient par les côtés qui ondulaient, devenant obliques

dans plus d’un sens. Et ces couleurs juxtaposées qui venaient les charger et les voilà

impénétrables, durs comme fer, tendus, voûtés comme si quelque vent les aspirait de l’extérieur.

Il cligna une fois, deux fois, des yeux, ressentit son estomac au niveau de la gorge et sa pomme

d’Adam pistonnant en prenant pour course tout l’oesophage, comprimant les sardines vers le bas,

et aussi les escargots du Normandy et leur sauce, les rognons, les cacahuètes, les fèves... Qui a

ouvert la porte ? Qui fut le dernier copain de fortune ? Quelle heure ? Avait-il vomi dans le bar ?

Sur le chemin de retour ? Sur le costume d’un industriel comme la fois passée ? Qui l’avait

habillé de ce costume ? Elle ? Hacène était-il de la partie ? Et l’autre, ce neveu au grand nez ?

Retour de l’étranger ? J’ai vu des polonaises ivres mais les danoises mais les danoises...C’était

l’autre nuit, se dit-il. Une nuit de l’année passée ou d’il y a une semaine...

Il se mit à écouter le dehors. Le vent était dans les arbres, il froissait ceux qui n’étaient plus verts.

Un aboiement lugubre, très proche, ce qui lui donna grand espoir, comme si le chien était là,

recroquevillé dans la cheminée. Et des jappements secs de chiots. L’automne, se dit-il ! Et il rêva,

les yeux ouverts, d’une étendue de vignobles, gagnée par le roussi et barbelée de sarments... Il

se rappela de tous les automnes passés...

La chambre était allumée et il savait que la bassine se trouvait sous le lit. Cela le révolta un peu.

Et il se souvint de la nuit où On avait oublié de la ramener dans la chambre et de la scène qui.

Il savait qu’il avait une petite furie qui couvait sous la bajoue et grinça des dents. Il se fit passer

sur l’écran frontal toutes les vicissitudes de la vie, ses misères, ses déboires, ses coups de théâtre,

ses échecs, ses aventures, ses fluctuations, ses flottements, ses mutations, ses tribulations et

pénétra dans la forêt. A vrai dire il fit glisser dans sa tête un grand bois, mélèzes, eucalyptus,

tamaris, pins, cèdres, et fuyait par des sentiers qui s’entrecoupaient de framboisiers, de mûriers

sauvages vers où tout en s’envolant il tendait les mains, picorait les fruits rouges ou couleur

d’ébène, acides ou sucrés, et s’en allait, s’en allait, comme chaque soir à cette heure-ci, plus

profondément, ivre, Dieu qui nous a créé , vers là où les frondaisons font le ciel et les clairières,

s’entremêlant les pieds dans les queues de rhizomes, vers d’autres écrans ou horizons

arborescents, parmi les singes coiffés de fez, de calotte, de haut-de-forme, haletant, suant de joie,

toujours la forêt, encore la forêt, serrant sous le bras une si vierge, une si noire, une si amazone,

ces maquettes de boisements, fuyant toujours, glissant parmi l’odeur de sève, de rosée, d’écorce,

de fourmis, de terre mouillée...

Et c’est alors que la fenêtre s’ouvrit. Et des feuilles rouillées pénétrèrent dans la chambre et

jonchèrent le tapis, le dessus de l’armoire, parsemèrent l’argenterie, la coiffeuse, la cheminée...

Puis le vent hurla par la gueule du loup - aboiement lugubre ? hululement ? grognement -

longuement et alors il observa - comme chaque soir- la fenêtre qui se refermait doucement et les

feuilles qui essaimaient avec langueur et consomption tout autour de l’unique ampoule puis qui

jouaient frénétiquement entre-elles...

Il se sentit rigide, un os entier depuis la tête jusqu’aux doigts des pieds. Le Vautour ! le

Vautour ! quémandait-il en lui même, ou une grosse araignée, ou un mort de rêve, une vipère

fouettant l’espace de sa queue, une à cornes ayant ce museau de rat... Mais une fois sur deux

c’était plutôt l’oiseau, rapace fidèle, qui arrivait depuis une année. Aussi parmi toutes les bêtes,

ce soir, il voulait le sombre oiseau, avec de la majesté dans l’allure, qui se tiendrait debout,

titubant sur la cheminée parmi les deux immenses chandeliers d’argent et qui resterait là, mal

équilibré, se lissant d’abord les ailes puis tout le reste du plumage, qui l’observerait de biais, de

cet œil narquois comme s’il fut quelque ami d’antan, qui serait mort, puis réincarné après avoir

passé par sept rites cabalistiques, qui aurait vécu dans le paquetage de souvenirs de son enfance

et que voilà à présent lissant ses plumes, recouvrant toute sa dignité, sa grandeur, son élégance

de mort ressuscité, quelque Ahmed, Salah qui s’était noyé dans la Seybouse un jour du mois de

juin à la sortie de l’école, l’espiègle Salah à tête d’oiseau, jeteur de gommes sous les tables de

filles et qui s’en alla avec les ondes du tourbillon de la rivière, agrippé au dernier rayon d’un

soleil couchant...

