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Lilith et son amant français (6) 

jeudi 8 décembre 2011, par Mariana Naydova

Un longue guerre a été déclarée. La distribution des forces était inégale. Lilith avait enfin trouvé son maître, bien qu’Eve persiste à la regarder de façon ironique. J’ai pensé qu’il fallait me détendre un peu sur le sable de mes pensées. La douleur en moi peut entraîner une fuite à travers ma peau et en charger chaque grain de sable sous mon corps. Si Mars pouvait s’allonger à côté de moi pour ressentir le chatouillement excitant de la tristesse… Je pourrais alors verser mes pensées désirantes sur son ventre, et puis les faire s’envoler dans mon souffle, mais peu à peu, un grain de sable après l’autre. Que mon souffle le gratte, et puis ma langue remettra à l’abri au creux de moi les derniers atomes bleus de ma tristesse, comme s’il y avait encore un avenir.

JE NE PENSE PAS QU’ADAM L’AIT FAIT EXPRÈS.

Les vêtements de Fernand sentent la fumée et les cheveux de Marie sont ébouriffés. Il les touche du bout de ses doigts, les fixe quand elle lui verse du vin. La bouteille est presque vide. La femme lèche ses lèvres légèrement, en disant que dans la cuisine il y a encore du vin. Chien court vers la porte en direction de la clôture.
— Lilith m’a raconté comment cet homme l’a emmenée dans un hôtel. C’était l’après midi. Il l’a promenée dans les rues, puis ils ont dîné. Avant qu’ils sortent de l’hôtel, l’homme a ouvert la fermeture éclair de son pantalon et posé la main entre ses cuisses, puis il lui a dit : "Ce soir". Tout cela l’a excitée. Il ne lui a même pas fait une bise. C’était leur première rencontre, et après être rentrée à l’hôtel, elle a pris une douche. Il ne se pressait pas, et avait allumé le téléviseur. On a passé un film. Elle s’est sentie mariée, alors sa main a caressé sa cuisse sur toute la longueur. Puis il murmura : "J’éteins la lampe”. — Dans le noir, il l’a prise et lui a demandé : “Pourquoi gémis-tu, Lilith” ? — et a joui vite. La nuit, il la prise à nouveau. Elle s’est pensée rompue, sans volonté et surtout maladroite. Comme si elle n’avait jamais fait l’amour dans sa vie. Il répétait qu’elle ne devait tout simplement pas beaucoup bouger. Il l’a désirée dormante, détendue, somnolente. Elle avait tant voulu être la maîtresse irrésistible qu’à un moment donné, elle s’est dit que tout était fini, terminé, que l’aube se levait, que la nuit s’éloignait. Elle a ouvert ses jambes en pensant sans cesse : “Que je sois une porte, un trou vers le ciel, chemin glissant menant à la jouissance” ! — Là, son amant a compris qu’elle s’était donnée pleinement et sans feintes, sans penser à ses seins, qui avaient tendance à tomber lorsqu’elle se penchait en avant. Il lui a obéi et lui a donné ce qu’elle voulait, s’ouvrir pour lui, et après il a été tendre. L’orgasme l’a secouée en emplissant son corps jusqu’au plus profond d’elle-même. Son amant l’a suivie et puis il s’est endormi. Maintenant, elle veut l’oublier et le faire souffrir. Est-ce que tu sais pourquoi, Marie ? L’amant de Lilith est Français. Mais ce n’est pas pour cela qu’elle le veut abattu.
— Elle pourrait lui dire comme l’amante de mon Pierre, qu’il est nul comme amant. Il est facile de le dire, mais ce ne serait pas vrai. Pauvre femme ! C’est impossible de rompre avec un homme d’une façon digne, et d’ailleurs il ne faut pas. A quoi va servir à la femme un homme combattu ? Sinon, il est facile. Et puis elle va pleurer et regarder dans le miroir ses yeux sombres de tristesse, les yeux d’une vache. Elle va sanglotter d’auto-apitoiement. Dis-lui que ce n’était que sa façon de faire l’amour, et que cela n’a rien à voir avec elle. Un pénis en érection ne ment jamais. Cela a plu à cet homme d’être en elle. Pauvre Lilith ! Mais elle a voulu qu’il ne soit qu’à elle. Personne n’appartient à personne, bien que cet homme ait été seulement avec elle, quand il s’est endormi sur son corps. Pauvre Lilith !


