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Marcel Schwob et Oscar Wilde 

lundi 17 août 2009, par Bernard Gauthier

« Grand, glabre, gras de face, sanguin de joues, l’oeil ironique, les dents mauvaises et avancées, une bouche vicieuse d’enfant aux lèvres molles de lait, prêtes à sucer encore. L’arc des sourcils et la lèvre est menteur ; la négligence affectée. Il a une longue redingote brune, un gilet singulier et un haut jonc à pomme d’or. En mangeant, et c’est très peu, il ne cesse de fumer à demi des cigarettes d’Egypte trempées d’opium. Terrible buveur d’absinthe, qui lui donne les visions de ses désirs - des tulipes rouges et jaunes écloses sur le parquet du Café royal à Londres, sous les pas d’un garçon mélancolique qui arrose en 8 comme un jardinier qui arroserait un jardin sans fleurs... Il a l’art du mensonge... Il s’arrête dans la rue devant une maison en construction, où travaille des maçons, et dit : “Aussitôt que je vois des gens qui font une chose utile (il rit), il me semble sur-le-champ qu’ils font une chose tout à fait inutile...” Je ne sais plus que faire, me dit-il à déjeuner chez Durand. Les idées me viennent en français, et très courtes, deux lignes à peine. Je ne peux pourtant pas vendre une guinée un conte de deux phrases... »
Dans son journal entrepris au début de l’année 1892, et vite abandonné, Marcel Schwob brosse le portrait saisissant, sans concession, d’un écrivain pour lequel il éprouve néanmoins une immense admiration. Quelques mois plus tôt, Oscar Wilde a été le « great event » des salons parisiens, comme le signale l’Echo de Paris du 19 décembre 1891. Marcel Schwob dirige le supplément littéraire du journal, aux côtés de Catulle Mendès ; malgré sa jeunesse, il occupe une place en vue dans le milieu littéraire parisien, qui a largement salué son premier recueil de contes, Cœur double. Selon Jean Lorrain, Schwob est le principal guide d’Oscar Wilde dans les salons parisiens : « [Il] s’était fait son pilote et son cornac ; il promenait à travers Paris cette gloire littéraire et, un beau jour, me l’amena. » Polyglotte et parfait angliciste, Schwob contribue à faire connaître l’œuvre de Wilde, traduisant en français le « Géant égoïste », que l’Echo publie le 27 décembre. Il lui dédie l’un des ses contes, « Le pays bleu », repris dans son deuxième recueil, Le Roi au masque d’or, qui paraît en 1892. L’envoi du recueil, conservé par Merlin Holland, porte la mention suivante : A Oscar Wilde, The prince with the splendid mask. En retour, Wilde dédiera à Schwob « La Sphinge ».
Léon Daudet, dans ses mémoires, relève ce qui rapproche les deux écrivains : leur commune admiration pour François Villon, leur attrait pour les classes dangereuses, le pittoresque des malfaiteurs et leur langage ; Wilde et Schwob, affirme-t-il, connaissent à fond le « slang », l’argot londonien. Une anecdote fameuse nous apprend qu’un jour, alors que Schwob passe prendre Wilde à son hôtel, celui-ci s’écrie : « Ma canne à pommeau d’or a disparu. J’étais hier soir avec les plus terribles créatures : bandits, voleurs, meurtriers - la compagnie que fréquentait Villon. Ils m’ont volé ma canne à pommeau d’or... » Mais Schwob retrouve la canne dans un coin de la pièce, ce qui agace Wilde : « C’est effectivement ma canne à pommeau d’or. Que c’est habile à vous de l’avoir trouvée. »
Jules Renard remarque chez Schwob, sur la cheminée, une photographie de Wilde. Il s’agit probablement de la photographie dédicacée qui a été redécouverte récemment et présentée lors de l’exposition de la bibliothèque municipale de Nantes consacrée à Marcel Schwob [1]. En cette fin d’année 1891, Oscar Wilde travaille à sa pièce Salomé, et met à contribution son entourage français, en particulier Pierre Louÿs et Schwob. Un soir, alors qu’il se trouve chez Lorrain en compagnie (notamment) de Schwob, il demande à voir le buste d’une femme décapitée, dont on lui a parlé, et qui lui évoque une Salomé se faisant trancher la tête par désespoir (« c’est la vengeance de Jean Le Baptiste »). La pièce paraît en 1893, imprimée à Paris. Schwob a relu les épreuves, en corrigeant quelques coquilles, mais en se refusant à amender le français de Wilde, dont il apprécie la saveur. La ferveur de Schwob est telle qu’il