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Le Tracteur à chenilles 

vendredi 24 avril 2009, par Ahmed Bengriche

Il tombait une pluie de jours fériés sur la ville, très fine, continue, durable, bénigne apparemment.
La veille, on avait remis des prix aux élèves du collège et les voisins n’avaient cessé de faire du bruit durant toute la nuit. Vers l’ aube, des voitures sillonnèrent longtemps les quartiers et des voix
ivres chantonnèrent à tue-tête.
— C’est pas parce qu’on t’a pas remis un bon livre que tu veux pas manger, dit le père en français !
L’enfant était assis face à la fenêtre dont la bordure de base, large, lui tenait lieu de table. De temps à autre il passait un doigt sur la vitre pour rendre le dehors plus visible.

— Si c’est le premier c’est le premier, dit la mère, elle aussi en français.
Elle se tenait debout derrière son fils. Elle portait une robe très courte. L’enfant se taisait puis écouta sa mère quitter la pièce et se diriger vers la cuisine.
Monsieur Rivet arriva sur l’autre trottoir, accompagné de son fils, tenant son parapluie fermé à la main. Ils pressaient le pas. Le fils avait un gros livre sous le bras. Le père et le fils cognèrent
à leur porte. La porte s’ouvrit. Une tête de jeune femme apparut… Madame Rivet…

— Regardez, regardez, cria l’enfant !
Le père ouvrit la fenêtre dans un geste saugrenu et lança au voisin : bonjour Monsieur Rivet, bonjour Monsieur Rivet… le petit ça va ?
Son fils à lui vit passer sa pauvre petite silhouette devant l’estrade d’une classe de collège face à une autre silhouette très ample et qui avait tout le corps affalé sur le bureau, qui clamait : hé…
bonjour monsieur du corbeau…
Monsieur Rivet tourna une tête blafarde, ridée au front, vers ce voisin un peu singulier, de sa main poussa sa femme et son fils et fit claquer derrière eux la porte.
— Il m’a salué d’un clin d’œil, dit le père en refermant la fenêtre, d’une voix basse. Puis considérant son fils : pour moi tu es le premier, et c’est l’essentiel pour toi ; et puis – il passa une
grosse main d’ouvrier sur la tête de l’enfant – c’est ton camarade, Alain ; c’est un bon élève aussi.

— C’est pas vrai, cria l’enfant… même les professeurs savent que je lui montre en tout…

— Fallait pas lui montrer, dit la mère d’une voix grêle depuis la cuisine.

— L’essentiel pour nous, coupa le père, c’est que tu sois meilleur vis-à-vis de tes camarades arabes.
— Le fils des Guitane, il a reçu quelque chose, demanda la mère, toujours depuis la cuisine ?

— Rien, grogna le fils.

— Voila dit le père ; on demande pas plus ; on demande pas plus ; puis il glissa une pièce d’argent dans la main de son enfant.
L’enfant rabaissa son regard vers sa paume ouverte puis laissa glisser sur le sol les dix francs.
Le père ramassa son argent. Il restait debout, un peu en retrait de la fenêtre. Lui aussi regardait le dehors.
Les grains de pluie se remirent à battre férocement le carreau. Quelque chose gronda du côté de la montagne. L’enfant pensa à son cousin Ali qui habitait la campagne et qui faisait passer,
dit-on, des jeunes vers le maquis…
Toute la vitre semblait fondre comme de la cire quand Monsieur Rivet sortit de chez lui et se mit à courir sous la pluie.
Un long moment passa puis de la gauche, en file indienne, apparurent des chars, qui avançaient sous une pluie de plomb, le canon oblique.
Le père était debout derrière l’enfant et aussi la mère qui semblait grelotter dans cette minuscule robe et tous trois observaient le défilé.

— Le professeur de géographie a dit qu’un tracteur à chenilles n’a pas le droit de traverser une route goudronnée … cela esquinte le bitume…

— Oui, murmura le père, mais ces engins-là sont très légers.

