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Le sorcier de Meudon (1861) 

Première partie : les ensorcelés de la Basmette

vendredi 12 mai 2006, par Eliphas Lévi

Les dévots, par rancune,

Au sorcier criaient tous,

Disant : Au clair de lune

Il fait danser les loups.

BÉRANGER

A MADAME DE BALZAC
NÉE COMTESSE ÉVELINE BZEWUSKA

Permettez-moi, Madame, de déposer à vos pieds ce livre à qui vos
encouragements ont fait d’avance tout le succès que j’ambitionne. Il
sera aimé de toutes les âmes élevées et de tous les esprits délicats,
s’il n’est pas indigne de vous être offert.

ÉLIPHAS LÉVI (Alphonse-Louis-Constant)

PRÉFACE

Idiots très-illustres, et vous, tourneurs de tables très-précieux,
onques ne vous avisâtes-vous de reconnaître en la personne sacrée du
joyeux curé de Meudon, l’un de nos plus grands maîtres dans là science
cachée des mages. C’est que sans doute vous n’avez ni lu convenablement,
ni médité bien à point ses pantagruélines prognostications, voire
même cette énigme en manière de prophétie qui commence le grimoire
de Gargantua. Maître François n’en fut pas moins le plus illustre
enchanteur de France, et sa vie est un véritable tissu de merveilles,
d’autant qu’il fut lui-même à son époque l’unique merveille du monde.
Protestant du bon sens et du bon esprit, en un siècle de folie furieuse
et de discordes fanatiques ; magicien de la gaie science en des jours de
funèbre tristesse, bon curé et orthodoxe s’il en fut, il concilia et sut
réunir en lui-même les qualités les plus contraires. Il prouva par sa
science encyclopédique la vérité de l’art notoire, car il eût, mieux
que Pic de la Mirandole, pu disputer de omni re scibili et quibusdam
aliis. Moine et bel esprit, médecin du corps et de l’âme, protégé des
grands et gardant toujours son indépendance d’honnête homme ; Gaulois
naïf, profond penseur, parleur charmant, écrivain incomparable, il
mystifia les sots et les persécuteurs de son temps (c’étaient comme
toujours les mêmes personnages), en leur faisant croire, non pas que
vessies fussent lanternes, mais bien au contraire que lanternes fussent
vessies, tant et si bien que le sceptre de la sagesse fut pris par eux
pour une marotte, les fleurons de sa couronne d’or pour des grelots, son
double rayon de lumière, semblable aux cornes de Moïse, pour les deux
grandes oreilles du bonnet de Folie. C’était, en vérité, Apollon habillé
de la peau de Marsyas, et tous les capripèdes de rire et de le laisser
passer en le prenant pour un des leurs. Oh ! le grand sorcier que
celui-là qui désarmait les graves sorbonistes en les forçant à rire, qui
défonçait l’esprit à pleins tonneaux, lavait les pleurs du monde avec du
vin, tirait des oracles des flancs arrondis de la dive bouteille ; sobre
d’ailleurs lui-même et buveur d’eau, car celui-là seul trouve la vérité
dans le vin qui la fait dire aux buveurs, et pour sa part ne s’enivre
jamais.

Aussi, avait-il pour devise cette sentence profonde qui est un des
grands arcanes de la magie et du magnétisme :

Noli ire, fac venire.
Ne vas pas, fais qu’on vienne.