n’hésite pas, un jour, à faire un rapprochement entre Wilde et Shakespeare, note dans son journal Jules Renard ; le venimeux diariste présentant comme une confusion ce qui constitue plutôt un excès d’enthousiasme. Marcel Schwob se délecte aussi de la conversation de Wilde ; dans une « lettre parisienne » datée du 14 mai 1892 (éditorial adressé au journal de son père, le Phare de La Loire), il rapporte les propos suivants sur les attentats anarchistes : « M. Oscar Wilde... disait naguère dans un salon que les explosions des anarchistes n’étaient que les conséquences de [l’]instinct de détruire. Et, ajoutait-il, on peut comprendre cet instinct. L’homme se sent environné de tant de choses fabriquées et civilisées, qu’il éprouve le besoin de simplifier, et il en annule une partie. »
En mai 1893, Louÿs rompt brutalement avec son ami, lui reprochant d’abandonner femme et enfants au profit de Lord Alfred Douglas. Oscar Wilde demande à Marcel Schwob d’apaiser Louÿs, en vain. Les relations entre Wilde et Schwob ne furent pas non plus sans orage : Léon Daudet affirme qu’ils se seraient brouillés une douzaine de fois en six ans. Cela semble impliquer que les relations entre les deux écrivains aient continué au moment des procès et l’incarcération de Wilde. En avril 1895, tandis que le scandale bat son plein et que paraît en France le Portrait de Dorian Gray, le journaliste du Figaro Jules Huret s’en prend à Wilde et désigne ses amis parisiens : Jean Lorrain, Catulle Mendès et Marcel Schwob. Ce dernier envoie ses témoins ; à sa grande colère, ils se satisfont des explications du journaliste. Selon Daudet, qu’on peut supposer bien informé, Marcel Schwob et Robert Sherard auraient alors fait de nombreuses démarches pour tirer d’affaire Wilde, puis pour obtenir une atténuation de sa peine. De fait, le journaliste Sherard, fidèle à son amitié pour Wilde, fut l’un des tout premiers à le visiter en prison. Mais dans Twenty years in Paris, Robert Sherard se borne à indiquer que Schwob avait été l’ami de Wilde avant son infortune. Malheureusement, les lettres de Sherard à Schwob, qui auraient peut-être pu nous éclairer, demeurent inaccessibles. Marcel Schwob ne semble pas s’être associé à la pétition lancée par la revue La Plume en faveur de Wilde, pétition qui tourna d’ailleurs vite court. Et la correspondance entre Schwob et Wilde a disparu.
Après sa libération en 1897, c’est un Oscar Wilde brisé qui quitte l’Angleterre pour l’exil et l’errance. Le milieu intellectuel parisien accueille volontiers le proscrit, l’encourageant à publier, en vain. Vance Thompson, auteur américain qui travailla avec Marcel Schwob à l’écriture d’une pièce de théâtre, en 1900, nous raconte qu’ils rejoignaient vers cinq heures Wilde "abîmé" dans un petit café près du Palais-Royal, où habitait Schwob. Cependant, ce dernier n’est pas présent à l’inhumation de Wilde en décembre de la même année. En 1903, dans une lettre adressée à André Gide, il le remercie pour l’envoi de Prétextes, et tout particulièrement pour le texte qui évoque la mémoire d’Oscar Wilde : « J’y ai trouvé Oscar Wilde tel que je l’ai connu et tous ceux qui l’ont aimé et admiré vous auront de la reconnaissance. » Gide avait fait partie du petit cercle des amis français de Wilde au temps de sa splendeur ; dans son texte, il raconte une visite émouvante à Berneval. Mais il affirme aussi qu’Oscar Wilde n’était pas un grand écrivain... Jugement qui a dû faire sursauter Marcel Schwob. L’année suivante, en 1904, peu avant sa mort, il évoque avec son ami Byvanck cette époque révolue et prometteuse, « quand on découvrait Ibsen, Whitman, Oscar Wilde et Nietzsche... ». Phrase qui montre combien l’admiration de l’écrivain était restée intacte, quelles qu’aient été les vicissitudes de la relation entre les deux hommes.

P.-S.

Les éditions Gallimard ont publié en 1994 une traduction française de la biographie de référence d’Oscar Wilde, par Richard Ellmann, sobrement intitulée : Oscar Wilde.

Texte publié la première fois sur la revue des ressources en décembre 2006.

Notes

[1Je l’ai publiée dans le catalogue de l’exposition : Marcel Schwob : l’homme au masque d’or, Le Promeneur/Gallimard, 2006, page 59.

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