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Srebrenica, 11 juillet 

jeudi 11 septembre 2008, par Stéphane Tirilly

Lorsque je sors du taxi devant l’hôtel international, il fait encore nuit ; ou plutôt, une aube noire et bleue, où la façade illuminée du Musée national resplendit blanche de l’autre côté de l’avenue. De petits groupes patientent près du grand bus de couleur rouge. J’allume une cigarette. Un couple âgé, à qui je demande l’heure, m’interroge sur ma nationalité. Ils paraissent étonnés et touchés en apprenant que je me suis déplacé depuis Paris. La pluie commence à tomber. Trois autres bus viennent se placer derrière le premier. Je me hâte de monter dans le dernier bus, où il n’y a guère plus d’une dizaine de passagers. La pluie devenant intense, dans la nuit orageuse, je devine à peine les lumières de la ville que nous quittons.
Les bus s’engagent sur une route étroite et sinueuse, au milieu d’un paysage de vallées vertes et encaissées, de monts boisés, de rivières couleur de boue dont les abords sont parfois rehaussés de petits détritus. Un ciel noir, zébré d’éclairs impressionnants, pèse sur ce paysage champêtre battu par la pluie, où s’égrènent des maisons et des meules paysannes. A l’occasion d’un arrêt, des policiers en imperméable sombre viennent inspecter les bus avec des miroirs et des détecteurs ; puis nous repartons. Le trajet va durer encore plusieurs heures. A un moment du parcours j’aperçois un hameau de petites maisons préfabriquées où des cheminées fument. Je ne me lasse pas du panorama et des sinuosités de la route, où dans le matin pluvieux un soleil inattendu finira par percer, baignant une portion de vallée verte autour d’une rivière. Et alors que le convoi s’allonge sur la route toujours étroite, apparaissent de nouveaux policiers, en imperméable bleu-noir, postés un à un au bord du chemin à intervalles très réguliers, placés solitaires aux emplacements les plus inattendus, et qui nous tournent parfois le dos ostensiblement.
La pluie cesse. Le paysage s’élargit et nous passons près d’une ville accrochée à des coteaux dont les pentes ondulent doucement, éclaircies par les cultures. On s’imagine volontiers faire des photographies, et les touristes finiront bien par (re)trouver le chemin de ce coin reculé d’Europe. Mais l’heure très matinale et les rues désertes ne suffisent pas à expliquer l’impression morne. Nous traversons un village où l’on restaure une mosquée à l’écart, tandis qu’au centre se dresse une église flambante neuve. Puis c’est une litanie triste de maisons détruites au bord du chemin, ici et là consolée de reconstructions. .
Je suis ému quand je vois le panneau de la ville dans les deux alphabets, latin et cyrillique. A l’intérieur du bus un écran de télévision repasse en boucle les mêmes images : le général implacable jette des friandises à des enfants apeurés. C’était il y a dix ans ; ce 11 juillet 2005, le bus traverse, sous des regards sans guerre apparente, le centre de Srebrenica.