Chien revient, accompagné d’un homme. Il est grand et a mis ses mains dans les poches. L’homme sourit timidement et dit à Marie qu’il a rangé la tondeuse dans le garage.
— Elle s’étouffait, et ne voulait pas démarrer. Ces jours-ci je vais passer et tondre ta pelouse, bien que cela me plaise que ton jardin soit un peu sauvage. Le mien est devenu comme une carte postale, c’est-à-dire, stérile. Je montre trop de zèle, peut-être.
— Marc. — Il se présente en tendant la main à Fernand. Chien flaire ses pieds, la bergère allemande reste complètement indifférente.
— Fernand est un ami. Il vient au village pour les champignons. Est-ce que tu veux prendre un peu de vin rouge avec nous, Marc ?
Marc est d’accord et Marie raconte rapidement la rencontre sur la route et parle de Lilith, la femme de Fernand qui est Bulgare. Fernand ne l’a pas corrigée, bien que l’homme le regarde d’un air intrigué. Marc connait ce prenom, il dit qu’il y a une légende juive de Lilith.
— Vous dites que votre femme est Bulgare ? Comme c’est étrange ?

Une chatte passe craintivement au milieu des deux chiens. Elle est toute hérissée, mais pleine de détermination. Son ventre pend et laisse voir des tétines roses. Les chatons sans doute sont quelque part à proximité. Chien la regarde avec indifférence et continue de flairer Marc. La bergère allemande s’est habituée à la chatte et dort d’un sommeil de plomb. Marc raconte quelque chose au sujet de l’araignée sur le mur qui est énorme et ressemble à une broche. C’était une véritable merveille d’ingénierie, la toile d’araignée. Son fil est le plus ferme que le monde ait connu. Ensuite, il regarde Fernand, et dit pensivement : "C’est bizarre" !


Adam ne voulait pas que je le harcèle. Peut-être que j’aurais dû m’arrêter plus tôt, et lui, dans un moment de détente, se serait souvenu de moi. Eve l’aurait fâché, embêté, ou lui aurait juste donné mal à la tête. J’imaginais des choses comme cela. Adam, m’a avoué qu’il ne serait jamais revenu vers moi, car après tant d’ années passées avec Eve, la seule chose qui le satisfaisait, c’était son travail, et qu’il était fatigué de tout. J’ai dû accepter qu’Adam aille et vienne comme un chat de gouttière qui se perd de temps à autre. Même si on l’enferme dans la chambre, il trouvera toujours comment s’échapper. J’aurais pu déjouer Eve, si j’avais pensé comme un chat, et Adam aurait sucé mon lait.
Est-ce que Dieu a donné à Eve des sentiments comme les miens ? J’en doute. Je sais qu’Il n’a pas trop pensé lorsqu’Il nous a faits. Cependant, j’ai été la première, et probablement, Il avait pris le matériel pour Eve dans le même entrepôt. Toutes ces histoires de la côte d’Adam ne sont pas tout à fait vraies. C’est toujours la détestable Eve, qui les lui a refilées. Pour être tout à fait exacte, Eve s’est trompée dans la traduction de l’histoire de la Déesse mère de Sumer. Là, au lieu du mot “vie” elle a traduit “côte”. Eve se targue toujours d’être la meilleure, et ne se casse pas trop la tête pour savoir si elle le mérite. Elle en est digne, et le sait. Que Dieu ait pu lui attribuer une sensibilité comparable à la mienne ne me semble pas juste. Mais quand Il nous a inspiré la vie, je crois qu’Il n’en avait pas bien mesuré les conséquences. Son haleine m’a été donnée en excès. Peut-être Dieu aimait-il à toucher mes lèvres. Adam les aimait.


Vu de la rue, l’hôtel semble à Lilith tout à fait falot. Mars tient une feuille de papier avec un plan dessiné.
— Je me perds, tu sais. Dans le crépuscule, je suis complètement égaré. Voici où j’ai garé la voiture, sinon, de toute façon,
je ne la trouverais pas.

