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Petite nocturne techno. 

jeudi 22 février 2018, par Roland Pradalier

Quelle curieuse façon de vivre que de prendre chaque jour l’avion et de sillonner la planète pour faire la fête. Me suis-je dit, observant la DJ qui dansait elfique comme une algue. Depuis trente minutes, envoûté par les sons qu’elle déversait, je sentais monter la chaleur des corps qui sautillaient dans le noir, mon visage était perdu dans le flot des faces rendues anonymes par l’extase de groupe, non pour partager une envie d’orgie vulgaire mais pour se noyer dans un souterrain subtil, de fusion dans la musique amplifiée.
Elle semblait ailleurs sur son estrade, elle nous secouait à distance, les danseurs s’agitaient comme la houle.
Depuis six mois, je ne l’avais plus entendu, les retrouvailles furent à la hauteur de mes imaginations. Deux saisons, étaient passées depuis le précédent set où je l’avais entendu, je n’avais pas suivi l’ensemble de sa tournée et depuis la date où j’avais découvert le plaisir d’être envahi par des beats, bercé, caressé par des ambiances qui me laissaient ensuite des marques durables, j’avais attendu en réécoutant en boucle ses disques.
Ces émotions, d’autres me les apportaient, mais sans cette intensité invisible qui me la faisait préférer.
Elle ondulait, très professionnelle, en contrôle de la foule qu’elle conduisait sur des plaines de rythmes calmes avant de la réveiller par des stridences blanches, nerveuses, puis s’ensuivaient des plages de tressautements progressifs qui s’emparaient de la tête, des pieds et de la volonté des danseurs qui suivaient jusqu’à épuisement ses vagues.

Collé contre la barrière qui me séparait de la scène, proche des enceintes, la musique chatouillait mes membres. Elle entrait par le pavillon de mes oreilles via le sol qui tremblait. J’étais vidé et rempli, comme une cruche fêlée, mon cerveau se nettoyait des malaises de l’après-midi où j’avais eu des anxiété touchant à ma situation sociale. Et en effet, à cette époque j’étais instable, vivotais grâce à de menus travaux alimentaires, à demi pigiste en intérim, sur la brèche, mal posé sur une branche peu nourrissante.
J’avais abandonné mes amis près du bar, où ils préféraient discuter, dos tournés, indifférents au spectacle. Ils avaient choisis de rester en clan, alignés sur le comptoir.
Je savais que la DJ se produisait partout dans le monde, au fil des contrats, que sa place était de défier le décalage horaire, de ne vivre que la nuit, pour délivrer par la transe ceux que leurs journées oppressaient.

Au sol, j’avais ramassé par réflexe un pass bracelet déchiré, morceau de caoutchouc jaune que je raccommodai à mon poignet d’un nœud. Il donnait accès au carré réservé et plus tard, au sous-sol où se terminait la soirée en comité restreint. Ce type d’accréditation était rare, seule une cinquantaine d’exemplaires avait été distribué et j’étais chanceux d’avoir découvert ce cadeau jaune parmi une forêt de chaussures. Le bracelet me permettait d’accéder aux loges sans faire figure d’intrus, et de m’introduire dans le lieu réservé, où reposée, dans sa solitude, un verre en main, entourée d’intimes et de techniciens, elle se détendrait après le show.

Une chaleur moite montait de la fosse, je suais depuis plusieurs heures, les bras levés au-dessus de la tête pour me purger sous les rythmes, accomplissant quelque rituel excessif de danse de la pluie qui me rendait liquide, coulé dans le son. L’arrivée d’un groupe sur ma gauche commença de gâcher ma contemplation mouvante. C’était un petit groupe de jeunes veaux qui hochaient la tête comme des pics-verts mécaniques, et qui dansaient avec lourdeur, fier de repousser de leur cercle, la masse des nuques et des fronts qui se balançaient. Une mauvaise aura avait pénétré dans ma bulle avec leurs éclats de voix, et leurs rires de satisfaction avaient décousus les sensations patiemment construites que j’avais tissées. Il était temps que je fasse une pause, et reprenne pied au centre du tourbillon. L’un d’eux les bras écartés essayaient de toucher de sa main lasse au bout de laquelle, il y avait une bouteille de bière, la nuque d’une jeune femme. Puis il oscillait, pendulait comme un acteur pornographique ivre, l’œil devenu blanc de désir, fulminant par les narines et il ratait sa cible, glissait de quelques pas, bousculait un danseur qu’il regardait avec défi, murmurait pour lui-même sans vraiment les différencier des mots d’amour ou d’injures.
Je m’éloignais donc de leur pesanteur, rien ne m’obligeait à retrouver les couloirs du métro, quand j’étais en transe légère. Je m’arrêtai plus loin près d’un jeune homme en t-shirt qui me parut en phase avec l’harmonie, et d’une femme dont le ventre était apparent, et dont la peau sous le nombril brillait avec sensualité.

