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Pour un devenir-monstre de l’édition en ligne 

vendredi 25 février 2011, par Clément Bulle

« Les éditeurs, singulièrement les petits, n’ont plus la possibilité de lire tout ce qu’ils reçoivent. La publication sur le réseau offre à certains une solution de remplacement, qui n’est guère satisfaisante dans l’état actuel des choses. » [1] Il est vrai que l’édition en ligne prend parfois l’aspect, quand ce n’est pas celui d’une escroquerie commune à certains services d’auto-édition « papier », celui d’une industrie de recyclage des innombrables manuscrits rejetés du circuit classique. [2] Le refuge des laissés-pour-compte, des recalés : ceux des majors de l’édition française, mais aussi de l’édition indépendante, comme des officines de la littérature expérimentale. Mais peut-être aussi la naissance d’un nouveau vivier satirique organisé, et distinct des formalisations des tenants de la « cyberlittérature ».

Attractions

Certains voient même dans l’édition en ligne une « remise en cause du roman formaté publié par la grande majorité des éditeurs-papier, mais en même temps elle permettrait une réactivation de la littérature expérimentale devenue trop confidentielle ». [3] Hypothèse intéressante, mais peut-être à affiner de la manière suivante : d’une part le « roman formaté » des maisons d’édition à vocation commerciale a d’ores-et-déjà son envers expérimental dans les petites structures éditoriales spécialisées, qui génèrent elles-même un contingent d’auteurs labellisés. D’autre part, la littérature expérimentale ne semble pas si « confidentielle » que cela, à en juger par le foisonnement de ce champ. A tel point qu’on peut émettre une autre hypothèse, à savoir que l’attraction qu’il exerce ne suscite-notamment sur Internet- rien d’autre que des œuvres en conformité, en quête d’intégration à l’économie globale du secteur : trop adhésif pour être incisif. Tant qu’Internet continuera d’être investi comme antichambre à la « vraie » publication, dans l’espoir de voir son œuvre repérée, il n’y a qu’amertume et désillusion à attendre pour les auteurs, et consensus et répétition des mêmes recettes, des mêmes présupposés pour la littérature.

Fétichismes

La rencontre autour de partis-pris distinctifs, d’exigences, de refus, de confrontations, bref, autour d’une ligne éditoriale : c’est de là que l’édition en ligne devrait partir, idéalement, afin d’exercer sa propre force de préhension, de réactivation, devenir véritablement « puissance de transformation ». [4]
Car s’il s’agit bien d’écrire des livres, ceux-ci,dématérialisés, ne seront pas manipulables, et ne pourront pas être exposés sur les rayonnages de la bibliothèque ; il n’y aura pas non plus de dépôt physique à la BNF et donc inutile de rêver au futur petit chercheur du XXII ème siècle qui tombera sur votre chef-d’œuvre inconnu pour le révéler à la face du monde. Et non, pas de tirage minimal à 500 exemplaires, et donc pas de subvention à attendre, ni beaucoup d’espoir d’en tirer quelque activité dérivée que ce soit, type performance, atelier d’écriture, résidence, ou dédicaces en salons : le numérique ne saurait avoir le prestige du papier, ni la reconnaissance nobiliaire qui en découle.

Désacralisation du champ littéraire et des stéréotypes de l’écrivain, dépassement des supercheries du type pseudo-subversion subventionnée tirée sur vélin crèvecoeur de marais, numérotés de 1 à 40 [5] :

C’est effectivement à l’imaginaire mais aussi à l’investissement social du statut d’écrivain que l’édition en ligne incite à renoncer, au profit du texte, mais aussi de l’instauration de nouvelles relations entre éditeurs/auteurs/lecteurs [6]
Ce qui ne veut pas dire « crève le livre-papier ». Côté lecteur, on n’a pas fini de corner, surligner, écrire entre les lignes et dans les marges. Plaisir qu’aucun écran si tactile fût-il ne saurait valoir. Et sur un autre registre, côté auteurs cette fois-ci, on ne voudrait pas que la publication « papier » ne finisse plus que par marquer ce clivage entre ceux pour qui l’objet-livre constituera l’outil et l’insigne du travailleur culturel, et ceux pour qui l’écriture sera recherche déconnectée de son prolongement en « lien social ».