Ils vont vers le grand boulevard. Mars cache toujours ses mains dans les poches, mais braque son regard sur elle. Cela angoisse Lilith. Ils cherchent quelque endroit que Mars aimait. La pensée du lit rose bonbon engourdit Lilith. Mars aurait dû la baiser déjà, rapidement et sans délai. La première fois il faut qu’il la prenne. Quant aux propos sur l’âme dans le paradis, on en parle après. Il faut que la clé tourne dans la serrure, qu’il l’ouvre. C’est Paris. Mais on s’en fiche de Paris quand Lilith traverse cet abîme de l’attente, ce temps vide jusqu’au demi-jour. Elle est sourde et aveugle pour tout. Le monde est parti, disparu. Mars la secoue doucement, lui montre une église. Il dit qu’elle était en béton mais qu’on croirait qu’elle est en marbre. Lilith est d’accord, ça y ressemble. Un couple prend son dîner dans la cafétéria. Là, les chaises sont comme des trônes de métal sombre, ce qui semble à Lilith un luxe inutile. Mars hoche la tête, il est d’accord, et caresse sa main. Lilith est fatiguée.


Lilith, que tu es contradictoire ! Et comme tu es parfois si enfantine ! Je ne peux pas t’écrire des mots d’amour, que je t’aime, sinon, comment pouvais-tu penser qu’il serait facile, pour toi ou pour moi, de nous dénuder devant l’autre ! C’était forcément quelque chose de difficile, car nous ne nous connaissons que par l’âme, pas par le corps. Et moi je redoutais beaucoup cette promiscuité soudaine, ce moment où nous serions dans un même lit, où je devrais montrer que je suis un homme, enfin, tu me comprends. Je redoutais cela car je ne connaissais pas ton corps et cette connaissance ne peut pas se faire aussi brutalement. Heureusement, ce qui a tout sauvé, c’est ce moment où tu pleurais à l’aéroport. Oui, c’était un bon moment, tendre, rassurant, amical, sans tricherie, sans fard. Je n’avais pas compris que tu n’aimais pas ton corps, je n’avais pas compris que tu te forçais à te déshabiller devant moi. Je croyais au contraire que tu étais impudique comme tu me l’écrivais dans tes lettres ! Et moi qui suis pudique, je cherchais à trangresser ma pudeur ! J’espère que je ne t’ai pas blessée en me montrant impudique ou en te prenant avec ma brutalité liée à ma gêne. J’aimais ces moments où j’étais en toi, même si toi tu n’aimais pas cela. Mais c’était aussi très étrange de posséder une sorte de rêve. C’était tellement surprenant cette image réelle qui venait se superposer à mon image habituelle de toi qui est fatalement si différente ! Et j’ai fait souvent l’amour à cette femme virtuelle que je connais bien et voici qu’elle se matérialisait différemment ! C’était un trouble terrible et je préférais la nuit qui nous cachait, laissant juste nos corps se toucher.
Enfin, Lilith c’est une expérience intéressante que l’on a vécue ! J’espère que cela ne te fera pas de mal mais pour moi c’était une expérience si particulière, si forte, et donc si intéressante ! Je ne t’avais pas encore écrit car je ne savais pas quel ton employer et j’attendais que tu m’écrives la première. Peut-être que tu ne voulais plus m’écrire, me disais-je. Alors je ne voulais pas t’ennuyer en t’écrivant. Peut-être étais-tu fâchée que cet inconnu dans l’hôtel ait sans ménagement pénétré et joui dans ton corps. Mais c’était pour retrouver la sensualité de la Lilith de tes lettres. Je te baise, ma douce. Mars


