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Excursion 

lundi 12 janvier 2004, par Jean-Patrice Dupin

Comme on a pas de carte, on sait pas si c’est à gauche qu’il faut prendre, ou bien si c’est pas plutôt à droite. Aucune indication. Il y a bien la passagère à l’avant qui donne son avis : c’est à droite, là, j’en suis sûre, c’est à droite, mais son sens de l’orientation est pas des plus fiables, elle l’a prouvé en d’autres occasions, voilà pourquoi sans doute son voisin pour sa part a plutôt envie de prendre à gauche ; après tout c’est lui quand-même le conducteur ; quant à moi je sais pas trop quoi dire, vu que ça fait bien une heure que je somnole sur la banquette arrière et que volontiers je continuerais, si l’arrêt soudain du véhicule m’avait pas tiré brusquement de mes rêveries. Comme il faut bien que je donne moi aussi mon opinion, que je fasse au moins semblant de m’intéresser tant soit peu au problème, je dis comme ça qu’en ce qui me concerne j’ai plutôt envie d’aller à droite, je pourrais bien aussi dire le contraire, ou proposer qu’on fasse carrément demi-tour, mais ça j’ose pas, je pense plutôt que peut-être c’est pas le moment idéal pour faire du mauvais esprit. Quoi qu’il en soit, après un instant de silence perplexe, on se met à discuter, on avance tour à tour divers arguments sans trop de rapports tout compte fait avec la question, d’où sort quand-même l’idée que c’est pas en restant plantés à ce carrefour qu’on risque d’atteindre un jour ou l’autre notre destination ; là dessus au moins on est tous tombés d’accord. Donc c’est le conducteur qui met fin au débat ; il s’exclame bon puisque c’est comme ça on va à droite, et brusquement il démarre, l’air de dire moi ça m’est égal, je conduis c’est tout, on va pas passer la nuit ici de toute façon, n’empêche que c’était à gauche, j’en suis sûr, vous verrez bien que j’avais raison mais ce sera trop tard, vous l’aurez voulu, bien fait pour vous. Du coup la passagère essaie la conciliation et dit que si au bout d’un moment on trouve pas, on aura qu’à demander à quelqu’un, je sais pas, un indigène, un agriculteur par exemple, tiens, mais ça tombe un peu à plat : elle voit bien comme nous qu’on est en pleine nature, dans un coin particulièrement désertique. Donc, après cet incident, on est tous un peu tendus, enfin tendus n’exagérons rien, ce sont surtout le conducteur et la passagère qui sont tendus, alors qu’en fait pour ma part je me sens plutôt bien dans cette voiture, avachi sur la banquette arrière, je profite du paysage, du mouvement, je suis pas très impatient, tout bien considéré, d’atteindre le but officiel de notre excursion. Un petit village perdu au fin fond de la campagne, du plus haut pittoresque à en croire le guide régional, qui lui attribue deux étoiles, une assez remarquable église romane et un bon quart de page sur le marché couvert : je vois pas bien l’intérêt, surtout qu’aussi loin que je me souvienne, j’ai jamais été un grand fanatique des marchés couverts. Du reste on roule et toujours pas le moindre village, ni même la moindre pancarte. En plus, depuis que le ciel s’est couvert, le paysage a pris aspect assez lugubre. Parfois on traverse un hameau désert : trois fermes décrépites avec des volets clos, un tracteur ici ou là, une moissonneuse rouillée au bord d’un talus ras. À un moment on manque même d’écraser un chien. Bon, ça fait deux heures qu’on roule et toujours rien, je vous l’avais bien dit, c’est pas par là : le conducteur suggère qu’on fasse demi-tour. On reviendra une autre fois avec la carte on prendra aussi un appareil-photo, histoire de faire les choses en grand. Pour le moment il est tard, et puis surtout on a plus beaucoup d’essence. Cette dernière remarque, articulée sur un ton qui se veut neutre, est accueillie par un silence glacial. Si c’est une plaisanterie, elle est pour le moins déplacée. Mais c’est pas une plaisanterie. On fait demi-tour. En plus il