Oh ! la belle et sage formule ! N’est-ce pas en deux mots toute la
philosophie de Socrate, qui ne sut pas bien toutefois en accomplir le
mirifique programme, car il ne fit pas venir Anitus à la raison et fut
lui-même forcé d’aller à la mort. Rien en ce monde ne se fait avec
l’empressement et la précipitation, et le grand oeuvre des alchimistes
n’est pas le secret d’aller chercher de l’or, mais bien d’en faire tout
bellement et tout doucettement venir. Voyez le soleil, se tourmente-t-il
et sort-il de son axe pour aller chercher, l’un après l’autre, nos deux
hémisphères ? Non, il les attire par sa chaleur aimantée, il les rend
amoureux de sa lumière, et tour à tour ils viennent se faire caresser
par lui. C’est ce que ne sauraient comprendre les esprits brouillons,
fauteurs de désordres et propagateurs de nouveautés. Ils vont, ils vont,
ils vont toujours et, rien ne vient. Ils ne produisent que guerres,
réactions, destructions et ravages. Sommes-nous bien avancés en
théologie depuis Luther ? Non, mais le bon sens calme et profond de
maître François a créé depuis lui le véritable esprit français, et, sous
le nom de pantagruélisme, il a régénéré, vivifié, fécondé cet esprit
universel de charité bien entendue, qui ne s’étonne de rien, ne se
passionne pour rien de douteux et de transitoire, observe tranquillement
la nature, aime, sourit, console et ne dit rien. Rien ; j’entends rien de
trop, comme il était recommandé par les sages hiérophantes aux initiés
de la haute doctrine des mages. Savoir se taire, c’est la science des
sciences, et c’est pour cela que maître François ne se donna, de son
temps, ni pour un réformateur, ni surtout pour un magicien, lui qui
savait si parfaitement entendre et si profondément sentir cette
merveilleuse et silencieuse musique des harmonies secrètes de la nature.
Si vous êtes aussi habile que vous voudriez le faire croire, disent
volontiers les gobe-mouches et les badauds, surprenez-nous, amusez-nous,
escamotez la muscade mieux que pas un, plantez des arbres dans le ciel,
marchez la tête en bas, ferrez les cigales, faites leçon de grimoire
aux oisons bridés, plantez ronces et récoltez roses, semez figues et
cueillez raisins... Allons, qui vous retarde, qui vous arrête ? On ne
brûle plus maintenant les enchanteurs, on se contente de les baffouer,
de les injurier, de les appeler charlatans, affronteurs, saltimbanques.
Vous pouvez, sans rien craindre, déplacer les étoiles, faire danser la
lune, moucher la bougie du soleil. Si ce que vous opérez est vraiment
prodigieux, impossible, incroyable... eh bien ! que risquez-vous ? Même
après l’avoir vu, même en le voyant encore, on ne le croira pas.

Pour qui nous prenez-vous ? Sommes-nous cruches ? sommes-nous bêtes ? Ne
lisons-nous pas les comptes rendus de l’Académie des sciences ? Voilà
comment on défie les initiés aux sciences occultes, et, certes, il faut
convenir qu’il doit y avoir presse pour satisfaire ces beaux messieurs.
Ils ont raison pourtant, ils sont trop paresseux pour venir à nous, ils
veulent nous faire aller à eux, et nous trouvons si bonne cette manière
de faire que nous voulons leur rendre en tout la pareille. Nous n’irons
point, viendra qui voudra !

Dans le même siècle vécurent deux hommes de bien, deux grands savants
deux encyclopédies parlantes, prêtres tous deux d’ailleurs et bons
hommes au demeurant. L’un était notre Rabelais et l’autre se nommait
Guillaume Postel. Ce dernier laissa entrevoir à ses contemporains qu’il
était grand kabbaliste, sachant l’hébreu primitif, traduisant le sohar
et retrouvant la clef des choses cachées depuis le commencement du
monde.

Oh ! bonhomme, si depuis si longtemps elles sont cachées, ne
soupçonnez-vous pas qu’il doit y avoir quelque raison péremptoire pour
qu’elles le soient ? Et croyez-vous nous avancer beaucoup en nous offrant
la clef d’une porte condamnée depuis six mille ans ? Aussi Postel fut-il
jugé maniaque, hypocondriaque, mélancolique, lunatique et presque
hérétique, et voyagea-t-il à travers le monde, pauvre, honni, contrarié,
calomnié, tandis que maître François, après avoir échappé aux moines
ses confrères, après avoir fait rire le pape, doucement vient à Meudon,
choyé des grands, aimé du peuple, guérissant les pauvres, instruisant
les enfants, soignant sa cure et buvant frais, ce qu’il recommande
particulièrement aux théologiens et aux philosophes comme un remède
souverain contre les maladies du cerveau.