— Ils sont fait d’aluminium, ajouta la mère et ses talons tambourinaient le sol…

En bas coule la rivière. Invisible, mais là. Imperceptible aussi. Mais là. La fenêtre est oblongue. Il se penche. Mais la rivière reste invisible. Il se penche un peu plus. Jusqu’à sentir le verre froid
contre un sourcil. En bas de la bonne terre dans son champ de vision. Un tracteur à chenilles en son centre. Le tracteur vient de délimiter le grand champ. Une bande jaunâtre dans une tache
ocre. Il dit : il va pleuvoir ! la pluie ! la pluie ! L’odeur de paille frôle ses narines. Il s’étonne. Les carreaux de la fenêtre étant fermés. Il écoute les deux autres verser le thé dans de petits
verres. Ils sont toujours attablés. Et parlent dans un mélange d’arabe et de français. La guerre ! dit l’un. La guerre ! dit l’autre. La guerre ! reprend le premier. Comme lui, ils ont dû recevoir le
télégramme. Et sont venus ici s’escrimer avant le débat. Le tracteur quitte le champ et prend par la gauche. Il pleut… Le Nationalisme, fait l’autre. De biais les grains de pluie frappent au carreau
de la fenêtre. En bas la rivière doit avoir une couleur de limon. Charriant de vagues nuits. Le ciel se dégage. Se creuse. L’un des deux, le plus gros sûrement, raconte une histoire. Qui doit se
rapporter à la guerre… Un colloque on ne peut plus absurde. Le télégramme stipule : vous invitons à assister à notre colloque en tant qu’ancien combattant. Sujet : ce qui vous a personnellement poussé à rejoindre les rangs…
Des enfants revenus de l’école traversent le champ. Ils vont très lentement. Puis se mettent à courir. De gros nuages s’enfuient par delà le champ sur d’autres montagnes. Pluie encore ! Dessus un essaim de gosses. Dans un moment l’un des garçons de l’hôtel dira : je vais prendre quelques jours de repos pour m’occuper de mes enfants qui seront en vacances à partir de demain. Les deux autres commandent du café. Ils doivent être étrangers à cette région de Kabylie. Ils se sont trompés plusieurs fois de chemin pour arriver jusqu’ici et rient de leur mésaventure. On a vieilli ! On n’a plus nos vingt ans ! D’après le waeh… l’un doit être de
l’Ouest. Chta chefna…chta tmermedna… Il parle de l’Ouarsenis. Des Aurès.

— Quelle année, s’enquiert le deuxième ?

— 1959, fait le premier…

— Tu as dû sûrement connaître Lahcene Kherfi !

— Que Dieu ait son âme ! fait le premier et il s’épongea le front d’un minuscule mouchoir.
Le deuxième : nous étions ensemble dans les monts de Beni Salah avant qu’il ne fût dans les Aurès.
Le premier : un baroudeur…
En bas la rivière charriant des couleurs de nuits. Sa mère parlant de métal. Son père saluant Monsieur Rivet. Il sent l’odeur de paille mouillée à travers le carreau. Quelqu’un de dessous sa propre peau lui conseille de laisser un mot : le mensonge familial m’avait poussé à rejoindre les rangs, puis de partir. Mais il se ravise.
Puis il se remet à écouter ces deux voisins de table.

— Je ne te crois pas, souffle le premier…

— Si ! si !

— Si tu cherches bien, tu trouveras un motif…

— Sur la tête des martyrs….

— Ce n’est jamais sain de jurer ou de raconter une guerre, commence l’autre. On ajoute sûrement On retranche parfois. Sa voix est très calme. Celle de quelqu’un qui se penche sur la margelle d’un puits, qui a déjà bu, qui observe le noir d’eau, qui hume le tout : briques, liquides, feuilles d’arbres flottant… Nous possédions beaucoup de terres. Vinrent les roumis. Cinquante ans après, mes arrière-grands-parents commencèrent à vendre aux colons des lopins … Ces transactions continuèrent avec mon grand-père puis avec mon père. Apres la deuxième guerre mondiale, s’installèrent les maladies et la misère et ce dernier pour subvenir à nos besoins se remit à vendre de la bonne terre pour quelques francs et à déboiser jusqu’aux coins les plus reculés du domaine et il vendait. Il vendait. Pour quelques sacs de blé. Pour une vache. Pour rien du tout… A la fin, nous dûmes quitter la vieille bâtisse des ancêtres qui se trouvait sur le dernier bon morceau de terre et construire un gourbi près du cimetière où étaient enterrés depuis des siècles les morts de notre tribu. J’avais vingt ans en ce temps –là. Un matin nous avions fini de déboiser le côté d’un versant de montagne et à notre retour à la chaumière nous vîmes le colon lui même, sur son tracteur à chenilles, en train de labourer le cimetière. Nous l’observâmes un bon moment en
silence. Enfin il consentit à descendre de sa machine et à venir à nous : c’est pour rattacher le tout, Messaoud ! Puis il ajouta : tu bougeras pas la baraque ; je te payerai ce morceau aussi…
Mon père ne dit rien. Le soir, ni moi ni mon père ne touchâmes au dîner. Le sommeil ne me gagna pas, non plus, cette nuit-là. Vers l’aube - il faisait une pleine lune sur la terre de Dieu – je sortis de la hutte et me dirigeai vers le carré de terre retournée… Il y avait beaucoup d’ossements.
Beaucoup d’ossements…
Il se tut un moment puis ajouta : le lendemain je tuai le colon et rejoignis le maquis.

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