a décidé d’être pénible, le conducteur ; il profite de la situation pour prendre sa revanche, assez bassement d’ailleurs, et pendant qu’on se partage sombrement un vieux paquet de biscuits, il ajoute que quand-même c’est dommage qu’on ait oublié la carte, vraiment c’est bête. On désigne en l’occurrence la passagère, spécialement chargée au départ de cet aspect de la logistique. Assez sèche, elle répond que bon, on a oublié la carte, on a oublié la carte, ça avance à rien de se lamenter toutes les cinq minutes parce qu’on a oublié la carte, et d’ailleurs on aurait pu aussi s’inquiéter un peu plus tôt du niveau d’essence. Ça clôt la discussion. C’est le moment ou jamais de mettre une cassette dans l’autoradio. Mais on sait pas laquelle choisir : il y a toujours quelqu’un qui est pas d’accord. Le conducteur finit par dire mettez ce que vous voulez, je m’en fous, et la passagère nous inflige alors un vague chanteur dont l’organe héroïque et larmoyant tarde pas à tous nous horripiler (on entend pas bien les paroles, heureusement, à cause du bruit du moteur ; c’est déjà ça). En attendant, il va pas tarder à faire nuit, et impossible de retrouver le carrefour à partir duquel on s’est perdu. Il est loin à présent, le village pittoresque ; il est plus du tout d’actualité ; on espère seulement qu’on va pas tomber en panne d’essence avant d’avoir rejoint des régions plus densément peuplées. On l’imagine du reste assez bien comme ça, le village pittoresque : le silence absolu d’une demi-douzaine de ruelles sombres, l’église romane comme toutes les églises romanes, on entre on sort on a tout vu, enfin pour couronner l’ensemble la ténébreuse perspective du marché couvert qui me fait froid dans le dos rien que d’y penser : ne nous attardons pas. Rentrons. De fait on a surtout pas envie de passer la nuit là ni de faire quinze kilomètres à pieds avec un jerrican. Qu’il nous tarde de trouver une route un peu plus large, un peu plus fréquentée, avec en prime quelque pancarte judicieuse, et peut-être même, comble du bonheur, une authentique station-service ! Mais non. Rien d’autre qu’une succession de petits sentiers à peine goudronnés, à peine assez larges pour laisser passer la voiture, pleins de trous imprévus et de tournants mauvais. On essaie d’en rire malgré tout ; on se raconte des histoires de fantômes errants, de maisons maudites, de lutins nocturnes, de raccourcis que jamais on trouve, mais on en mène pas large, au fond, on voudrait quand-même bien être ailleurs. Cependant le niveau d’essence baisse toujours, et la jauge, insensible à nos regards suppliants, reste bien décidée à atteindre le zéro absolu dans les délais les plus brefs. Du coup, quand la voiture enfin s’arrête, ça surprend personne ; c’est même presque un soulagement : cette fois plus de doute, on passera la nuit là. On est trop isolé, il fait bien trop noir pour envisager quoi que ce soit d’autre. On se regarde sans rien dire. On remonte les vitres parce qu’il commence à faire froid. Pour passer le temps, au début, pour détendre l’atmosphère, le conducteur propose qu’on fasse un jeu. Il a des dés dans la boîte à gants, drôle d’idée quand j’y pense mais enfin c’est comme ça. Bon, du coup on joue aux dés, au fond ça nous fait du bien même s’il faut tout le temps aller en chercher un qui a roulé sous un siège ou quelque part dans les environs du levier de vitesses. La passagère trouve même le moyen de sortir de son sac un petit flacon de gin qu’on se partage joyeusement ; bientôt c’est l’hilarité générale. Après quoi on a un peu tendance à jeter les dés n’importe où n’importe comment : une vraie bataille rangée. On s’est jamais si bien entendu tous les trois. Jusqu’au moment où la passagère se prend un dé dans l’oeil : l’ambiance résiste pas à ce douloureux coup du sort. On se tait. On regarde chacun de son côté par la fenêtre la plus proche dehors ; on voit rien. Chacun de son côté on se met à rêvasser, à