Le ciel n’est uniformément beau que lorsque aucune astre ne brise sa continuité : juste avant que le soleil ne sorte. Cela ne dure qu’un instant. C’était fini. Paris n’était qu’un souvenir comme le Jardin perdu.
— Tout le monde aime les fraises à la crème après la côtelette à la maison. — Adam me regarde innocemment et secoue cette merde. Je l’ai contrarié et il vaut mieux que je meure de faim que de manger une mangeaille faisandée, malsaine et froide à la maison.
— Mais qu’ai-je dit de mal pour que tu me parles comme cela ?! Que de malice en toi, Lililth ?! Ton problème, c’est que tu veux être mes trois repas par jour ! — C’était un coup bas, hein ! En plus, il avait raison. Je voulais être sa nourriture, son pain et son eau, que je ne sois ni caviar ni champagne ! Ensuite, j’ai voulu que cela soit la fin de toute cette histoire, j’ai voulu y mettre un point final. Ne plus lui faire des pipes quand il se sentait triste, ou qu’Eve était en voyage d’affaires. Je voulais tout, et être couronnée comme elle. Alors, Adam a cessé de me parler. J’espérais au moins un coup de fil. Mais non ! Rien ! Chaque sonnerie du téléphone me frappait comme un électrochoc. Le petit coeur noir du téléphone restait silencieux, et la chambre déserte saignait comme dans le poème americain. Tout mon être a saigné. Je pleurais comme une folle, et ensuite je suis allée sur le site de la finesse française, ce qui n’a pas été une bonne chose pour moi. Le routier avait été effrayé par l’agression verbale qu’il avait subie à la maison. Le pire était que sa femme s’était soûlée souvent, mais quand je lui ai envoyé une de mes photos, il a commencé à tourner autour de moi pour gagner plus qu’une amitié épistolaire. Il voulait savoir ce que j’aimais. J’y ai réfléchi, parce que jusque-là personne ne m’avait demandé ce que j’aimais. Et je ne pouvais pas lui répondre. J’aimais aimer. Comment lâcher une telle bêtise à un chevalier français, prêt à prendre soin de moi ? J’ai été certaine d’une seule chose, que je n’aurait pas aimé qu’il prenne soin de moi. Alors, le routier m’a quittée. Je n’ai pas beaucoup souffert. Enfin, la cause de nos souffrances est temporaire, non ? C’est-à-dire, la souffrance n’aurait pas éternellement duré. Ensuite, Mars est apparu, et j’avais tout de suite su comment un jour je lui dirai que mon corps était amoureux de lui, que ma langue était amoureuse de lui, que mon nez était amoureux de lui, et que je ne pourrai pas cesser de l’aimer.
Adam était implacable comme un héros de tragédie grecque. Mais Mars posait le baume des mots sur ma plaie, et quand Adam m’a finalement appelée, j’ai décroché l’écouteur et mes mains ne tremblaient plus. Je n’ai même pas reconnu sa voix. Il a seulement précisé : “Tu as un amant”. Je n’ai jamais pensé qu’Adam était perspicace. J’avais un amant ! Je me sentais heureuse, tellement heureuse qu’Adam l’ait décidé et que j’ai fait semblant. Quel narcissisme, hein ? Mais tout cela m’était déjà indifférent. Sinon, j’ai une dent contre Lui, je parle de Dieu. Pourquoi tout le monde croit en Eve, mais pas en moi, bien que je dise toujours la vérité. La plus grande folie, c’est qu’Eve peut baragouiner ses sottises, les autres les trouve toujours tellement douces, enchanteresses, mignonnes et enfantines. La meilleure façon de se cacher des autres, c’est de leur dire la vérité crue. Ceci est mon brevet. Toutes ces années depuis que j’ai quitté le Jardin ça semble fonctionner assez bien, même si Adam n’a plus confiance en moi. Peut-être qu’Il veut que je rentre avec Adam dans le Jardin. Ces temps derniers, cette pensée me hante. Après tout, ce n’est pas elle qui a été chassée par Sa colère et Sa justice, non ? Je n’avais jamais eu une telle pensée. Cela ressemble déjà à une tentation. Il me semble que je suis sa fille préférée, peu importe qu’Il se soit trompé sur moi. Je peux ramener avec moi n’importe qui dans le Jardin, Il l’acceptera. Avec Mars et moi, tout sera très classique, à la grecque. Je suis désolée pour Adam. Avec cette Eve et toute cette vanité qui émane d’elle, il va perdre le Jardin, et cette fois-ci, ce sera pour toujours.