Est-ce à dire que Rabelais, l’homme le plus docte de son temps, ignorât
la kabbale, l’astrologie, la chimie hermétique, la médecine occulte et
toutes les autres parties de la haute science des anciens mages ? Vous ne
le croirez, certes, pas, si vous considérez surtout que le Gargantua
et le Pantagruel sont livres de parfait occultisme, où sous des
symboles aussi grotesques, mais moins tristes que les diableries du
moyen âge, se cachent tous les secrets du bien penser et du bien vivre,
ce qui constitue la vraie base de la haute magie comme en conviennent
tous les grands maîtres.

Le docte abbé Trithème, qui fut le professeur de magie du pauvre
Cornélius Agrippa, en savait cent fois plus que son élève ; mais il
savait se taire et remplissait en bon religieux tous les devoirs de son
état, tandis qu’Agrippa faisait grand bruit de ses horoscopes, de ses
talismans, de ses manches à balais très-peu diaboliques au fond, de
ses recettes imaginaires, de ses transmutations fantastiques ; aussi le
disciple aventureux et vantard était-il mis à l’index par tous les bons
chrétiens ; les badauds le prenaient au sérieux et très-certainement
l’eussent brûlé du plus grand coeur. S’il voyageait, c’était en
compagnie de Béelzébuth ; s’il payait dans les auberges, c’était avec des
pièces d’argent qui se changeaient en feuilles de bouleau. Il avait deux
chiens noirs, ce ne pouvaient être que deux grands diables déguisés ;
s’il fut riche quelquefois, c’est que Satan garnissait son escarcelle.
Il mourut, enfin, pauvre dans un hôpital, juste châtiment de ses
méfaits. On ne l’appelait que l’archisorcier, et les petits livres niais
de fausse magie noire qu’on vend encore en cachette aux malins de la
campagne, sont invariablement tirés des oeuvres du grand Agrippa.

Ami lecteur, à quoi tend ce préambule ? c’est tout bonnement à vous dire
que l’auteur de ce petit livre, après avoir étudié à fond les sciences
de Trithème et de Postel, en a tiré ce fruit précieux et salutaire, de
comprendre, d’estimer et d’aimer par-dessus tout le sens droit de la
sagesse facile et de la bonne nature. Que les clavicules de Salomon lui
ont servi à bien apprécier Rabelais, et qu’il vous présente aujourd’hui
la légende du curé de Meudon comme l’archétype de la plus parfaite
intelligence de la vie ; à cette légende se mêle et s’entortille, comme
le lierre autour de la vigne, l’histoire du brave Guilain, qui, au dire
de notre Béranger, fut ménétrier de Meudon au temps même de maître
François. Pourquoi et comment ces deux figures joyeuses sont ici
réunies, quels mystères allégoriques sont cachés sous ce rapprochement
du musicien et du curé, c’est ce que vous comprendrez facilement en
lisant le livre. Or, ébaudissez-vous, mes amours, comme disait le
joyeux maître, et croyez qu’il n’est grimoire de sorcier ni traité
de philosophie qui puisse surpasser en profondeur, en science et en
abondantes ressources, une page de Rabelais et une chanson de Béranger.

ÉLIPHAS LÉVI.

LE SORCIER DE MEUDON

PREMIÈRE PARTIE

LES ENSORCELÉS DE LA BASMETTE

I

LA BASMETTE

Or, vous saurez, si vous ne le savez déjà, que la Basmette était une
bien tranquille et plantureuse jolie petite abbaye de franciscains, dans
le fertile et dévotieux pays d’Anjou. Tranquille et insoucieuse, en
tant que les bons frères mieux affectionnaient l’oraison dite de
Saint-Pierre, qui si bien sommeillait au jardin des Olives à tout le
tracas de l’étude et à la vanité des sciences ; plantureuse en bourgeons,
tant sur les vignes que sur le nez de ses moines, si bien que la
vendange et les bons franciscains semblaient fleurir à qui mieux mieux,
avec émulation de prospérité et de mérite ; les frères étant riants,
vermeils et lustrés comme des raisins mûrs ; et les grappes du cloître et
du clos environnant, rondelettes, rebondies, dorées au soleil et toutes
mielleuses de sucrerie aigre-douce, comme les bons moines.