essayer tant bien que mal de s’endormir ou à faire semblant, pour avoir au moins la paix. C’est là en fait que je commence à plus me sentir bien. Je me demande ce que je fais là dans cette voiture avec ces gens, sans réussir à trouver la moindre réponse valable. J’arrive plus à comprendre pourquoi j’ai accepté cette excursion, ça m’apparaît tout à coup complètement ridicule. Je donnerais n’importe quoi pour être ailleurs, oui, tiens, être chez moi bien tranquille dans un lit confortable, dans la chaleur calme de ma chambre. Au lieu de quoi je suis là stupidement recroquevillé sur la banquette arrière d’une voiture en panne, à des kilomètres de tout lieu habité, avec pour seule perspective cette nuit qui s’annonce interminable, beau résultat vraiment, splendide réussite à mettre à mon actif. Je finis quand-même par m’endormir au bout d’un moment mais toute la nuit : cauchemars entrecoupés de semi-réveils pour changer tant bien que mal de position. Pour détendre autant que possible mes jambes, mes bras, mon cou ankylosés. Le matin, je suis le premier à me réveiller. Je regarde les deux autres encore endormis, leur corps inerte dans le demi-jour, et dans mon esprit un peu vaseux mes cauchemars de la nuit viennent se mélanger à ce spectacle matinal. Tout ça est assez pénible. Lorsque enfin ils ouvrent les yeux à leur tour, on reste comme ça un moment sans rien dire, un peu bêtes, un peu mal à l’aise et puis le conducteur finit par proposer d’aller chercher de l’essence ; qu’on l’attende là ; il va essayer de faire vite, mais enfin il sait pas combien de temps ça va prendre. Or moi non plus je sais pas combien de temps ça va prendre, mais ce que je sais en revanche, c’est que je veux surtout pas rester là à attendre désœuvré tout seul avec la passagère au milieu de cette campagne abominable ; cette perspective m’est pour tout dire pas tolérable, sans que je sache trop pourquoi d’ailleurs, sans raison vraiment valable, juste ce mélange de sentiments pénibles et cette certitude qu’il faut pas rester là une minute de plus. Donc je propose d’y aller, moi, chercher de l’essence, et devant mon empressement, les deux autres finissent par accepter. En m’éloignant, j’ai l’impression d’une véritable délivrance.

J’ai marché pendant pas mal de temps avec mon bidon vide le long de chemins déserts, jusqu’au moment où, alors que j’y croyais plus, j’ai fini par tomber sur une route un peu plus fréquentée. J’ai fait du stop. Un type en camionnette a fini par me prendre : un moustachu. Ça tombait bien, il devait s’arrêter lui aussi pour prendre de l’essence. En attendant il parlait sans discontinuer. C’était son beau frère qui le rendait aussi loquace, à ce que j’ai compris, et aussi fataliste, mais j’écoutais pas vraiment : je répondais machinalement oui ou non, ou tiens tiens, j’y connais rien en beaux frères, de toute façon. Arrivé à la station j’ai rempli mon jerrican. J’avais plus qu’à rebrousser chemin, retourner à la voiture, mais quelque chose encore m’en empêchait. La voiture en panne dans ce chemin sinistre. Les deux autres qui m’attendaient. Mes cauchemars de la nuit. Tout ça se mélangeait, se confondait de sorte que l’idée même de retourner là bas me causait une véritable répulsion. Alors, quand j’ai vu mon moustachu qui regagnait sa camionnette, j’ai pas hésité longtemps : je me suis précipité ; je l’ai presque supplié pour qu’il accepte de me ramener chez moi. Quelques temps plus tard, seul au milieu de mon appartement, j’ai posé mon bidon et poussé un soupir de soulagement. Après quoi sans plus penser à rien je me suis jeté sur mon lit et j’ai dormi profondément pendant plusieurs heures d’affilée. Les deux autres, au fait, je sais pas. Ils ont dû sans doute m’attendre au début. Ensuite probablement ils se sont fait une raison, et puis ils ont trouvé un moyen quelconque. Pour rentrer. Je suppose. Je les ai pas revus.

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