Le soleil décline au couchant, et le brouillard tombe vite. Les fenêtres de la maison réfléchissent la lumière comme des projecteurs jaunes. Marc dit quelque chose au sujet de ces fenêtres. Elles ressemblent à des yeux, des yeux clairs. Ils ont si vivement lutté contre la lumière qu’ils en sont devenus aveugles.
— A ce moment ta maison est devenue aveugle, Marie, mais plus tard ses yeux seront noirs, ayant l’air mort comme ceux des spectres, des vampires, des personnages peints des dessins animés pour les enfants, toujours inspirant de l’horreur. Comme les yeux des Africains qui ressemblent à des puits sombres. Je vois ces deux pôles de la réconciliation, en noir et blanc. Rien de ce qui est définitif ne peut être bon, ni beau.
Marc rit, ensuite il dit que tout cela est banal, mais que c’est bien d’apprendre de sa propre banalité. Cela ressemble à une révélation, et c’est toujours agréable.
— Ma fille est belle, surtout ses yeux. Elle a ma silhouette. Elle a fait du sport enfant, des épreuves d’athlétisme. Ses yeux jouent avec la lumière, et arrivent à la déjouer. Ils sont verts, parfois même deviennent bruns, mais où je les aime le plus c’est quand ils sont illuminés comme des noisettes qui brillent. Marie, tu sais combien elle est belle, n’est-ce pas. Je me demande toujours d’où vient cette beauté ? Sa mère était belle, mais Nicole est une vraie beauté. Je ne suis pas beau, ce qui semble maintenant sans intérêt. Tu sais, j’ai eu une amie, son prénom est étrange. Elle exagérait toujours, et était extrême en tout. Je ne sais pas comment elle arrivait à se tenir dans la bonté. Cela a été pénible, de vivre comme ça, et me remplissait d’effroi et d’horreur. Je me demande si elle va bien maintenant ? Ah, je suis trop bavard. Marie, où est le vin ?


Fernand propose d’y aller à la place de Marie et de rapporter une bouteille. Marie accepte paresseusement. Elle lui dit qu’auprès du bar dans la cuisine, il y a un placard pour les alcools, que Fernand apporte du vin blanc parce que Marc l’adore. Une impulsion impérieuse conduit Fernand à retirer de la poche sa carte de visite. Il écrit son adresse personnelle, et la tend à Marc.

— Je vis dans une maison comme celle de Marie. Un jour, vous pourriez venir me rendre viste avec Marie. C’est agréable de bavarder avec vous deux. Ensuite, il se précipita vers la maison.
— Passe par le garage, Fernand ! L’autre porte est verrouillée.

Lilith, j’ai arrêté de lire ta lettre là où tu as commencé à me parler de la photo de ma voiture. C’est vraiment pénible de me culpabiliser de la sorte, en me rappelant nos beaux jours. Comme si tu me disais : “Tu étais plus attentionné, et maintenant tu ne l’es plus”. Si j’ai changé, c’est peut-être toi qui en est responsable. Que tu me cherches des chicanes, ça je le comprends, mais que tu me jettes à la figure tes réflexions, ça m’est inssupportable, et m’ennuie vraiment. Tes lamentations absurdes me fatiguent. Alors ne le fais pas, ne m’embête pas comme une femme vindicative ! J’aime quand tu es légère, et pas quand tu t’accroches comme une pierre à mon cou. Maintenant tu as vraiment un goût de poison amer. Je pensais que notre relation avait eu le goût du champagne, mais aujourd’hui, tu m’as donné à avaler ta triste limonade. Tu me rappelles trop mon ex : “La semaine dernière, juste à onze heures et trente-deux , tu m’avais promis de le faire le 25 juillet à quatre heures…”, - et ainsi de suite. Dieu, que c’est bon de ne plus jamais écouter de telles conneries, et comme c’est trsite que tu me les rappelles ! Si mes lettres ne te plaisent plus, cessons de nous écrire. Si ce que je te donne ne répond pas à tes attentes, o.k., arrêtons ici, si ce n’est pas le cas, alors ne me fatigue jamais plus avec ce genre de tracas ! Et ça me ramène à ta question : qu’est-ce que je cherche, l’amour ou quoi ? Lilith, soit compréhensive : l’amour ne se décrète pas. On aime ou pas, malheureusement j’ai pour toi une amitié amoureuse mais pas l’amour qui permet de supporter vingt-quatre heures sur vingt-quatre une autre personne. J’aime partager beaucoup de choses avec toi, mais je sens que je ne pourrais pas vivre avec toi comme mari et femme. Peut-être un jour, quand je serai très vieux ? Je suis triste de te dire cette vérité-ci, mais tu fais sans cesse celle qui ne comprend pas. Mars