Pourtant, je commençais de me fatiguer du plaisir, j’en étais exténué et bien que désireux encore qu’il continue, il me fallait un break, une coupe de champagne gratuite volée à la maison Freyre qui sponsorisait l’événement, ou un cocktail offert par Drive, à base de myrtille pour redémarrer.

J’entrevis au loin l’espace VIP gardé par une hôtesse. Je me disais que l’endroit serait envahi de journalistes, peut-être fut-ce le cas, je n’en sais rien, à quoi aurais-je pu reconnaître dans la foule un homme qui écrit d’un autre qui n’écrit pas ? A ses comportements ?
Il y avait deux ou trois artistes que je reconnus, et je les évitais, leur notoriété me faisait peur, elle les accompagnait partout, créant des trous d’air où n’existaient que leurs egos, qui jamais ne se dégonflaient pour adhérer aux dimensions d’une silhouette réelle.
Au bar, sans le vouloir, je touchais le coude d’une jeune femme et m’excusai en chuchotant à son oreille, et elle murmura dans la mienne pour me signifier qu’elle s’amusait. Nous discutâmes quelques minutes puis elle repartit sur la piste. Peut-être plus tard, ailleurs, avec toi, seule ou avec un autre, dit-elle avant de partir, insouciante se fondre dans la danse.

La musique répétitive de la Dj poursuivait son hymne à la nuit, il était impossible d’y échapper. Elle me massait et m’aspergeait, elle avait tout envahi dans un long instant continu, sans début ni fin. Léger comme j’étais, j’admirais les lumières stroboscopiques furieuses qui faisaient un pop-corn visuel, d’effets spéciaux. J’aurais presque pu m’endormir, bercé par ce bruit harmonique qui ressemblait à la ville et à ses passions. Cette démesure, je la comprenais, je la ressentais en adéquation avec nos vies de promenades sur l’autoroute sous l’étoilement des réverbères, je la saisissais comme les phares des automobiles qui balayaient nos existences de vitesse. J’étais avec joie un légume mixé, mélangé aux autres végétaux dans une soupe de sons, un homme poireau près d’une femme chou-fleur broyés ensembles, qui formaient un liquide tonique d’énergie libre.

Tous, ils sautaient, s’oubliaient dans ce bain pacifique du mouvement, ils devenaient des danseurs méditatifs, heureux de la mobilité de leur corps, débarrassés du souci d’être mieux qu’un sautillement temporaire, gai, épuisé et persistant jusqu’au matin dans une ivresse de derviche.
Puis à nouveau subitement, je sortis de cette extase, l’ambiance s’affadit, ce fut d’abord l’entrechoquement de verres sur une table pleine, un homme qui passa en jeans taché et qui renversa une chaise, en titubant, une femme adossée à un mur qui grelottait et le monde parfait commença de se fissurer, sous les menaces de ruptures. La musique était devenue plus tendue, elle donnait l’illusion de parcourir un couloir, les beats avaient acquis un caractère oppressant. Je me levais et repartis divaguer au bord de la scène.

J’imagine qu’elle ne me voyait pas, sous sa pluie de spots, trop occupée à déplacer des curseurs. D’un bouton, elle pouvait nous plonger dans la catalepsie ou l’éveil, j’exagère, mais pour avoir entendu de mauvais DJ, c’est toute l’énergie d’une pièce qui se trouve modifiée par les atmosphères sonores. La musique est une arme symphonique de contrôle...
Elle vibrait, entière, acquise à sa propre cause, la bergère qui nous remuait d’un doigt. Je me revoyais dans le train du matin en direction de D. avec le battement des arbres dans une couleur unie pour seule compagnie, tandis que je pensais à ma vie professionnelle, station B, dépité qu’elle fut une impasse.
Mais maintenant, j’étais soulagé, nettoyé par cette danse qui se réalisait dans le noir, proche de cette voisine qui dégageait un parfum de phéromones, et qui elle aussi dans son bus matinal, avait rêvé d’un oubli qui la frôlerait et la dépayserait, loin des gares.

C’était magique, car nous ne nous ne rencontrerions pas, malgré l’effluve de nos désirs côte à côte. Et cela n’avait aucune importance, l’amour nous touchait.

