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Le Régional 

lundi 20 juin 2011, par Henri Cachau

Malgré leurs têtes baissées, leurs dos arc-boutés, leurs muscles saillants, tendus, luisants d’embrocation, la visière de leur casquette vous dérobant une partie de leur personnalité, dès les premiers hectomètres parcourus vous aurez remarqué chez certains compétiteurs une aisance, un coup de pédale avantageux, chez d’autres plus rageurs, un jeu de jambes moins harmonieux, saccadé, ainsi que décelé cette farouche volonté habitant les meilleurs prêts à faire basculer le sort à la seule force de leurs jarrets. Cependant, n’allez pas désobligeamment penser qu’un sportif ne peut être décrit que comme un bloc plus ou moins compact de tendons et de muscles, activant bielles et pédaliers en ce qui concerne la gent cycliste ; une mécanique froide, bien huilée, programmée en vue de la victoire du prix de la boucherie Sansot ! Que l’intelligence et l’intuition n’interviennent pas dans ces courses échevelées, ces parties de manivelles correspondant à cette kermesse à laquelle nous participons bernés par la joyeuse incertitude du sport !...Vous n’oublierez pas l’art d’apprécier les distances, celui d’une lecture adéquate de la topographie, notamment des zones propices aux attaques, l’acquisition d’une maîtrise des différentes stratégies de course requérant de la clairvoyance et de la lucidité, un état de grâce permettant aux champions d’exception d’apposer leur touche finale ; rappelez-vous l’élégant Koblet, se peignant avant le franchissement de la ligne d’arrivée !…

Spectateurs, il faudrait de l’intérieur que vous puissiez apprécier comment s’étire, s’effiloche, se disperse, se rabiboche, à nouveau se secoue, se morcelle, se scinde en groupes bariolés, avant d’éclater le peloton. Ce serpentin multicolore navigue à vue, zigzague entre trottoirs, bas-côtés, ronds points, etc., habité par autant de soubresauts que de montagnes russes, de dos d’âne, de passages à niveau empruntés. Sur son parcours à peine avez-vous le temps de repérer les gars du club, de relever les dossards des favoris, de décrypter les publicités de tel commerçant quincaillier, celles d’un marchand de cycles ou d’automobiles. Chuintant et chamarré cet ensemble mobile glisse à même le macadam sous les vivats, les encouragements discriminatoires de la masse salariale amassée en ces jours de fêtes votives – autrefois caractérisées par des processions religieuses serpentant entre des reposoirs fleuris, accompagnées de chants et cantiques, s’achevant par des vêpres solennelles !... Surnagent de ce tohu-bohu de fréquents vas-y Jaja (un champion en exercice), des vas-y Papa ou vas-y mon chéri ! Des encouragements auxquels les coursiers demeurent insensibles, puisque nez au vent, affaissés au ras de leurs destriers mécaniques, leurs casquettes abaissées occultant de vilains rictus, dans la fureur et la sueur ils s’expliquent, leur commune excitation s’accentuant à cet instant où le speaker annonce sur le prochain passage de la ligne, une prime offerte par la boucherie… Du bord de la chaussée, entomologistes amateurs de cette faune pédalante, de ce microcosme ambulant, bigarré et chatoyant, se fractionnant sous les effets de multiples escarmouches, vous aurez remarqué que ces cassures résultent de tentatives d’échappées, de fugues personnelles. Vous y aurez relevé un mimétisme d’homériques gestes donnant droit à de mémorables mêlées, des concerts d’injures, lorsque chus à terre dans un inextricable maelström de cadres, de roues, de dérailleurs, de pédaliers, de guidons, à coups de poings et de pompes à vélo les concurrents règlent leurs litiges… Pour éviter cette pagaille les leaders s’extirpent dès l’entame de la compétition avant de plus tard, lors du dernier tour, tenter une ultime sortie ; ce dernier passage provoque l’affolement des équipiers s’escrimant aux avant-postes, par toutes sortes de ruses essayant d’assurer la victoire du patron ou celle d’un grégario désigné ; puisqu’il faut l’être une fois dans sa vie, ce régional de l’épate ! comme si finement le déclarait Antoine Blondin … C’est à ce titre que prétendait ce régional, ce bien nommé Mobylette, capable sur des kilomètres, d’étirer un peloton, d’en favoriser, multiplier les cassures ; dans son dos, tout en l’injuriant, de nombreux coursiers pratiquaient l’élastique puis écoeurés se relevaient…