Comment et par qui fut premièrement fondée cette tant sainte et béate
maison, les vieilles chartes du couvent le disent assez pour que je
me dispense de le redire ; mais d’où lui venait le nom de Basmette, ou
baumette, comme qui dirait, petite baume ? c’est de la légende de madame
sainte Madeleine, qui, pendant longues années, expia, par de rigoureuses
folies de saint amour, les trop douces folies d’amour profane dont un
seul mot du bon Sauveur lui avait fait sentir le déboire et l’amertume,
tant et si bien qu’elle mourut d’aimer Dieu, lorsqu’elle eut senti
l’amour des hommes trop rare et trop vite épuisé pour alimenter la
vie de son pauvre coeur. Et ce fut dans une merveilleuse grotte de la
Provence, appelée depuis la Sainte-Baume, à cause du parfum de pieuse
mélancolie et de mystérieux sacrifice que la sainte y avait laissé,
lorsque Jésus, touché enfin des longs soupirs de sa triste amante,
l’envoya quérir par les plus doux anges du ciel.

Or, la Sainte-Baume était devenue célèbre par toute la chrétienté, et
le couvent des Franciscains d’Anjou, possédant une petite grotte où se
trouvait une représentation de la Madeleine repentante, avait pris pour
cela le nom de Baumette ou Basmette, comme on disait alors, d’autant
que Basme, en vieux français, était la même chose que Baume.

Il y avait alors à la Basmette, et l’histoire qu’ici je raconte est du
temps du roi de François Ier, il y avait, dis-je, en cette abbaye, ou
plutôt dans ce prieuré, vingt-cinq ou trente religieux, tant profès que
novices, y compris les simples frères lais. Le prieur était un petit
homme chauve et camus, homme très-éminent en bedaine, et qui s’efforçait
de marcher gravement pour assurer l’équilibre de ses besicles, car
besicles il avait, par suite de l’indisposition larmoyante de ses petits
yeux qui lui affaiblissait la vue. Était-ce pour avoir trop regretté
ses péchés ou pour avoir trop savouré les larmes de la grappe ? Était-ce
componction spirituelle ou réaction spiritueuse ? Les mauvaises langues
le disaient peut-être bien : mais nous, en chroniqueur consciencieux et
de bonne foi, nous nous bornerons à constater que le prieur avait les
yeux malades et qu’il trouvait dans son nez camus de très-notables
obstacles à porter décemment et solidement ses besicles.

Rien n’est tel que l’oeil du maître, dit le vieux proverbe, et le
couvent est à plaindre dont le prieur ne voit pas plus loin que son nez,
surtout s’il a le nez camus ! Aussi, dans le couvent de la Basmette, tout
allait-il à l’abandon, selon le bon plaisir du maître des novices,
grand moine, long, sec et malingre, mieux avantagé en oreilles qu’en
entendement, ennuyé de lui-même, et partant acariâtre, comme s’il eût
voulu s’en prendre aux autres de son insuffisance et de son ennui :
retors en matière de moinerie, scrupuleux en matière de bréviaire, grand
carillonneur de cloches, grand instigateur de matines, ne dormant que
d’un oeil et toujours prêt à glapir comme les oies du Capitole, ces
bonnes sentinelles romaines que les papes devraient donner pour blason à
la moinerie moinante, cette maîtresse du monde moiné.

Frère Paphnuce, c’était le nom du maître des novices, se croyait l’âme
du monastère parce qu’il y faisait le plus de bruit ; et il était, en
effet, comme la peau d’âne est l’âme d’un tambour. Aussi c’était sur lui
que tombaient, dru comme pluie, les quolibets clandestins et les tours
narquois des novices ; ce que leur faisait rendre le saint homme en menus
coups de discipline, que le prieur, stylé par lui, leur imposait pour
pénitence quand venaient les corrections du chapitre.