Les devantures en alphabet cyrillique s’effacent tandis que le bus s’éloigne du centre de la petite ville. Les remplacent des maisons que l’on rebâtit, à l’approche du mémorial ; et bientôt le bus avance lentement le long d’un mur de clôture, le long d’un immense cimetière, avant de tourner là où se tient la police militaire serbe lourdement équipée, puis de s’arrêter devant l’usine désaffectée de Potocari.
On a annoncé la venue du président de Serbie ; ce n’est pas, en principe, le leur, mais les policiers serbo-bosniens sont nombreux pour assurer la sécurité. La vallée étroite entre les monts magnifiquement verts, magnifiquement indifférents, enserre l’espace du mémorial étiré le long d’une pente, et la route étroite où les véhicules affluent : polices, journalistes, organisations internationales, et aussi ces bus remplis de familles, et ces groupes de marcheurs qui surgissent soudain avec des drapeaux, accompagnés de militants. Un trop-plein de réel se presse dans un espace limité. .
Les bus familiaux viennent se garer sur une sorte de vaste pelouse, les chauffeurs manœuvrant non sans enguelades policières. Sur l’herbe des groupes se sont assis, comme s’ils entamaient un grand pique-nique. De jeunes employés en combinaison orange s’activent à nettoyer les abords de l’usine pour la conférence et les officiels. Trois navettes nerveuses surgissent, afin d’embarquer ceux qui souhaitent visiter le charnier le plus récemment exhumé. Un moment d’hésitation me fait manquer le coche (sans trop de regret), les véhicules vite complets repartant aussitôt.
Après une attente indéfinie, les navettes ramènent les visiteurs du charnier (la boue macabre qui macule les chaussures s’essuie sur le gazon), pour la conférence qui débute dans le décor vide et sombre de l’usine. Les auditeurs sont conduits dans une salle déserte, que l’on a munie d’une tribune et de chaises blanches où des feuilles déposées indiquent les noms de chacun (personne n’en tient compte pour s’asseoir). Le chef religieux des musulmans bosniaques cite Martin Luther King et Isak Samokovlija (écrivain bosno-juif) ; les professeurs de Sarajevo parlent du génocide dans des discours longs ; une jeune fille arrivée en retard prend place discrètement et ajuste sur ses cheveux un fin voile blanc ; tout au fond, dans l’obscurité, se tient un policier militaire serbe qui doit entendre, à défaut d’écouter.
Dehors, la cérémonie commence. Une cohue calme et pleine de fatalité converge vers le mémorial, alors qu’un hélicoptère vrombit, gros frelon filant dans le ciel. Le portail d’entrée avec détecteur électronique semble resserré pour étrangler tout ce peuple qui se presse, sans bousculade pourtant, s’épandant ensuite dans l’enclos de ses morts. Il se met à pleuvoir, et des religieux bosniaques, habillés de longs manteaux noirs et de turbans blancs, déploient maintenant d’élégants parapluies.
Il est bien difficile de décrire un fouillis de physionomies rudes ou lisses, - il faut y renoncer. On peut dire simplement qu’un petit monde traditionnel, rural et ouvrier, qui fut peut-être auto-suffisant, à l’ordinaire si éloigné de l’Histoire en majesté, piétine désormais un immense cimetière, marchant sur les chemins dallés ou sur l’herbe boueuse et humide. Avançant lentement vers une rumeur, des chants religieux ou des discours funèbres, il voudrait occuper tout l’espace de l’enclos, mais ce n’est pas possible. L’Histoire est là, débarquées des airs lointains au milieu des dépouilles.
Pour capter cette heure historique, la répercuter en échos démultipliés, les télévisions se sont plantées non loin du mur d’enceinte, sous des auvents. Des journalistes positionnés sur des chaises pliantes fixent les moniteurs où ils peuvent contempler les visages des discoureurs, qui se nomment Europe, France, Etats-Unis, ONU, Banque Mondiale..., et entendre les regrets éternels et les proclamations politiques. Le président serbe (déjà renvolé dans son hélicoptère) a fourni quelque chose qui, selon l’avis des commentateurs, peut apparaître comme l’amorce d’une excuse. Cependant il n’a pas livré les deux principaux accusés (toujours en cavale), ni précisé leurs adresses*.
On pourrait passer et jeter un regard distrait, vaguement étonné, en se demandant : qui sont ces gens qui prétendent enregistrer les visages de l’Histoire ? Puis se faufiler plus avant dans la foule, noyé au milieu de la cérémonie musulmane (où le chef religieux prie en arabe, mais traduit ses sermons bosniaques en anglais), et demeurer bêtement debout quand tous les croyants s’inclinent et se prosternent à terre. A moins qu’un libre-penseur, rétif aux génuflexions, n’offre la protection de sa stature massive. Les femmes sont silencieuses, cheveux couverts.