Avant de faire la course en tête, de la prendre à son compte, longtemps il fit partie des sans-grades, d’obscurs porteurs d’eau assujettis aux ordres péremptoires de leurs directeurs sportifs ou capitaines de route. Chez ces besogneux confrontés à de conflictuelles conditions de course, de partage des taches et des prix, l’on déteste les francs-tireurs, ces suceurs de roue qui se débinent, s’échappent en facteur, exploitent le labeur général en laissant assurer leur part de boulot par d’autres concurrents, puis débouchent sur les derniers mètres afin d’ajuster le vainqueur désigné s’apprêtant, bras élevés, à franchir la ligne. Des rats ! c’est ainsi que ceux de l’ombre surnomment ces fricoteurs, dès lors surveillés, muselés, interdits de toute échappée solitaire. Hélas, ces margoulins ne manquent jamais d’alliés de circonstance, de fieffés coquins issus d’équipes plus huppées ou revanchardes, dotées en talents naturels et riches sponsors ; mais allez lutter contre un esprit de tricherie, puisque une question de génétique, d’atavisme ancestral la filouterie sportive !... A compter de ce jour où Mobylette se révéla à lui-même, se permit une première escapade en préfigurant de futures, les gros bras le prirent en considération, commencèrent à lui filer le train, se fixèrent sur son porte bagage ; bientôt les spécialistes lui reconnurent les qualités d’un tout terrain, d’un grimpeur hors pair, ayant jusque-là, dans l’anonymat le plus total roulé sa bosse, usé un nombre incalculable de boyaux et cuissards sur les circuits des alentours, par ailleurs connaissant à la perfection celui emprunté pour ce grand prix de la boucherie Sansot. Lors de ses entraînements reconnu mètre après mètre son bosselé parcours si propice aux attaques, parcouru en tous sens durant d’innombrables nuits blanches d’avant compétition, y rêvant de victoires, de titres ; bien qu’il ne faille pas vendre la peau de compétiteurs plus malheureux ou maladroits, abonnés à la roue de l’infortune, jusqu’au jour de leur inopinée rencontre avec ce soigneur ou ce produit miracle !… Dès qu’il levait son cul de sa selle ou activait ses mollets de coqs, c’était l’hallali, la curée, de sacrées parties de manivelles ; dès que la pente s’accentuait il s’élevait sans efforts apparents, reléguait ses dépités adversaires, les uns après les autres abandonnant la poursuite tout en maugréant, pestant contre ce fils de P… ! Conforté par de retentissants succès, en appelant d’autres selon les prédicatives déclarations des journalistes sportifs, Mobylette abandonna son ancienne fonction de cerbère, se consacra à son nouvel emploi de champion ; il y excella, alluma d’intempestifs pétards, assura de fulgurants démarrages, tira des bords, des sacs, mu par de fortes poussées d’adrénaline ou plus improbable une transcendance religieuse, au grand dam de ses pairs prit la course à son compte... Des collusions, des groupes s’organisèrent, par le biais de folles chasses les outsiders s’essayèrent à recoller à sa roue ; des haines, des jalousies se fomentèrent, certains directeurs sportifs le jugèrent byzantin, rusé, ombrageux – ne portait-il pas à même la peau des amulettes, des images saintes ? Les coursiers se récrièrent sur le train d’enfer qu’il menait, alors qu’incapables de le reprendre, rejetés à l’arrière vainement ils se tiraient la bourre ; jaloux, suspicieux, ouvertement les anciens leaders avancèrent l’emploi de potion magique, de topettes, le prétendirent sous influence de gourous, d’amphétamines ! Suspect il le devint, comme en son domaine particulier tout être dominateur, tôt ou tard pris en défaut d’abus de pouvoir, car ne venait-il pas à la barbe des meilleurs, d’enlever l’ultime prime offerte par les garages… puis détaché, de gagner ce prix de la boucherie Sansot, l’un des mieux dotés de la région !… Cette énième, suspecte victoire amena les plus lucides à parler d’un changement d’époque, d’une inéluctable révolution du monde de la compétition cycliste…