 
Transtextualités

Le support internet n’est bien sûr pas anodin. Internet ne devrait cependant dans la perspective ici tracée rester qu’un moyen, qu’un support. Non une fin. L’intérêt de promouvoir les mérites de la liseuse Sony MP368 ? De chanter les louanges de l’ePub ? De tailler des récits sur mesure pour Twitter ? Nul, sans conteste. Il n’est certes pas question de nier l’existence d’une « littérature numérique » exploitant les potentialités d’internet, au premier rang desquelles les ressources de l’hypertexte, si chères à Sterne et Swift. [7] Elles sont au contraire précieuses parce qu’elles favorisent les contre-pieds, les bifurcations, les détournements, les parodies : l’invitation à dépasser les culs-de-sac qu’on voudrait nous faire passer pour les futures voies royales ; ne pas « en » être, mais être contre : telles sont les implications littéraires et morales de ce contrat de lecture. Il sera commode pour beaucoup de n’y voir que plaisantes pochades, guignolades à passer impérativement sous silence : surtout, ne pas faire de publicité à ces indécences :

 Le rire est très exactement ce que l’époque ne peut plus du tout tolérer, encore moins produire, et qu’elle est même en passe de prohiber. « Rire de façon inappropriée », comme on a commencé à dire il y a une dizaine d’années sur les campus américains, est maintenant presque un délit. L’ironie, la dérision, la moquerie, la caricature, l’outrance, la farce, la guignolade, toute la gamme du rire, sont à mes yeux des procédés de description que l’âge de l’industrie de l’éloge ne peut évidemment pas supporter . [8]

Par rapport à l’ensemble du monde de l’édition papier, internet est dans une position subalterne, tenu dans le même écart qui est celui des refoulés (et de la légion des publiés anonymes) vis-à-vis de la publication « classique ». Et ça se bouscule au portillon. Encombrement. Vous connaissez l’antienne ? « Il n’y a jamais eu autant d’auteurs, jamais aussi peu de lecteurs ». Nouvelles pleines fournées de générations d’écrivains « maudits », produits de la massification, du déclassement, de l’individualisme, tous : destination pilon, édités ou pas. Tant pis ? Tant mieux. La rencontre de cette ex-centricité et de ce renoncement (à la mythologie et aux fonctions sociales de l’écrivain) peut constituer une chance de voir surgir du neuf et du vif. Internet pourrait ainsi devenir le média idoine (aux fictions à venir de le démontrer) pour le travail de ces écritures secondes, pour ce mauvais goût de l’irrévérence, de l’humour noir , pour toutes ces relations « transtextuelles », cette « littérature au seconde degré » [9], préoccupée de négativité, de prédation, excessivement friande en tout cas de toutes ces nourritures faisandées que les vitrines de la grande chaîne du livre font miroiter sur leur plateau : de cette distance et de cette digestion, de ces nerfs naîtront peut-être les nouveaux monstres : « La langue est un organisme vivant et qui, comme tel, se nourrit de ce qu’elle absorbe. Mais un organisme surtout dont la vitalité dépend de ce que ce pouvoir d’absorption devienne ou non puissance de transformation. » [10]

Notes

[1Pierre Jourde, « Confessions d’un lecteur de manuscrits », http://bibliobs.nouvelobs.com/blog/pierre-jourde/20090831/14141/confessions-d-un-lecteur-de-manuscrits, 31 août 2009

[2On distinguera donc l’édition en ligne de la simple mise à disposition d’un texte sur internet, en ce qu’elle implique un travail en collaboration entre un auteur et un éditeur numérique qui soient en phase, ainsi qu’une fonction de médiation remplie par ce dernier. De même que l’on pourra facilement distinguer les vrais éditeurs numériques des simples escrocs, par le fait que les seconds ne proposent jamais rien mais réclament toujours.

[3Rédaction ,« De nouveaux espaces pour la littérature ? », http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1023 , 2 septembre 2009

[4Voir ce que sont en train de réaliser les intéressantes éditions de l’abat-jour. L’éditeur Franck Joannic s’explique sur les attentes et les missions de cette maison d’édition. http://www.editionsdelabatjour.com/pages/Les_Editions_de_lAbatJour_cest-3909819.html.

[5« à la différence des époques pré-modernes, qui soumettaient l’artiste à la censure de leurs mécènes, à la différence aussi de l’époque moderne qui faisait de l’artiste émancipé et subversif la victime d’une société largement obtuse, l’époque contemporaine tente d’institutionnaliser la révolte et de faire coexister la subversion et la subvention ». Rainer Rochlitz, Subversion et subvention, Gallimard, 1994

[6Jean Clément « La littérature au risque du numérique », Document numérique 1/2001 (Vol. 5), p. 113-134.
http://www.cairn.info/revue-document-numerique-2001-1-page-113.htm.

