La Revue des Ressources

Memorandum 

mercredi 18 mai 2011, par Emmanuel Steiner

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il reste assis un long moment au bord de son lit, après avoir reposé le combiné du téléphone, sans parvenir à comprendre ce qui vient de lui arriver

à la voix qui lui demandait allô, McQueen ? il n’a pu bafouiller qu’un non, ce n’est pas moi, vous avez dû faire un mauvais numéro, avant que son interlocuteur ne raccroche, prononçant à son tour quelques vagues excuses d’une voix hésitante

le fait est que, l’espace d’un instant, il ne s’est pas reconnu sous le nom de McQueen, ces sonorités lui sont apparues étrangères, comme si elles ne lui avaient jamais appartenu

mais il ne s’agissait pas d’une erreur, McQueen c’est lui, il le sait bien, c’est le nom qu’il a appris à reconnaître depuis son enfance, alors pourquoi l’a-t-il tout à coup perçu comme légèrement différent du sien ?
son nom lui fait effectivement penser à l’un de ces tatouages que l’on applique sur la peau humidifiée, et qui part à la première douche pour peu qu’on le frotte avec suffisamment d’énergie

c’est comme si ce nom, au fil des années, au lieu de s’enraciner en lui, plonger dans les sédiments de son être jusqu’à ne plus pouvoir en être dissocié, s’en était au contraire détaché afin de remonter lentement à la surface

2

son premier réflexe est de débrancher la prise murale du téléphone afin de ne pas avoir à revivre le même épisode, pressentant qu’il ne pourrait, ne serait-ce que pour faciliter la démarche de son interlocuteur, articuler d’autre réponse que négative à la simple évocation de ce nom

il ne se serait reconnu sous aucun nom, d’ailleurs, comme s’il s’était en effet décollé de lui-même, légèrement à distance de ce McQueen que l’on demande au téléphone, mais pour lequel, malgré la meilleure volonté du monde, il ne saurait se faire passer

3

pour l’instant, il a besoin de comprendre pourquoi il ne peut plus admettre ce nom avec lequel il n’a pourtant jamais eu d’ennuis particuliers, si ce n’est quelques blagues du fait qu’il possède un célèbre homonyme star de cinéma des années 60-70, auquel il ne ressemble d’ailleurs pas du tout, non, il n’a jamais eu de mal à accepter son nom, au contraire, il tirait même une certaine fierté de ses sonorités britanniques

il n’avait pas non plus de problème d’ordre généalogique, il ne s’agissait pas pour lui de renier une filiation difficile, non, il n’avait jamais eu de soucis de ce côté-là, le problème venait d’ailleurs, quel qu’aurait été son nom, aujourd’hui, il l’aurait réfuté avec la même énergie

il se sent comme détaché de ce nom de McQueen, de cette identité devenue si pesante ces derniers jours, comme si cette farce stupide avait duré trop longtemps, et qu’il lui fallait maintenant y mettre un terme

ce nom, il s’en rend compte à présent, l’ennuie vaguement depuis plusieurs années, lui faisant ressentir une réelle incompréhension à saisir pourquoi il s’est vu attribuer celui-ci plutôt qu’un autre, pourquoi le hasard a-t-il voulu qu’il s’appelle précisément McQueen, et pas Spiderman  ?

cela lui semble en effet complètement absurde d’avoir à subir ce nom en toutes circonstances, personne n’avait jamais imaginé qu’il aurait pu se nommer autrement, tout le monde, y compris ses parents, professeurs et camarades de classe, semblait s’être mis d’accord pour l’appeler McQueen, mais pour combien de temps encore ?

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c’est bien la sensation d’un léger décollement qu’il éprouve, à la façon d’une décalcomanie, en ce sens qu’il est épuisé d’avoir à porter le poids d’une identité dont il se sent détaché, comme s’il aspirait en fait à en être délivré, devenir ou redevenir un simple anonyme, encore plus anonyme qu’il ne l’est aujourd’hui

pourquoi devrait-il être nommé, apparaître comme une individualité noyée dans la masse, pourquoi ne pas en faire partie en tant que simple élément, après tout, nomme-t-on les abeilles dans une ruche ? il n’a plus envie d’exister en tant qu’être particulier, il s’agit là, lui semble-t-il, du dernier mensonge de cette société, alors pourquoi ne pas retirer aux individus jusqu’à leur identité, pourquoi conserver ce dernier particularisme ? s’ils sont annihilés pour chaque chose, autant aller au bout de cette logique et les considérer comme des numéros, c’est pourquoi il voudrait désormais ne plus se reconnaître sous telle ou telle dénomination, mais vivre dans l’anonymat le plus complet

5

il s’allume nerveusement une cigarette, puis regarde par la fenêtre de son appartement le grand arbre sur lequel ne restent plus que quelques feuilles tremblant dans le vent, et à travers les branches duquel se détache, dans le ciel gris, cet étrange bâtiment à l’architecture vaguement japonaise

il tire une longue bouffée sur sa cigarette, puis décide de sortir sans même prendre la peine de rebrancher la prise murale de son téléphone, précaution qu’il lui semble, en cet instant, complètement inutile d’accomplir

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