C’était moche, non ! Ma femme m’a étrillé et puis est allée avec cet architecte chauve, et maintenant toi Lilith, tu me joues la déception. Ne perds pas ton temps pour ce théâtre fade, ma chère ! Ton bon tour ne passera pas. Les miettes sont du pain, alors mange mon pain, si tu as faim, car demain il n’en y aura pas ! Sache qu’une miette de Mars c’était comme savourer une manne, donnée de la main du Dieu. Soit tu la prends avec reconnaissance, soit tu récupères tes lettres et adieu, belle ! Je me demande toujours pourquoi il m’a traînée sur ce marché pour les vieilleries, cette foire à la brocante. Je ne sais même pas comment cela se dit en Bulgare, “brocante”. Pour qu’il me montre la France, son histoire. Je n’étais pas une de ces touristes, avec l’appareil photo numérique, qui allaient recueillir des souvenirs, et faire collection du temps passé. J’ai eu un passé jusqu’à ce qu’il me devienne insupportable, et sans oublier les lampes à pétrole avec lesquelles le grand-père passait à la flamme le porc pour qu’il devienne blanc et pur. Les enfants s’affrontaient rudement pour savoir lequel d’entre eux allait manger les oreilles du porc toutes crues. J’aurais fait une fortune à ce “bitak”, ah, voici le mot qui me manquait, “bitak”. J’aurais gagné un argent fou, juste si j’avais vidé mon garage avec toute cette camelote dedans. Quant au passé, je m’en moque ! J’étais à la recherche de l’avenir. J’ai regardé impassiblement les diverses veilleuses et les haches, même des faucilles, et des montres pendues à leurs chaînes, tandis que dans ma tête faisait son tic-tac le compteur qui m’emmènerait au crépuscule, quand j’aurais fait l’amour.
Mais voici après toute cette histoire la petite lettre d’aujourd’hui ! Il fallait que je cesse d’avoir des attentes et que j’arrête d’extrapoler. J’ai dû regarder dans le dictionnaire, bien que cela m’ait déjà paru clair que ça ne voulait dire rien de bon. J’ai vérifié, c’était mauvais. J’ai exagéré mes sentiments pour lui, mais il ne pouvait pas me répondre dans le même registre. Il voulait que je ne sois pas vexée. Mars n’avait pas eu d’amour pour moi et ne pouvait donc pas m’écrire amoureusement. Nous n’étions que des amis, alors que moi, c’était toujours la même rengaine, de l’amour et encore de l’amour ! Baiser une amie, c’était plus excitant parce que c’était un peu incestueux. En plus, tout le monde savait que le fruit interdit était toujours le plus tentant. J’en ai marre ! C’était le moment pour que je lui montre mon beau cul, qu’il avait eu trop envie de sodomiser, et de lui montrer comment Adam avait couru après moi, à l’époque du Jardin. Mais non, je m’en suis retournée la queue entre les jambes, et je lui ai répondu d’une manière affectée sur l’amitié, et surtout comment notre histoire, vue de trop près, est devenue devant mes yeux un gâchis, son chef-d’œuvre, le tableau de notre relation, et que j’ai perdu l’exactitude de ma compréhention. Comme si je mourrais de désir qu’il me raconte comment ses amantes étaient belles, alors que moi, j’étais juste jolie, mais parce que j’avais de l’esprit, ou de l’intelligence, quoi que cela puisse signifier. Parce que je suis une bêta sans cerveau, qui lui écrit sur l’art, sur l’œuvre de notre relation, que c’était à lui de me dire que je devais me retirer un peu pour voir, ah, mais quelle beauté ! Comment toutes ces taches floues de tableau retrouvent leur forme, et leur chair. Il m’a répondu immédiatement. J’ai été intelligente, mais encore vindicative et complexée, fière comme une poule orientale, et il m’a pardonné. Cela m’a plu. J’etais tombeé si bas que je pouvais lui lécher les pieds. Et pourquoi ? Parce qu’il m’avait fait gémir sans que je bouge, sans que je le veuille, même sans qu’il me touche. Je gémissais dès le premier jour quand j’ai lu : “Mais votre français n’est pas horrifique” ! Une poule, piquée jusqu’au sang par un coq, voilà ce que j’ai été. En réponse Mars m’a envoyé des baisers. Eve souriait contente parce que sa tactique fonctionnait. Finalement elle avait eu au moins deux milles ans. Je me débarrassai de mon anxiété. J’ai été grâciée et ma tête n’a pas roulé dans la poussière, tranchée par son indifférence. En outre ses baisers me semblaient de vrais baisers. Eve pinçait ses lèvres ironiquement. Elle ne reconnaissait que les cloches du mariage, et ne donnait jamais sa confiance à un tel jésuitisme. Lilith n’espérait pas arriver à ses fins par des moyens avisés, mais la politique d’Eve a mérité mes éloges quand même, bien que je n’ aimais pas du tout la pratiquer. La politique est un véritable bordel. Un moment je tentai même d’écrire à Mars le proverbe bulgare sur le nouveau bordel qui ne pourrait pas être fait avec de vieilles putes. C’est-à-dire que les politiciens n’étaient que des putains. Peut-être j’aurais choqué sa bienséance française. On ne sait jamais ce qui ferait bien l’affaire. Mais je n’étais qu’une novice de couvent. Mars et tous les Français ont tant de mots pour dire “membre” et “vulve” qu’il me serait impossible de les traduire en bulgare sans devenir risible. Alors comment puis-je l’impressionner avec un mot comme bordel ! En France quand on trempe le biscuit tout le monde fantasme, à conmencer par queue, bâton, tige, sabre, épée, charrue, ancre, et encore boîte à bijoux, gaine, chatte, grotte, et de mousse de forêt, de gant de velours, et ainsi de suite. Au début, j’ai pensé qu’il s’agissait de métaphores, mais non ! Dans le dictionnaire médical à côté de “membre” sagement prenait un air d’importance le mot “verge”. Ici, en deux mots on a tout dit, mais Mars me marmonne que je suis prolixe comme une byzantine. Il me reprochait mon style, et ne comprenait pas que c’était ma solitude qui lui parlait. J’étais devenue muette de solitude, et m’enivrais de ses mots. Je me suis souvenu soudainement d’un écureuil, et de papillon, d’un manche à balai, et encore des prunes à ébranler. Mais le Bulgare était quand même une langue métaphorique. Je suis une fleur étrangère, poussée sur le sol des Balkans, bien que le climat français n’exerce pas du tout une bonne influence sur moi, car les pensées en moi ont poussé hautes et drues. Je suis toute couverte de rejetons, mais il n y a personne pour m’élaguer. Seigneur, envoie quelqu’un pour couper mes mauvaise herbes et que je donne des fruits !


