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Keremma (Premier extrait) 

vendredi 9 avril 2010, par François Lunel

Ça s’appelle Keremma, c’est un lieu introuvable sur une carte, une bande de terre en bord de mer, un endroit magnifique. On y va pour écrire et finalement, c’est la nature qui nous barbouille dessus, qui nous griffonne sur la peau sa vérité brutale.

Il y a cette chose infernale de l’absence d’elle, renforcée par l’effet de proximité, par l’odeur de ce corps vagabond qu’elle promène partout et qui a envahi la maison, c’est dans ma tête aussi bien qu’en dehors, dans les pièces, dans chaque recoin de la maison, cette odeur âcre et douce de sa peau.
Je me lève, fais quelques pas dans la maison, un pays étranger, puis je reviens me coucher, sonné, transi. Je n’attends plus, mais quelque part, un autre que moi crie son nom, son nom d’Afrique gravé sur des paupières de marbre.

***

À la sortie d’un virage, elle s’arrête, rouge écarlate.

– C’est encore loin, ton truc ?

Je ris longtemps, satisfait de mon tour, puis je dis :

– On n’a pas fait la moitié.

Elle va s’asseoir sur un rocher au bord de la route, me tourne le dos.
Ces minutes sont pareilles à une année.

– Vingt bornes en vélo… il ne peut pas louer une voiture, comme tout le monde… dit-elle.

Elle regarde au loin comme si elle cherchait une réponse, elle aussi, à notre présence commune sur cette route de campagne, un samedi.

***

Tristesse de découvrir

que rien n’a changé,

malgré la mer, rien.

***

On arrive enfin au casino de Plouescat, un genre de petit supermarché avec trois caissières, dix clients, et un chien attaché au pied d’un faux sapin.

On s’engage dans les rayons. Je suis heureux d’être là.

Puis, quelque chose de stupéfiant se produit : elle s’éloigne de moi. Sans un regard, sans un mot, rien. Elle s’éloigne comme on le fait quand il y a foule et qu’on veut gagner du temps, sortir au plus vite de ces lieux sans mémoire. Elle s’en va, un panier dans les mains, arpente les rayons à toute vitesse.
Qu’est-ce qui rend les choses les plus simples aussi terrifiantes ?
J’avance dans les allées, fou.

Il faut que je tienne, me dis-je. Il va y avoir une ouverture, à un moment ça va s’ouvrir, se transformer, la douleur va disparaître, et l’amour va venir, elle et moi, dans la maison, réunis, enfin, pour l’éternité…

Je me cogne à un rayon.

Que choisir, me dis-je, du pain… des légumes… une carte postale, choses essentielles, indispensables ? Tout semble vain, on n’arrive même pas à faire des courses ensemble…

***

Quand tout est passé,

le fenouil plié

demande encore son reste, amer

***

J’achète du whisky, le même que la veille. On ne sait jamais, s’il faut éteindre le feu, étouffer la douleur. Elle est si puissante parfois, si dense, que seul l’alcool, poignée de sel lancée à même la plaie ouverte, fait l’affaire.

Quand j’arrive à la caisse, personne. Elle est sortie et téléphone en riant. Comme une bossue, à l’envers du cauchemar dans lequel on s’est mis.

Je sors et j’attends que ça finisse, que cette chose-là, ce rire incompréhensible, cesse. Je tourne parmi les voitures au milieu du parking, une boule dans le ventre.

Finalement, elle s’approche et dit :

– On va boire un café ?

Un peu plus tard, on entre dans un bar-tabac de Plouescat, on s’assoit, silencieux, on commande.

C’est là qu’elle dit qu’elle va partir.

– Si j’attrape un train plus tôt, je rentre à Paris.

J’acquiesce. C’est presque un soulagement, enfin ça va cesser.

– C’est bien. Oui, mieux ainsi.

Puis je rajoute :

– Aujourd’hui, je ne pourrai pas t’emmener à la gare, car il faut que je prévienne notre voisin un jour à l’avance.

P.-S.

KEREMMA chez Riveneuve Editions juin 2010, livre de poésie de François Lunel.

Suivront sur ce site : publications d’extraits inédits du livre... pour que vive Keremma, lieu à la fois réel et rêvé.

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