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Le Rêve d’un esclave noir 

vendredi 19 février 2010, par Alphonse de Lamartine

TOUSSAINT.
 
Avancez,
Mes enfants, mes amis, frères d’ignominie !
Vous que hait la nature et que l’homme renie ;
A qui le lait d’un sein par les chaînes meurtri
N’a fait qu’un cœur de fiel dans un corps amaigri ;
Vous, semblables en tout à ce qui fait la bête ;
Reptiles, dont je suis et la main et la tête !
Le moment est venu de piquer aux talons
La race d’oppresseurs qui nous écrase... Allons !
Ils s’avancent ; ils vont, dans leur dédain superbe.
Poser imprudemment leurs pieds blancs sur notre herbe :
Le jour du jugement se lève entre eux et nous !
Entassez tous les maux qu’ils ont versés sur vous :
Les haines, les mépris, les hontes, les injures,
La nudité, la faim, les sueurs, les tortures,
Le fouet et le bambou marqués sur votre peau,
Les aliments souillés, vils rebuts du troupeau ;
Vos enfants nus suçant des mamelles séchées ;
Aux mères, aux époux les vierges arrachées.
Comme, pour assouvir ses brutaux appétits,
Le tigre à la mamelle arrache les petits ;
Vos membres, dévorés par d’immondes insectes,
Pourrissant au cachot sur des pailles infectes ;
Sans épouse et sans fils vos vils accouplements,
Et le sol refusé même à vos ossements,
Pour que le noir, partout proscrit et solitaire,
Fût sans frère au soleil et sans Dieu sur la terre !
Rappelez tous les noms dont ils vous ont flétris,
Titres d’abjection, de dégoût, de mépris ;
Comptez-les, dites-les, et, dans notre mémoire,
De ces affronts des blancs faisons-nous notre gloire !
C’est l’aiguillon saignant qui, planté dans la peau,
Fait contre le bouvier regimber le taureau ;
Il détourne à la fin son front stupide et morne.
Et frappe le tyran au ventre avec sa corne.
Vous avez vu piler la poussière à canon
Avec le sel de pierre et le noir de charbon ;
Sur une pierre creuse on les pétrit ensemble ;
On charge, on bourre, et feu ! le coup part, le sol tremble.
Avec ces vils rebuts de la terre et du feu,
On a pour se tuer le tonnerre de Dieu.
Eh bien ! bourrez vos cœurs comme on fait cette poudre :
Vous êtes le charbon, le salpêtre et la poudre ;
Moi, je serai le feu ; les blancs seront le but !
De la terre et du ciel méprisable rebut,
Montrez en éclatant, race à la fin vengée,
De quelle explosion le temps vous a chargée !
 
(Il se penche, et écoute un moment à terre.)
 