Dans la maison de Marie, Fernand à tâtons cherche l’interrupteur sur le mur. La nuit est tombée soudainement et il voit à peine. Ensuite, il renonce et monte l’escalier étroit à l’aveuglette. Sur le palier l’interrupteur se trouve sous ses doigts. La lumière l’aveugle, en lui portant un coup droit aux yeux. Les champignons sont toujours posés sur le bar, et la grande salle de séjour n’a plus maintenant pour lui une odeur étrangère. Ils ont laissé une trace de mousse et de moisissure, douce, invisible. Le salon est spacieux et vide. Le carrelage est nu, il n’y a pas de tapis. "Un couvent" — pense Fernand. Le mobilier est en bois et les murs blancs sont toujours nus. Un tableau d’algues bizarres qui ressemblent à des tentacules d’animaux marins qui s’élèvent en spirales, les rend encore plus déserts. Sa femme Anne avait rempli la maison avec des pots et des statuettes en marbre, de pierres peintes en or qui brillent dans les récipients de verre en forme de cuisses de femmes. La maison de Fernand crie le prénom d’Anne. Marie ne se voit pas là, elle n’est visible nulle part. Fernand se penche pensivement pour prendre la bouteille. Il se dit : "Merde, son passé a disparu”. Il imagine à quel point tout doit être caché quelque part dans l’obscurité la plus sombre du cerveau de Marie. La maison est comme une toile vierge sur laquelle rien n’a jamais été peint. Fernand choisit une bouteille. Sa curiosité combat la mauvaise conscience, la culpabilité et il jette un coup d’oeil par la porte entrouverte dans la chambre à coucher. Le lit est vaste. Il y a un petit cintre métallique et une garde-robe, cachée dans un creux du mur. L’ascétisme de la pièce le stupéfie. Les lampes de chevet, le seul cri de luxe de toute la maison, sont rouges. Fernand imagine comment Marc penètre le corps de Marie, devenu rose dans la lumière, comment elle gémit sous lui. Dans la chambre voisine clignote l’ordinateur. Fernand s’assied devant lui.