Quand les discours se taisent, que la prière cesse, alors seulement ils passent ; cercueils drapés de vert, portés par des mains endeuillés sur des files impassibles. Mais il faut s’écarter, ne pas empiéter sur ce deuil, où éclatent maintenant les pleurs, les hurlements, tandis que les mains creusent la terre pour les défunts, après dix ans d’attente et d’incertitude. Une journaliste française parle à la télévision, quand derrière elle les cercueils continuent de passer. Elle hésite, manque son texte, puis reprend : “C’est avec une profonde émotion que les Bosniaques commémorent le dixième anniversaire de la chute de Srebrenica et le massacre, en juillet 1995, de 8000 habitants de la ville. 600 victimes dont les corps ont été récemment identifiés sont aujourd’hui inhumées dans le cimetière-mémorial, qui rassemble désormais près de 2000 tombes. De nombreuses personnalités européennes et internationales...” Elle s’interrompt de nouveau. La fatigue peut-être. Elle recommence son texte pour la troisième fois, mais les cercueils n’ont pas cessé d’avancer. Un jeune couple (la jeune femme ayant couvert ses cheveux d’un voile léger) filme avec une petite caméra les cercueils, la foule, et enfin cette journaliste qui tente de s’adresser au monde, qui tente de dire l’événement.
Placardés sur les murs de l’enceinte, des listes de noms et de dates de naissance ; des noms masculins, des dates d’hommes jeunes ou vieux, des litanies familiales. La foule aux visages graves commence à se répandre par le goulot de la sortie ; des groupes partout sur la route, des véhicules immobilisés, des jeunes avec leurs bouteilles de coca. Les policiers serbes, aussi professionnels que distants, assurent le bon ordre d’un événement qui les concerne le moins possible, savent demeurer à leur place, discutent avec leur télévision. Sur le chemin qui mène à Srebrenica un monument aux victimes serbes de la région a été édifié : c’est un enclos avec une croix massive, et ses dimensions sont sans commune mesure avec celles du mémorial de Potocari.
Une conférence de presse s’improvise devant l’usine. Des caméras encerclent une personnalité, un noir américain qui s’exprime dans un anglais châtié. Il représente, pour son pays, les Droits de l’Homme, et se montre élégant et déterminé dans ses paroles. A côté de lui des adolescents qui se sont approchés, très perplexes, arborent involontairement des bouteilles de coca. .
L’immense embouteillage sur la petite route épuise les heures de cette journée. Les bus parviennent à peine à bouger ; la cérémonie est terminée depuis longtemps, les religieux bosniaques ont rangé turbans et manteaux longs dans le coffre de leurs mercédès ; et pourtant, la foule continue à affluer, des familles parcourent à pied la route obstruée après avoir abandonné les véhicules inutiles. La noria des voitures officielles, internationales ou policières sature le chemin, les envoyés de l’Histoire retardent inexorablement ceux qui viennent de trop loin honorer leurs morts, ou trop tardivement, car il n’ont pas pu prendre la route dès l’aube. Les policiers serbes, affirme-t-on, font preuve de leur côté d’une inertie maligne.
Dans le bus qui se dégage interminablement de la vallée de Potocari, j’écoute la discussion de deux militants. L’un rattache le drame de Srebrenica à la geste perpétuelle de l’oppression capitaliste (il imagine ici une vie autarcique, avant la tragédie, entre ruralité et usine communiste - nous sommes bien loin de l’urbaine Sarajevo, la capitale où en cette semaine de grandes affiches contemporaines reproduisent des t-shirts exhumés des charniers, "articles of clothing found on a victim of genocide" qui arborent en inscription liberty sur un fond clair tâché de boue et de mort). L’autre militant évoque précisément la vie des réfugiés dans les villages de préfabriqués, la construction illégale d’une église orthodoxe sur un terrain spolié, et tout à l’heure, lorsqu’à la tombée du jour nous quittons enfin Potocari, il montre aux abords de la route un bâtiment délabré et sinistre qui fut le théâtre d’une des exécutions de masse.
Avant cela, nous revoyons, dans un soir lumineux, les maisons qui renaissent avec leurs jardins et des familles assemblées sur les terrasses. Nous retraversons le centre "serbe" de Srebrenica, où passent quelques femmes aux cheveux couverts et un dignitaire islamique. Le cimetière a été finalement laissé à l’intimité de familles et de pèlerins qui s’attardent. Sur le coucher de soleil se détache la silhouette d’un jeune enfant courant au milieu de la mer des tombes. Aucun photographe n’est là, heureusement, pour en tirer un cliché facile.

Elle a attendu dix ans pour enterrer son mari, elle avance essoufflée sur le chemin en dépassant les bus immobilisés ; mais elle arrive trop tard, après l’inhumation.
Elle renonce ; mais elle envoie son fils en avant, comme un éclaireur du deuil. Il arrive juste à temps pour voir le cercueil entrer en terre.
Il assiste à l’inhumation des restes de son frère, identifiés dans le charnier grâce à une montre d’un modèle rare - la même qu’il porte aujourd’hui, dix ans plus tard.

*L’un des deux accusés, qui répond au nom de Radovan Karadzic, a été arrêté à Belgrade en juillet 2008.

P.-S.

Une première version de ce texte a été publiée en 2005.

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