Ils sont là !... là, tout près,... vos lâches oppresseurs !
Du pauvre gibier noir exécrables chasseurs,
Vers le piége caché que ma main va leur tendre,
Ils montent à pas sourds et pensent nous surprendre.
Mais j’ai l’oreille fine, et, bien qu’ils parlent lias,
Depuis le bord des mers j’entends monter leurs pas.
Chut !... leurs chevaux déjà boivent l’eau des cascades ;
Ils séparent leur troupe en fortes embuscades,
Ils montent un à un nos âpres escaliers :
Ils les redescendront, avant peu, par milliers.
Que de temps pour monter le rocher sur la butte !
Pour le rouler en bas, combien ? une minute !
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Avez-vous peur des blancs ? Vous, peur d’eux ! et pourquoi ?
J’en eus moi-même aussi peur : mais écoutez-moi...
Au temps où, m’enfuyant chez les marrons de nie,
Il n’était pas pour moi d’assez obscur asile,
Je me réfugiai pour m’endormir, un soir,
Dans le champ où la mort met le blanc près du noir,
Cimetière éloigné des cases du village,
Où la lune en tremblant glissait dans le feuillage.
Sous les rameaux d’un cèdre aux longs bras étendu,
A peine mon hamac était-il suspendu,
Qu’un grand tigre, aiguisant ses dents dont il nous broie,
De fosse en fosse errant, vint flairer une proie.
De sa griffe acérée ouvrant le lit des morts,
Deux cadavres humains m’apparurent dehors :
L’un était un esclave, et l’autre était un maître.
Mon oreille des deux l’entendit se repaître,
Et quand il eut fini ce lugubre repas,
En se léchant la lèvre il sortit à longs pas.
Plus tremblant que la feuille et plus froid que le marbre,
Quand l’aurore blanchit, je descendis de l’arbre
Je voulus recouvrir d’un peu du sol pieux
Ces os de notre frère exhumés sous mes yeux.
Vains désirs, vains efforts ! De l’un, l’autre squelette,
Le tigre avait laissé la charpente complète,
Et, rongeant les deux corps de la tête aux orteils,
En leur ôtant la peau les avait faits pareils.
Surmontant mon horreur : « Voyons, dis-je en moi-même,
Où Dieu mit entre eux deux la limite suprême ;
Par quel organe à part, par quel faisceau de nerfs,
La nature les fit semblables et divers ;
D’où vient entre leur sort la distance si grande ;
Pourquoi l’un obéit, pourquoi l’autre commande. »
A loisir je plongeai dans ce mystère humain,
De la plante des pieds jusqu’aux doigts de la main ;
En vain je comparai membrane par membrane :
C’étaient les mêmes jours perçant les murs du crâne.
« Mêmes os, mêmes sens, tout-pareil, tout égal,
Me disais-je ; et le tigre en fait même régal,
Et le ver du sépulcre et de la pourriture
Avec même mépris en fait sa nourriture !
Où donc la différence entre eux deux ?... Dans la peur.
Le plus lâche des deux est l’être inférieur. »
Lâche ? Sera-ce nous ? Et craindrez-vous encore
Celui qu’un ver dissèque et qu’un chacal dévore ?
Alors tendez les mains et marchez à genoux :
Brutes et vermisseaux sont plus hommes que nous !
Ou si du cœur du blanc Dieu nous a fait les fibres,
Conquérez aujourd’hui le sol des hommes libres !
L’arme est dans votre main, égalisez les sorts !
 
LES NOIRS, avec acclamations.
 
Liberté pour nos fils, et pour nous mille morts !
 
TOUSSAINT.
 
Mille morts pour les blancs, et pour nous mille vies !...
Les voici, je les tiens ! leurs cohortes impies
Sur nos postes cachés vont surgir tout à coup.
Silence jusque-là ! puis, d’un seul bond, debout !
Qu’au signal attendu du premier cri de guerre,
Le peuple sous leurs pieds semble sortir de terre !
Chargez bien vos fusils, enfants, et visez bien !
Chacun tient aujourd’hui son sort au bout du sien.
A vos postes ! allez !
 
(Ils s’éloignent. Toussaint rappelle les principaux chefs, et leur serre
la main tour à tour.)
 
A revoir, demain, frère !
Ou martyrs dans le ciel, ou libres sur la terre !
 
(Après un moment de silence. )
 
Mais il faut vous laisser conduire par un fil,
Sans demander : « Pourquoi ? Que veut-il ? que fait-il ? »
Que chaque âme de noir aboutisse à mon âme !
Toute grande pensée est une seule trame
Dont les milliers de fils, se plaçant à leur rang,
Répondent comme un seul au doigt du tisserand ;
Mais si chacun résiste et de son côté tire,
Le dessin est manqué, la toile se déchire.
Ainsi d’un peuple, enfants ! Je pense : obéissez !
Pour des milliers de bras, une âme c’est assez !
 
LES NOIRS.
 
Oui, nous t’obéirons : toi le vent, et nous l’onde !
Toussaint sur Haïti, comme Dieu sur le monde !
 
TOUSSAINT.
 
Eh bien ! si vous suivez mon inspiration,
Vous étiez un troupeau : je vous fais nation !
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(Ils tombent à ses pieds.)
 
Fragment publié en 1843.

P.-S.

Extrait de "Recueillements poétiques",1839 (Édition de 1863)

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