Au troisième jour toute la ville puait. Le couvre-feu dès cinq heures de l’après-midi. On arrivait dans les dechras. Une allumette … pfuuuit ! Plus rien. Sur place ne restaient que les femmes pour se déchirer les joues et se tirer les cheveux. Avec les crosses des fusils , les soldats cognaient durement sur les crânes. Ils faisaient rentrer les baïonnettes dans le ventre des femmes quand cela leur plaisait. Quand cela leur plaisait aussi , ils prenaient une femme devant toute la famille et allaient dessus à quatre ou cinq pendant des heures. Ou dans un petit réduit, à l’étable, puis la ramenaient. Dans les familles où cela se passa il ne sera plus tolérable de se regarder dans les yeux par la suite. Et la jeune femme en question fuyait ou se donnait la mort. Je ne veux parler ni de ceux qu’on rafla le long des murs de la carrière. Ni de ceux qu’on pendit sous le Pont de la Seybouse. Ni de ceux qu’on poussa et fusilla au fond des casernes . Ni de ceux qu’on aligna par groupes de cinq sous la ligne des cèdres, qu’on avait muni de pelles et de pioches pour creuser les trous avant de les abattre. Ni de ceux du four à chaux de Marcel Levie. Côté Millesimo, sur la route de Gounod, Kef El Boumba, El Hadj M’barek. Ni des corps vivants qu’on jetait dans les fosses profondes et qu’on recouvrait d’essence et de feu. Ni de l’aviation qui largua ses bombes sur Guelma, des villages et des douars. Ni du sous-préfet Achiary qui donna l’ordre de tirer sur les manifestants. Ni de Maubert le maire et de ses onze cercueils. Ni des policiers, et des gendarmes, et des civils qui se livrèrent à un vrai carnage. Comme quelque chose se préparait outre-mer – des contrôleurs de plusieurs races qui seraient sur le point de venir voir de leurs propres yeux, guidés par le Géneral Tubert, on essaya à la va-vite d’enterrer ceux qu’on avait oubliés dans les fossés et au bas des murs ou tout au moins de les jeter dans la rivière.
On brûlait  aussi… Puis  les  arabes  qui  s’occupaient  de  la besogne, on les faisait mourir  aussi. Le  silence  minait  les familles. On  se  terrait. Ceux  qui  revenaient   de   l’autre   guerre,  on  les maintenait dans les casernes. Parfois on  en envoyait  un  ou deux travailler  les gens. Mais ce n’était plus  la  peine.  Déjà  on  parlait  d’armement   en  provenance  des  frontières. Chez les  forgerons arabes  on limait des bouts de fer qu’on montrait  à la ronde  à  la fin des  fausses  veillées. Il y eut des réunions  clandestines  par la suite. Ceux qui  y  prenaient  la  parole  devisaient dans un  arabe classique  où ils enfouissaient trop de mots qui n’avaient pas de sens encore. Patrie ! Insurrection !
Et  il y  avait  de l’hésitation  dans  leurs  propos. Je n’avais  pas mes quinze ans en ce temps-là. Je n’allais  pas  à  l’école. Et  je  me faisais  battre  deux  fois   par  mon père  le  soir. Il m’a fallu des années  pour comprendre qu’il faisait passer sa hargne causée par tant d’injustice  sur moi… Pendant ces journées –là, on  entendait  parler de Sétif et de Bougie. De l’autre  coté de la ville on parlait de charniers immenses. Nous allions voir et nous passions devant des cadavres et ils étaient enflés,  couchés,  le cou  dressé… Quand il n  y avait  personne  alentour,  nous faisions  des  trous dans la terre arable et les enterrions… Nous passions aussi d’une dechra à l’autre pour pleurer avec les  orphelins. Puisque  nous  n’avions  rien  pour dégager  le malheur  nous offrions nos pleurs. Et c’était assez pour le  réconfort de familles  entières.  Je n’avais pas mes  quinze ans en ce temps-là mais je compris assez durant  ce moi de Mai…
La voiture se mit a ralentir puis s’arrêta au bord de la route.
— Te voilà arrivé, oncle Belkacem !
— Choucha , s’exclama le vieil  homme !  je commençais   à sentir  depuis un  moment  l’odeur des palmes mouillées…
— Le premier du mois prochain, dit d’une voix neutre le chauffeur.
— Le premier, acquiesça le vieil homme. 
Nous autres,  qui  étions cinq  et qui nous  rendions  dans  la  région  de Ouargla  qui  était  encore distante  de  ce  lieu  de  plus  de  200 Km ,  comprîmes  que  c’était là  un rappel assez tacite pour quelque  rendez-vous  prochain de voyage.  A  Biskra, où nous  avions pris  place dans le taxi sur  les coups de 20h, nous avions déjà remarqué l’amabilité de ton du chauffeur à l’égard du vieux…
Dès la sortie de Biskra, le vieil  homme, dans  un monologue  continu, parla  de cité organique, de  matériaux  de constructions  anciens, d’architecture ancestrale, du palmier qui a une ressemblance  étrange  avec  l’homme, de la terre guerrière  puis carrément  de la guerre. Il est  fou, avions nous-pensé !  Là,  devant nous,  sur la première  banquette,  le vieux laissait tomber ses soliloques  face au  faisceau de lumière que projetait la voiture sur la route droite et infinie.