C’est au moment où l’ardoisier, monté à sa hauteur, lui indiqua qu’il revenait à vingt sept secondes du groupe d’échappés, dont sortirait le vainqueur de l’épreuve, que Mobylette dut disjoncter... Ce championnat régional manquait à son palmarès, il s’y était préparé comme jamais, et ce n’était pas cet incident mécanique – un dérailleur récalcitrant ! – l’ayant retardé au moment le plus crucial de l’épreuve qui allait perturber un champion de sa trempe. Selon les méandres, le profil du circuit, en point de mire il avait les fuyards, qui profitant de l’aubaine s’étaient tirés alors qu’il mettait pied à terre en attente de sa voiture suiveuse ; ferme dans sa résolution de les rattraper, il n’avait pour objectif que cette imminente jonction pouvant lui permettre de conserver une possibilité de victoire… Dans ce genre d’exercice de poursuite au long cours les derniers mètres à combler sont les plus difficiles, car le poursuivant est à bout de souffle, proche du relâchement physique ou mental, alors qu’au devant, le voyant revenir, les fugitifs en rajoutent afin de maintenir ou augmenter l’écart. Arc-bouté sur sa machine, concentré sur l’effort, essayant de le moduler sur ceux dont il se rapproche à chaque tour de roue, Mobylette grignotait et du temps et de l’espace, à ses côtés l’ardoisier lui confirmait ses menus mais progressifs gains, et il se pourrait que dopé par l’annonce d’un dernier écart de seulement quinze secondes il ait perdu les pédales, se sachant piètre descendeur eut décidé de jouer son va-tout…

Après avoir basculé au sommet de la dernière difficulté à seulement quelques encablures des échappés, déterminé, grisé par la vitesse – peut-être l’absorption de produits illicites ? – et une exaltation résultant d’un excessif crédit en sa bonne étoile, il s’engagea dans un numéro de haute voltige. Un funambulisme jugé proportionnel à cette possibilité de sécurité entrevue par des champs de maïs disposés de chaque côté de la route, des plants arrivés à maturité, hauts et compacts, pouvant en cas de chute lui assurer un confortable matelas de végétation. Enhardi par cette fausse assurance Mobylette redoubla sa prise de risques, minimisa les périls correspondant à l’état précaire de la chaussée, des nids de poule et des nappes de gravillons s’ajoutant au fort pourcentage de la pente ; fustigé par les chiffres allant décroissant et les exhortations de ses soigneur et mécanicien s’égosillant dans son dos : « Allez Moby ! Encore quelques mètres ! Ne réfléchis pas ! Grand braquet et tu fonces ! Tu les rejoins, place un contre et tu gagnes ! », obéissant, surexcité, il ajouta une ou deux dents à son braquet, et cette anodine manœuvre déstabilisant homme et machine lui fit perdre tout contrôle… Pour, non pas comme il l’envisageait auparavant venir mollement s’affaler sur les plans de maïs, mais s’enfiler dans une travée, avant de quelques mètres plus loin se fracasser sur les montants d’une charrette… « Je peux vous assurer que votre tête a bien résisté au choc, champion ! » lui annonça le chirurgien alors que sur son lit d’hôpital Mobylette tachait de se récupérer de multiples fractures…

Durant sa rééducation il reconsidéra cette ultime épreuve, s’insurgea contre l’ardoisier et son directeur sportif l’ayant, d’un apparent accord, trompé sur le véritable écart le séparant des fuyards, qui largement dépassait la minute lorsqu’il entreprit sa folle poursuite. Sciemment, ils l’avaient incité à une inutile prise de risques, alors que grand seigneur, malgré la vilenie de ces anciens compagnons d’échappée il acceptait la défaite… Dans le café des sports de votre ville, vous l’avez côtoyé ce malheureux régional, entre deux verres prenant à témoin ses inconditionnels obnubilés par ses victoires dont il n’en a retenu, non pas l’avers, mais l’amer de chaque médaille... À haute voix il analyse son échec, s’interroge sur la course en général, cette loterie autorisant les plus folles espérances tout en ne ménageant ni effets de surprise ni aléas ravageurs. Mobylette réfléchit sur son inconséquente vision de ce critérium que représente la vie en général, sur l’inanité de devenir ce régional de l’épate, aussitôt titré qu’oublié ! Sur son impulsivité l’ayant conduit, pour la seule beauté du geste, à prendre d’inconcevables décisions, ainsi que sur la fragilité de ce branle-bas, de cet éreintement, qui au-delà de tout exploit personnel ou engagement d’un savoir-faire, autorisent un incertain résultat ! … Aujourd’hui, grâce à l’apparition de matériaux composites, Kevlar, Carbone, etc., à l’accaparement de son sport par les médias – les seuls diététiciens et chimistes y trouvant leur compte – devenu spectateur Mobylette continue de s’interroger : si au lieu de prétendre à l’exploit, à la gloire d’un jour, il n’eut pas mieux fait de demeurer attentif à son mobile entourage, métissé, multicolore, de musarder, heureux, en queue de peloton ?...

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