Lilith, j’ai trouvé Mars. Son prénom est Marc, mais tu le sais, donc. Il me semble un homme de bien. Tu sais, j’ai rencontré ici une femme. Elle est sa voisine, et je t’écris de sa maison. Ce que tu voulais qui soit fait est déjà fait, Lilith. Mars ne t’a pas oubliée. Mais je ne crois pas que tu puisses jamais le récupérer. C’est sûr, j’ai admis qu’entre vous l’histoire ait eu lieu. Au moins, je veux dire, qu’elle ait commencé. Je ne sais pas ce que tu as fait, et commen tut l’as effrayé. Je suis un peu pompette, Lilith. Je ne sais rien de plus. Je pense à inviter cette femme à sortir avec moi. Tu ne seras pas fâchée, j’espère. Fernand


Fernand place la bouteille sur la table, puis jette du bois dans le feu. La braise éclaire la table. C’est beau.
— Qu’est-ce que tu fais dans la vie, Fernand ? C’est ton prénom, Fernand, non ? Je suis un peu distrait, ne te vexe pas !
— Je surveille, et assiste un groupe de bénévoles qui s’occupent des enfants orphelins. Un travail comme tous les autres, bien que l’on dise qu’il soit noble. Tu sais, c’est triste, et cela me ruine, ce travail. J’ai moi-même des enfants et parfois, je voudrais en adopter au moins encore deux. Il faut de la vigueur pour un travail comme le mien. Je n’en ai pas. Cela ne se fait pas seulement de bon cœur. Le caractère, une volonté de fer, prendre le dessus, voila ce qu’il me faut, et cela m’aurait été plus facile, si j’avais eu une volonté ferme.

Marc se penche un peu pour ouvrir la bouteille. Il ne se verse qu’un demi verre. Il regarde Marie et lui dit que son vin est bon. Qu’il l’avait déjà goûté. Fernand sent comment la jalousie lui perce le cœur. Il a ce sentiment qu’il avait été trempé de convoitise dès l’instant où il était entré dans la cour de cette maison. Il se sent bizarre. Marc est gentil et un bon interlocuteur. Sa voix est un peu distante, vibrante comme s’il avait une plume caressante dans sa gorge. Fernand pense à Lilith, enchantée par cet accent étrange pour elle, par son moi absent.

— La charité, je crois, est une philosophie qui confine à la religion, ou presque. Pour se dévouer à elle il faut de la patience et du calme. Sinon, ça risque d’aller jusqu’au fanatisme. C’est ma pensée, Fernand, mais peut-être que je me trompe ? J’ai moi-même des problèmes avec ça.
Marc avait connu un clochard, un pauvre. De temps en temps il lui donnait quelques euros. En retour, ils ont eu ensemble de longues discussions politiques. Marc pense que bien qu’elle soit digne, même l’aumône doit être méritée. Cet homme sans domicile avait valu la peine. Il était anarchiste tendant vers le fascisme. Mais la misère ne pouvait rien engendrer d’autre. Elle ne respire que l’air de l’extrêmisme.
— Ne le juge pas si sévèrement, Marc. Chaque homme a une histoire. Tu ne peux pas la connaître.
— Quelle histoire, Marie ! Une femme l’a recueilli, l’a baigné, rasé, et finalement l’a pris dans son lit. Hier je l’ai vu boire de la bière dans un café. Il fumait et m’a fait un geste amical de la main. Finalement on a échangé pas mal de propos sur la vie. Je voudrais recueillir moi-même une belle clocharde dans ma maison. Fernand, si t’en connais une, dis-moi. A propos, comment as-tu rencontré ta femme… Lilith, la Bulgare ?

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