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Les vies d’Eva 

dimanche 9 janvier 2011, par Sophie Képès

Eva, la cousine germaine de mon père, naquit en 1913 à Budapest, Hongrie.
Deux ans plus tard, son propre père fut tué à la Grande Guerre, du mauvais côté de la ligne de front. Une habitude chez les Magyars, tout au long du XXème siècle.
En 1919, à la chute de l’éphémère République des Conseils, lors de la Terreur blanche qui s’ensuivit, la mère d’Eva, l’ayant revêtue de son seyant manteau qui la faisait tant ressembler au Petit Chaperon rouge, l’envoya chaque jour à l’école tout en se lamentant à l’idée que les forces armées de la répression, au vu de cette couleur subversive, fusilleraient sa fille séance tenante. Et cela sans jamais penser à teindre ledit manteau. D’une manière générale, il semble que sa mère avait quelques difficultés à l’aimer.
A seize ans, Eva, devenue une ravissante jeune fille, envoya une déclaration passionnée à l’acteur vedette des scènes budapestoises, qui avait presque le triple de son âge. Séduit par ses dons épistoliers et d’autres qualités plus tangibles, la vedette en fit aussitôt sa maîtresse et l’introduisit dans les cercles de l’avant-garde artistique. De cette expérience, Eva forgea un aphorisme qui devait lui servir pendant soixante ans : « Il n’y a vraiment que l’avant-garde qui n’évolue jamais ».
Elle collectionna les conquêtes masculines et ne revint plus chez elle que pour y dormir, mais cela ne lui suffisait pas.

Quelques années plus tard, en tant qu’agent de liaison du Parti Communiste clandestin, elle fut chargée de conserver dans sa chambre de jeune fille, sous son matelas, la caisse noire alimentée par la radieuse Union Soviétique. Les représentants de l’ordre réactionnaire perquisitionnèrent dans l’appartement familial, mais, respectueux des lois en vigueur, n’entrèrent pas dans la chambre d’Eva où celle-ci, allongée sur son lit, feignait de dormir. Leur mandat s’arrêtait à la porte des pièces privées. Leurs adversaires, une fois parvenus au pouvoir, se moqueraient bien de ce genre de scrupule.
Devenue comédienne, Eva interpréta avec ferveur des pièces de théâtre révolutionnaires dans des caves clandestines. Agent de liaison du PC hongrois illégal, elle se faisait passer, dans le but de justifier leurs rencontres fréquentes, pour la maîtresse de son dirigeant. Ce dernier avait tendance à abuser de la situation et à interpréter leur comédie au pied de la lettre. Des décennies plus tard, dans les manuels d’histoire officielle de la Hongrie communiste, Eva furieuse devait découvrir que la fiction s’était muée en réalité, et qu’elle resterait dans les mémoires comme la fidèle compagne d’un type qu’elle ne pouvait pas souffrir.
En 1937, elle émigra à Berlin où elle fréquenta les membres du Bauhaus, tout en répétant des ballets modernes accompagnés au piano par un certain Joseph Kosma, futeur auteur de la célèbre rengaine Les Feuilles mortes. Inspirée du répertoire tzigane, il l’aurait improvisée en une seule après-midi, selon la légende.
L’hydre nazie se faisant de plus en plus menaçante, en 1938 Eva rejoignit Paris où elle fut embauchée comme danseuse dans divers spectacles et connut, entre autres, l’acteur Roger Blin et le photographe Robert Capa. Le jour de tempête où un arbre en tombant fracassa le crâne de Ödön von Horvath, grand dramaturge hongrois sur le point d’émigrer en Californie pour y travailler dans le cinéma, elle était en train de répéter un ballet au théâtre Marigny, tout près de là.
En France, Eva avait renoncé à sa vocation première de comédienne, persuadée qu’elle ne pourrait jamais surmonter totalement son accent magyar - ce qui atteste de sa lucidité. C’est alors qu’elle tomba enceinte d’un juif hongrois et renonça également à sa carrière de danseuse, optant sans regret pour les joies de la maternité.
La Drôle de Guerre éclata et son homme s’enfuit dans le Midi. Eva tomba dans la misère et dut demander la charité avec son bébé dans les bras. Elle se tourna vers la Mission catholique, qui la renvoya sous prétexte qu’elle n’était pas catholique. Les protestants et les juifs firent de même. Seuls les quakers lui donnèrent du pain sans lui poser de question. Elle obtint quand même qu’une officine chrétienne lui commande des cartes de voeux pour Noël, qu’elle peignit de nuit dans un hôtel garni du quartier Saint-Sulpice, quand le bébé dormait, à la chiche lumière d’une ampoule. En découvrant l’une de ses gouaches évoquant l’accouchement de la Vierge Marie (une matrice dilatée et sanglante, le petit Jésus est encore invisible), l’Eglise lui retira définitivement sa confiance.