Je la sentais physique qui ruisselait, dans son petit cône d’espace privé, où elle fantasmait. Nous formions un couple gluant, à légère distance, nous embrassant par les yeux.

Au matin, épuisés de lancinantes fatigues, il ne restait plus qu’un dixième de la population et la terrasse fut ouverte pour une pause, avant le dernier tour de piste. Le soleil inondait le bas du ciel d’un feu rose et sur le toit, nous puisions de nouvelles forces. Je m’étais trouvé une place sur des coussins et regardais l’aube à travers les feuilles de bambou d’une haie, la tête en arrière, en position d’adoration chlorophylle pour que ma peau capte chaque atome de luminosité. J’étais intérieurement fourbu et ma vie était si intégralement un songe que je me demandais si dehors il existait toujours une société autre que celle des fêtards allongés. J’étais persuadé que non, qu’au-delà du club, il n’y avait qu’un écran avec des personnes imitées par des marionnettes colorées.
Tandis qu’une fleur zoomait vers moi, se balançait et que ses corolles passaient en gros plan, j’entendis une voix venue de très loin, me demander si je voulais un jus d’orange. Je repris forme, et l’écoulement de conscience se tarit. La dislocation prit fin et mordant dans une tartine, j’arrivai à exprimer quelques pensées cohérentes sur le lieu où j’étais, ce que je faisais et ensuite ce que je ferai, c’est-à-dire rentrer chez moi par ces métros étranges du dimanche au lever du jour qui semblent hors du temps.

Alors que je m’étais accoté à une rambarde, soucieux des moindres traces de vie que j’apercevais, et d’un couple de canards qui dérivait sur la Seine, un jeune homme entama une discussion et me présenta en offrande, une cigarette. Nous commençâmes de parler de l’artiste qui nous avait fait voyager jusqu’au matin, de qui sous nos métiers respectifs, nous étions faits en rêve. Puis nous redescendîmes et je restai avec lui, puisqu’il me parut amical.
Sur scène, la Dj était revenue, la piste s’était réduite à une poignée de fidèles, nous étions dans une pièce de la taille d’un salon, avec des tapis et des bacs à glace débordant de bières. Pour se reposer et oublier les platines, elle demanda à être remplacée par une chanteuse dont la voix éraillée s’harmonisa avec nos courbatures.

Mon idole se tenait à quelques mètres de moi, de dos, un verre à la main qu’elle ne buvait pas et plaisantait. Par capillarité, son charisme, me conférait une aura de cool à laquelle, je n’aurais pas cru avoir droit.
J’étais heureux, baratté, la joie physique irriguait mon corps.
La DJ semblait coutumière de cette danse flottante qu’elle dirigeait en courbant les hanches, ou en mimant des alohas tahitiens qui semaient du désir dans le vent, sur nos visages qui ruisselaient. Sa cadence amoureuse s’intensifiait, elle brûlait, rosissant, son corps élastique trahissait qu’elle était proche de se perdre dans des bras inconnus, pour soulager la tension acquise dans le narcissisme devenu auto-érotique de sa beauté.

Elle s’appréciait dans le déploiement, appelant vers elle un partenaire qui acquiesce et vienne la dévorer. La sirène voulait un intime. J’approchais en proposition. Me présentant de face et en rythme, confiant dans l’ombre qui me masquait, et elle me vit tapis à un mètre qui souriait, la bouche ouverte, crachant de la fumée.

Elle ne broncha pas, à peine si son œil s’écarquilla, laissant entrer un reflet complice, et d’un doigt elle releva sa chevelure, signifiant que j’étais le bienvenu, que je pouvais sans dommage, entrer dans sa bulle afin d’y subir des tests approfondis d’appréciation et que seul me serait demandé un accord de flux pour ne pas être perçu étranger.

Elle était encore fraîche malgré sa vie d’aéroport, son destin curieux de musicienne créant des rassemblements amoureux, des communautés éphémères, qu’elle quittait ensuite pour des voyages constitués de courtes escales. J’adorais sa nuque, son cou creusé. D’aussi près, elle m’apparut incroyablement virginale, comme si aucune main ne l’avait salie de mauvaises étreintes. A un certain degré, et malgré sa biographie sentimentale, elle était pure, s’était gardée des promiscuités qui asservissent la chair, et la décolorent par les moues et les lassitudes. Elle était à part dans une zone de blancheur émue. Et c’est ainsi que je devins amoureux, que la groupie que j’étais fut récompensée par la star, une nuit où elle fut introduite dans la danse.

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