Il bougea la tête et son genou craqua. Le Vautour était là depuis une éternité sur la cheminée

qui le considérait d’un œil blasé. Il ferma les yeux en laissant juste retomber les paupières.

Il savait qu’il allait redescendre les degrés de ce belvédère, que cet ordre d’état de plénitude

n’était qu’ éphémère mais qu’il se retrouverait consolé dans une nuit ou deux...

Tout son os devint du caoutchouc. Il bougea les mains. Ouvrit les yeux. L’automne qui

vadrouillait parmi la cité endormie. L’unique ampoule éclairant faiblement la chambre. Les deux

candélabres hérités d’un ancêtre marabout. Le tapis. Le froid réel. Tout l’après-midi défilant

en filigrane. Séquence après séquence. Par trois fois l’image du barman souriant quand il avait

biffé son crédit à lui dans son gros cahier.

Puis il redescendit encore quelques degrés. Des escaliers humides avec une odeur rance. Et il

s’enchaîna de nouveau. Face à des murs suintant de ces liquides douteux. Il bougea violemment

dans son lit. Sous le soleil noir de l’aube. Comme chaque matin.

-Il y a quelqu’un avec toi dans la chambre.

Il savait qu’elle était éveillée. Inerte, étendue sur les couvertures. Parfois elle se levait et allait

dans la cuisine au petit matin. Pleurer et faire le café. En silence. Un silence tueur qu’elle avait

ramené de chez elle, il y a plus de dix ans. Elle en était drapée. Au début son ventre, comme

toute femelle dans ce large pays de Dieu, lui faisait des soucis. C’était la cause , lui soufflait son

silence. Et elle passait une partie de la nuit, debout, les bras croisés, serrant cette poitrine

toujours plate, au milieu de la chambre, avant son retour, brisée par des sanglots de bête ;

parfois devant la glace. Puis quelqu’un sonnait. Et ce quelqu’un le faisait presque pénétrer dans

la chambre. Souvent, avant de s’en aller, ce quelqu’un glissait un mot pour elle. Mais elle restait

de pierre jusqu’à l’évaporation de l’inconnu. Puis lui enlevait ses chaussures. Ses vêtements.

L’habillait de son pyjama. Le hissait sur le lit. N’écoutait pas ses insultes. S’étendait là. A ses

coté. Des années passèrent. L’une aussi tordue que toutes les autres. Toujours après minuit, il

revenait. Même quand il y avait de la visite à la maison. Pour ne plus les voir revenir, déclarait-il !

heureusement que tu es orpheline ! tu n’as que cette sœur, sorcière par le bec, serrant sous l’aile

son mari... mais elle a fait ses preuves, elle... cette ribambelle de gosses qu’elle laisse cloîtrée

chez elle, mangeuse de sucre, rongeuse, pour le bien de nous tous... Des années passèrent. L’une

aussi tordue que toutes les autres. Elle apprit à le juger. Il ne parlait plus des enfants. Et elle ne

pensa plus à son ventre. Elle s’organisa même. Vaquait à ses occupations : lessive, nettoyage de

la maison à grande eau chaque matin. Ses prières. Ses repas qu’elle préparait avec goût et

mangeait toute seule, debout, dans la cuisine. La télévision qui la changeait un peu. La voisine

qui lui parlait de temps autre par delà le mur de séparation des cours. Rapportait les dernières

nouvelles de la ville. Lui enviait ce mari cadre. Pleurait sur le sort de ses enfants. Et elle qui

ne disait rien. Qui trouvait les heures terribles. Puis le soir, faisant, défaisant, refaisant le lit.

L’attente. Et il arrivait. Toujours un peu plus saoul que la veille. Insultant, quand il pouvait

proférer un mot. Le diable ! elle avait épousé le diable, conclut-elle vers la fin.

- Il est là dans la chambre je le sais et je fais semblant de ne pas savoir et c’est ce qui me pousse

à ne pas être présent chez moi à partir de six comme tout le monde face à la télévision dans le

jardin taillant les arbres arrosant les fleurs ou lisant un livre les Conquêtes Mecquoises ou le pavé

de Lowry ou un journal après douze ans de mariage tu n’as pas oublié ton amoureux ne parle

surtout pas il vient te relancer jusqu’ici quand tu me demande de t’acheter une robe c’est pour lui

ce n’est pas pour moi et moi je me dis elle est jeune encore jeune elle ne sait pas ce que c’est que

détruire son propre foyer et moi je t’aime...

