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Le théâtre des histoires 

A propos du Manuscrit trouvé à Saragosse de Jean Potocki

mercredi 24 février 2010, par Bernard Gauthier (Date de rédaction antérieure : 11 octobre 2004).

Les personnages du roman racontent leur histoire, racontent des histoires ; ce faisant ils se définissent par des points de vue sur le monde nécessairement limités et partiels, que déterminent les causes les plus diverses, à l’occasion paradoxales. Potocki garde sa distance, sans excès, sans jugement péremptoire : une distance faite d’ironie.

Les personnages du roman racontent leur histoire, racontent des histoires ; ce faisant ils se définissent par des points de vue sur le monde nécessairement limités et partiels, que déterminent les causes les plus diverses, à l’occasion paradoxales. Potocki garde sa distance, sans excès, sans jugement péremptoire : une distance faite d’ironie.
Les perspectives se croisent et forment le kaléidoscope du roman-monde. Les thèmes répétés en une construction musicale, les effets de miroirs, les emboîtements et les mises en abîme, les visions entremêlées des protagonistes tissent un monde ambigu, divers, multiple et pourtant commun. Le mensonge, l’illusion sous toutes ses variantes jouent leurs rôles. Le conte fantastique est fort prisé - des sceptiques.

Les points de vue multiples, qui entraînent autant de morales de l’action, composent le tableau aux tonalités concrètes et singulières d’un peintre mosaïste. Potocki refuse toute prétention à une vérité acquise ; il est également éloigné d’un égotisme qui voudrait épuiser l’horizon, traverser paysages et contrées en demeurant rivé à son seul plan de l’univers. Parce que l’on n’y trouve nul destin, mais une profusion de destinées imbriquées et contingentes, le roman nous fait éprouver un sentiment de diversité et d’originalité.

La finitude de leur existence et la partialité de leurs récits sont à tous les personnages un bien commun qu’ils viennent partager, lorsqu’ils se rassemblent pour devenir narrateurs et auditeurs ; tandis que le maître d’oeuvre préserve par l’ironie sa part de finitude, ou de liberté. L’architecture du roman imbrique des narrateurs dont les narrations semblent vouloir épuiser les registres du genre romanesque ; il y a une ambition encyclopédique. Certains des récits sont en trompe l’oeil, comme des fausses portes, ou des décors baroques peignant des pièces imaginaires. Nombreux sont les mensonges forgés, les travestissements et les mises en scène. On trouve aussi des relations dérobées à l’histoire ou à d’anciens livres. Car il s’agit d’éprouver la crédulité (ou le courage) du protagoniste, de fasciner l’imagination de l’auditeur (ou du lecteur). Des récits qui se veulent témoignages sont bien plutôt des énigmes, épreuves destinées à impressionner l’âme de l’auditeur - et à la changer.

Ainsi, la narration d’Avadoro, le chef des Bohémiens, investissant une grande part du roman, contribue largement à l’initiation du jeune Van Worden. Le chef des Bohémiens semble un agent de ces puissances mystérieuses qui jettent Van Worden dans des aventures étranges pour l’éprouver. Les apparitions et les spectres évoqués par le bohémien dans certains de ses récits concourent à exaspérer un univers d’illusions, de consciences troublées. Les fantômes, ici isolés dans la relation d’un voyageur, là fruits de l’imagination et de coïncidences rationnelles, ailleurs véritables tromperies et mises en scènes, mettent en question la morale, la lucidité, les convictions : leur fonction est philosophique. Mais les spectres, plus ou moins crédibles, ne sont qu’une forme de l’illusion parmi bien d’autres ; une manifestation un peu plus spectaculaire dans un monde d’expériences et de représentations ambiguës, où tous les témoignages et tous les récits appellent la critique et l’ironie. Le Manuscrit trouvé à Saragosse n’est pas un roman fantastique, seulement.

A la quarante huitième journée, Avadoro conte à l’assistance (en particulier à Van Worden) l’histoire effrayante qui fut racontée à un malheureux mari, que sa femme bernait, par un personnage se présentant comme le "pèlerin maudit". Pour effrayer le mari, le soi-disant pèlerin maudit décrit ses horribles démêlés avec Satan, commençant cependant par évoquer la funeste existence de son père, le savant athée Hervas. Un des auditeurs remarque que le prétendu pèlerin semble n’être qu’un instrument d’une machination ourdie par l’épouse indigne pour épouvanter son mari et l’éloigner en d’interminables pèlerinages ; et que, pour donner du crédit à son récit, le faux pèlerin juge utile d’insérer l’histoire, célèbre et partiellement véridique, de l’athée Hervas, en se faisant passer pour son fils. Paroles efficaces qui sont un élément de la mise en scène ; paroles et récits mis en scènes.

Le chef des Bohémiens atteste de la sincérité de ses récits. Ils n’en contribuent pas moins à l’épreuve du jeune héros, victime de prodiges soigneusement machinés. De même le lecteur est-il mis à l’épreuve des récits prodigieux de Potocki. Dans ce théâtre immense, nous sommes tous tantôt spectateurs, tantôt metteurs en scène des tragi-comédies démultipliées de la vie, de leurs machineries de vérité et d’illusion.

P.-S.

Voir aussi :

Aleksandra Kroh : Jean Potocki : voyage lointain, préface de Bernard Gauthier, Paris, éditions L’Harmattan, 2004 ; Varsovie, Drzewo Babel, 2007.

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