Le vieil  homme, son  sac à  la  main,  nous  souhaita  la  bonne  route  et  prit  par  un chemin qui grimpait  vers  un  groupe  de maisons  bâti  sur  une  élévation  et  dont  on  pouvait  percevoir les terrasses  –  étions nous  à  la  deuxième  semaine  d’un  mois  lunaire ? –  qui se découpaient dans le ciel. De chaque côté du groupe de maisons  et en contrebas,  des palmiers  se perdaient dans le fond de la nuit.
Nous reprîmes la route.
A peine avions-nous fait quelques mètres qu’une voix siffla :
— Sentir des palmes mouillées… on apprend chaque jour…
Le chauffeur éluda ces propos ironiques en  disant : il va falloir continuer  à petite vitesse jusqu’à Touggourt… y a plein de nids de poule.
— Fiche-toi  carrément à droite dès qu’apparaît une voiture et arrête-toi s’ il le faut… fit la voix.
 Le silence pour un moment. Devant nous le bitume,  comme un tracé d’encre  sur  quelque chose de blanc pâle avec ça et là de gros trous.
Quelqu’un craqua une allumette…
— Mais un homme qui peut sentir des palmes  mouillées…  articula  la  même  voix  grêle de tout à l’heure.
— C’est un ancien de la guerre, dit rapidement et calmement le chauffeur.
Comme personne ne disait rien il crut bon d’ajouter : il est  natif de la région  de Guelma. Et c’est un médecin qui conseilla à la famille  - il y a trois ans -  de le faire  habiter  ici  au Sud. Et tous les deux mois il  monte  au nord pour  quelques  jours. On m’avait  raconté que dans sa  région natale   il vit intensément le 8 mai 45…
— Et c’est ce gringalet qui était  avec lui  à  Biskra  qui  a dû raconter ces choses si pathétiques, dit l’homme à la voix grêle qui semblait  étendu  de tout son  long  sur  la  banquette arrière. Il craqua une allumette et demanda après l’heure…
— 22 heures trente, répondis- je,  sans que  la question me fut  personnellement  posée, tout en comprenant qu’avant mon arrivée à la station des taxis –  à Biskra - un parent a dû  passer un long moment en compagnie du vieil homme…
— C’est son fils, révéla le chauffeur. Il m’a dit aussi, qu’au bout de deux jours, son père commence à voir des corps couchés, enflés, et à suffoquer tant la puanteur des cadavres l’empêche de respirer.
— Et il lui a déniché ce trou pour le guérir ! Et pourquoi  qu’il ne vient pas habiter avec son père ?
J’avais remarque le long nez du fils,  tout a l’heure… A  eux deux ils humeraient les racines du ciel, dit la voix grêle.
— Le fils a des terres là-bas.
— Ah… bon, fit la même voix. Quelqu’un qui peut sentir les palmes mouillées… Et il ne se sent pas dépaysé  à Choucha ?  Il prononça  Djoudja.  Une  autre allumette…
Le chauffeur  répondit sur un  ton  agacé : le vieux a passé ses sept  ans de guerre  ici au Sud.  Et c’est chez un ami qu’il habite. Il avait épousé  sa sœur  qui était veuve de chahid.
— Et le fils, ce gringalet, d’où qu’il sort alors, si le père vient jusqu’à Djoudja pour célébrer des  noces.
— Mère divorcée !
— Et cette malheureuse mère…
Nous  nous  sommes  retournés  plus  d’une  fois  vers ce juge de diable. Il était affalé sur toute la banquette ; son sac lui tenait lieu d’oreiller. Il craquait une allumette à chaque fois qu’il ouvrait la bouche.
— Elle n’a pas voulu descendre  au sud.
— Elle doit être si malheureuse !
— Je ne sais pas, répondit le chauffeur d’une voix lasse.
— Et ce fils, il n’a pas voulu rabibocher un peu… si je comprends bien ce  gringalet, ce   gringalet a  dû accompagner de Guelma à Biskra le vieux, en taxi, où sûrement  ce dernier a dû palabrer sur la guerre et  la  senteur  des palmes…  si  je  comprends  bien,  il ne doit pas  aimer  sa belle-mère  et encore moins les  palmiers et c’est pour cela qu’il  fait la moitié  du chemin  pour laisser le noceur s’éparpiller  dans la nature. Et il craqua une allumette.
Le chauffeur ne daigna pas répondre cette fois-ci. Une minute après il appuyait sur le champignon et nous fit atteindre Ouargla en deux fois moins de temps qu’il ne fallait d’habitude.
Nous autres quatre, venions de payer notre place chacun et étions à une centaine de mètres de la placette déserte quand nous entendîmes ce singulier compagnon de voyage poser son ultime question, de sa voix toute grêle dans le silence de la nuit : et ce fils, ce gringalet, il n’a pas essayé de réconcilier un peu…
Nous l’imaginions penché sur la portière, accroché de ses deux mains à la vitre, un mégot au bec, les yeux dans les paupières du chauffeur qui dormait d’agacement. Sûrement !

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