Voici Eva en 1940 pendant l’Exode, poussant un landau sous les bombes, en route vers Marseille où s’est réfugié son homme. Quand la Zone libre cessa de l’être, celui-ci fut déporté, et Eva supplia qu’on la déporte avec lui, se proclamant juive alors que, affirmait-elle, elle ne l’était pas (ce qui reste à prouver). Mais elle n’obtint pas gain de cause. Son homme eut la chance de rester en vie jusqu’à la Libération. Elle le retrouva à l’hôtel Lutétia, sous la forme d’un squelette vacillant et mutique.
Ils eurent deux autres enfants, puis décidèrent de se marier. Le jour de la noce, le principal problème d’Eva fut de trouver une nounou pour garder ses trois marmots pendant qu’elle se rendait à la mairie.
Ensuite, la famille habita dans un superbe appartement du XVIème arrondissement, qui avait l’inconvénient d’abriter des phénomènes paranormaux : coups frappés dans les murs et poignées de portes tournant toutes seules. Terrorisée, Eva serra les dents stoïquement pour que ses enfants ne remarquent rien. Vingt ans plus tard, ceux-ci lui révélèrent qu’ils avaient eux aussi tout vu et entendu, mais sans être effrayés puisque leur mère ne réagissait pas.
A cette époque, Eva s’adonna de nuit à une quête ésotérique sous la direction d’un maître mystérieux, et étudia l’alchimie pendant des années. Puis elle rencontra un autre maître, indien celui-là, qui l’initia à d’autres ascèses. Elle s’assoupit pendant une conférence ennuyeuse du célèbre Krishnamurti, mais le rêve qu’elle fit pendant son somme l’impressionna et elle ne sut plus que penser de ce maître-là. Elle refusait de parler en détail de la phase mystique de sa vie.

Elle fut atteinte d’une maladie inclassable et resta allongée pendant un an. Puis elle fut guérie par une parole anodine prononcée par un étranger.
Elle vendit des objets précieux qui lui venaient de sa mère, des cadeaux que les Habsbourgs avaient faits à sa famille quand ils venaient chasser sur ses terres, dans les forêts de Transylvanie où l’on rencontre des ours et des loups, mais guère de vampires.

Quand elle eut cinquante ans, elle se sépara de son mari sans lui demander un sou. Le jour même, elle s’acheta des pinceaux, des tubes de peinture à l’huile et des panneaux de bois et, folle de joie d’avoir recouvré sa liberté, remonta au cinquième étage de son appartement de la rue Cujas pour y entamer une carrière de peintre. Elle peignit ses fantasmes et ses souvenirs de voyage, ses visions oniriques, des symboles alchimiques, les portraits de ses petits-enfants, des paysages influencés par la Renaissance italienne, des sirènes, des griffons et des oiseaux, les fleurs qui poussaient sur son balcon sans qu’elle les ait semées - ce qui l’émerveillait toujours.
Elle était la cible des calomnies du reste de la famille, comme il se doit s’agissant d’une femme qui se permettait d’être aussi impudemment elle-même : on la traitait de putain, de droguée, de violente, ingrate, égoïste - que sais-je encore.
Avec moi, elle se montra toujours tendre, drôle, curieuse, attentive. « Quel dommage que tu n’aies pas d’enfants, disait-elle. - Pourquoi ? - Parce que c’est tellement bien d’avoir des petits-enfants ! »
Eva vécut encore plus de trente ans dans un dénuement volontaire, son épaisse chevelure blanche tombant jusqu’à ses reins, assise en tailleur sur un linoleum si usé qu’il ressemblait à une toile fauviste, entre les caisses à savon qui lui servaient de bibliothèque et des rideaux cramoisis en loques, peignant ses tableaux magnifiques qu’elle exposait parfois et donnait souvent, relisant les poèmes que ses amoureux lui avaient dédiés, entourée de sa nombreuse descendance. Jusqu’à la fin elle conserva la souplesse d’une danseuse, un sens de l’humour éclatant, et fut sujette à des dépressions subites.
Un jour, Eva me dit qu’elle était impatiente de mourir, de se débarrasser du vieux manteau usé qu’était devenu son corps ; elle désirait qu’il soit brûlé pour en revêtir un neuf, renaître et réaliser enfin, dans sa prochaine vie, sa vocation de comédienne. « Et toi, que voudrais-tu être dans ta prochaine incarnation ? » me demanda-t-elle. Je réfléchis, et répondis que je préférais ne pas renaître, qu’une seule existence me suffisait largement. « Tu n’aimes donc pas la vie ? » répliqua-t-elle en souriant, me donnant matière à réflexion pour plusieurs années.
Eva s’est éteinte à l’été 1994. Si l’on découvre quelque part sur Terre une nouvelle Sarah Bernhardt, qu’on me prévienne. Où que ce soit, je ne veux pas manquer de la voir régner sur les planches, comme elle en rêvait.

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