Elle était contre le mur. Les yeux grands ouverts. Reniflant ses larmes.

- pas la peine de vouloir ne pas regarder ma gueule je suis laid je le sais mais c’est Dieu qui nous

fait à son image serait-il laid notre Dieu Mécréante et pourtant tu pries tu fais semblant de prier...

Il parlait, parlait de cette voix monocorde, infiniment ivre, légère, sans aucune haine, avec gaieté

parfois, sans un soupçon de colère...

- quelqu’un qui sue pour vous ramener la croûte de six a six qui essuie les insultes de ses

supérieurs durant toute une journée harassante de labeur qui ne se permet ni le café ni le

restaurant dehors ni une nouvelle chemise ni une voiture pour ne pas paraître égoïste et qu’on

accule là dans le trou parce qu’il est sincère pendant que les autres rigolent et disent des choses

dans son dos...

- Verse à boire, s’adressa Ho au Vautour.

Le Vautour ajusta les trois gobelets sur le vieux tronc, y déversa du vin et leva son verre. Il but,

arracha l’étiquette à la bouteille qu’il froissa entre deux doigts puis dit : m’appeler Khayyâm

dorénavant !

- Ce n’est pas bien les sobriquets, dit Mo.

- Le Vautour... et maintenant Khayyâm, compta difficilement sur ses doigts Ho.

- Khayyâm, insista le Vautour !

- Elle n’avait pas tenu le coup, la pauvrette, fit Mo pour relancer le Vautour dans ses délires.

- Elle avait bu l’eau de Javel, fit Ho.

- Non, fit le Vautour songeur, elle s’était pendu.

- Ah... fit Mo !

- Puis je me suis remarié...

- Encore une fois, fit Mo !

- Tais-toi, fit Ho, laisse-le raconter...

- Elle était très belle et avait failli pendant un temps me retenir à la maison, le soir. Elle dansait

très bien en remuant de la fesse. Mais je m’étais rapidement saisi. Et j’ai commencé mes

reproches : sa pauvreté, sa simplicité d’esprit, son rire féroce, sa cuisine... Elle partit un jour.

- Bon débarras, fit Mo !

- Tais-toi, fit Ho, laisse-le parler...

Il était deux heures du matin à la montre de Mo et les arbres se mirent à se gratter le tronc de

leurs branchages. Il n y avait pas de vent.

- Puis je me suis remarié, fit le Vautour...

- La fainéantise, Ho tendit la perche.

- Cette dernière était susceptible. C’était une sorte de cheval. Ses cris quand elle parlait. Toujours

en train de lessiver, de balayer, de nettoyer, de rincer mais elle n’était pas propre du coté du corps.

Elle avait la maladie du nettoyage. Elle voulait que je boive à la maison. Durant cette année

l’oiseau ne revenait plus sur la cheminée. Je me laissais faire, je grognais un peu, et puis un jour

je lui crachai à la figure qu’elle n’était qu’une fausse fourmi. A partir de ce soir-là l’oiseau se

remit à me visiter. Il se tenait là sur la cheminée, presque sans bouger, tout juste s’il lissait ses

ailes, et cela m’encourageait dans mes insultes... Fainéante ! Artificiel que tout ce nettoyage !

Elle s’était coupé les veines...

Puis je me suis remarié. Cette quatrième était une folle. Elle me rendait un peu jaloux parce

qu’elle voyait des choses aussi. Au moment où j’arrivais à fixer mon oiseau entre les deux

candélabres, elle disait que nous étions sur le Titanic. Il est vrai que c’était une fille de

marin qui avait un peu pêché la sardine avec son père. Elle voulait que nous dînions chaque soir

de bouillabaisse alors que j’ai horreur de l’odeur du poisson. Je fis venir ses parents et nous

l’accompagnâmes à l’asile.

Le silence.

De temps à autre le bruit d’un camion passait en haut, sur la grande route, et on pouvait voir

une partie de la forêt qui s’illuminait pour un instant. Le Vautour qui était accroupi depuis des

heures sur l’autre tronc d’arbre couché là , parallèlement au premier sur un sol de limon, avec

sa longue veste fendue sur le dos, ses bras croisées sur son ventre quand il ne servait pas, ses

genoux tout près de ses épaules, sa tignasse, ses mollets maigres que faisait apparaître le

pantalon retroussé , se métamorphosa durant une seconde- le temps d’un balayage de phares-

en un immense Condor qui dit : y a des gens qui ont de la chance. Ils voient des chauves-souris.



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