[7ibid.

[8Philippe Muray, « Ce n’est qu’un début, continuons leur débâcle », Parutions.com, 23/01/2003

[9Gérard Genette, Palimpsestes - La littérature au second degré, Seuil, 1982

[10Annie Le Brun, Du trop de réalité, Stock, 2000

5 Messages

  • Aie aie, ça commence mal. Dès le début, je cite : " Il est vrai que l’édition en ligne prend parfois l’aspect, quand ce n’est pas celui d’une escroquerie commune à certains services d’auto-édition « papier », celui d’une industrie de recyclage des innombrables manuscrits rejetés du circuit classique."

    Non, l’auto-édition n’est pas une escroquerie, pluisque l’auteur auto-édité est seul. Il choisit en connaissance de cause de publier son propre travail, à ses frais, sans autre surprise que la diffusion de son oeuvre.

    L’escroquerie, dans bien des cas, c’est l’édition à compte d’auteur, ce qui n’est pas la même chose. Dans ce cas, on passe par un prestataire, un éditeur en somme, qui fait payer tout ou partie de la fabrication du livre.

    • Pour un devenir-monstre de l’édition en ligne 25 février 2011 11:56, par Clément Bulle

      Si la ligne de partage entre auto-édition et édition à compte d’auteur était si nette, notamment dans l’esprit des béotiens en la matière, dont je suis effectivement (n’ayant en outre aucun intérêt à défendre, comme cela semble être votre cas, le fond de commerce de l’auto-édition) ne pulluleraient pas ces "services" de compte d’auteur camouflés en auto-édition. Arnaque et gabegie des deux côtés de la frontière.

      • Je n’ai pas à défendre un fonds de commerce de l’auto-édition car ça n’existe pas.

        Il existe trois types d’édition : à compteur d’éditeur, à compte d’auteur et en auto-édition.

        A compte d’éditeur, l’auteur fournit un texte, l’éditeur prend à sa charge TOUS les frais de fabrication du livre, de A à Z.

        A compte d’auteur, l’auteur fournit un texte, et participe pour tout ou partie des frais de fabrication du livre.

        En auto-édition, déjà il n’y a pas de contrat puisque l’auteur est son propre éditeur. Ses seuls frais sont ceux de l’imprimeur.

        Certes un imprimeur peut être malhonnête. Mais les problèmes sont dans les contrats à compte d’auteur, où parfois le prestataire demande de renoncer aux droits d’auteurs sur les 500 premiers exemplaires vendus, imposent à l’auteur l’achat d’un certain nombre d’exemplaires, le tout couvrant les frais de réalisation.

        La ligne de partage entre auto-édition et édition à compte d’auteur est franche, nette et sans bavure.

        Mais effectivement, on voit des prestataires proposer de l’auto-édition. Ils ne savent pas ou font semblant de ne pas savoir la différence entre ces deux modes d’édition.

        • Pour un devenir-monstre de l’édition en ligne 27 février 2011 04:30, par Clément Bulle

          C’est peut-être l’un des principaux mérites du numérique que d’inciter,
          côté auteurs, à plus de lucidité, à moins de fétichisme vaniteux ; ce qui
          ne va pas dans le sens des profits considérables réalisés par les enseignes
          type lulu.com, quelle que soit la catégorie à laquelle celles-ci ressortent
          au sein de cette nébuleuse.

  • Pour un devenir-monstre de l’édition en ligne 18 mars 2011 10:28, par David Marsac

    Je découvre votre article via le site de Pierre Jourde et j’en apprécie les voies qu’il ouvre vers la constitution d’un "vivier satirique organisé". Il me semble à moi aussi que le rire subventionné (ou normalisé) est en partie à l’origine de la production, à la périphérie comme au centre de l’espace littéraire, de ces petits livres bien écrits agrémentés d’un brin d’humour, qui constituent la littérature d’aujourd’hui en machine à recycler les énergies subversives. Mais c’est aussi ce recyclage puissant et centripète qui donne prix à la subversion et aux tentatives excentriques. Je ne sais pas encore si la création d’un flux transtextuel sur le Net au détriment de la position sociale de l’auteur est susceptible de créer un espace d’absorption et de transformation de la langue littéraire propre à faire émerger de nouveaux monstres. Je me demande surtout à quoi ressembleront ces monstres et les moyens qu’ils auront de faire abstraction, tout en existant, d’un nom ou d’un positionnement social. Merci de votre article nourrissant.

    Voir en ligne : G.O.L.F. (2)

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