Aussi les novices, qui le craignaient autant qu’ils le chérissaient peu,
cherchaient-ils à opposer aux sévérités capricieuses du frère Paphnuce,
l’influence du frère François, et allaient-ils lui conter leurs
chagrins. Nous dirons tout à l’heure ce que c’était que le frère
François ; mais, puisque nous en sommes sur le chapitre des novices, il
en est un surtout avec lequel nous devons d’abord faire connaissance, et
cela pour causes que vous connaîtrez tout à l’heure.

Frère Lubin était le fils aîné d’un bon fermier des environs de la
Basmette. Sa vocation religieuse était toute une légende, dont les
moines se promettaient bien d’enrichir un jour leur chronique. Sa mère
étant en travail d’enfant pour lui donner une petite soeur, s’était
trouvée réduite à l’extrémité ; et, de concert avec Jean Lubin, son bon
homme, elle avait voué à saint François son premier enfant, Léandre
Lubin, âgé alors de six ans et demi.

Que saint François ait ou non de l’influence sur les accouchements, ce
n’est pas ici le lieu de le débattre. Que ce soit donc protection du
saint ou aide toute simple de la nature, la mère fut heureusement
délivrée, et le jeune Lubin livré... à la discipline des disciples de
saint François.

Or, depuis douze ans déjà, le jeune Lubin était le commensal des
habitants de la Basmette. C’était un long noviciat. Mais le frère
François avait obtenu du père prieur qu’aucun novice ne ferait ses voeux
définitifs qu’il n’eût au moins ses dix-neuf ans sonnés, expression qui,
ce me semble, convient surtout aux années de cette vie claustrale, dont
tous les instants et toutes les heures se mesurent au son de la cloche.

Frère Lubin avait donc dix-huit ans et quelques mois, et mieux
semblait-il fait pour le harnais que pour la haire. Grand, bien fait, le
teint brun, la bouche vermeille, les dents bien rangées et blanches à
faire plaisir, l’oeil bien fendu et ombragé de cils bien fournis et
bien noirs, il donnait plus d’une distraction pendant l’office aux
bachelettes qui venaient les dimanches et fêtes accomplir leurs devoirs
dans l’église des bons pères. On assure même que le fripon profitait
plus d’une fois, pour risquer un regard de côté, de l’ombre de son
capuchon, où ses grands yeux étincelaient comme des lampes de vermeil au
fond d’une chapelle obscure.

Ce charmant moinillon était l’enfant gâté du père prieur et le principal
objet du zèle de frère Paphnuce. L’un ne le quittait guère, et l’autre
le cherchait toujours. C’était lui qui arrangeait et entretenait propre
la cellule du prieur, lui qui secouait la poussière des in-folios que
le père n’ouvrait jamais, lui encore qui frottait et éclaircissait les
besicles. Il disait les petites heures avec le révérend lorsqu’une
indisposition quelconque l’avait empêché d’aller au choeur. Le père
prieur, alors, s’assoupissait un peu sous l’influence de la psalmodie ;
son large menton s’appuyait mollement sur sa poitrine, les besicles
tombaient sur le livre de parchemin gras aux caractères gothiques et
enluminés ; alors frère Lubin s’esquivait sur la pointe du pied et
sortait doucement dans le corridor, où, presque toujours, il rencontrait
frère Paphnuce.

— Où allez-vous ? lui demandait celui-ci.

— Dans notre cellule, répondait frère Lubin ; le père prieur repose, et
je crains de le réveiller.

— Venez à l’église, reprenait l’impitoyable maître des novices ;
l’office ne fait que commencer ; j’ai remarqué votre absence, et je vous
cherchais.

— Mais, mais, mon père...

— Allons, point de réplique. Vous dînerez aujourd’hui à genoux au milieu
du réfectoire.

— Mais, je ne réplique pas, mon père, je voulais vous observer seulement
que j’ai laissé notre bréviaire...

— Chez le père prieur ? allez le prendre et ne faites pas de bruit.

— Non, chez le frère médecin.

— Chez le frère médecin ? et qu’alliez-vous encore y faire ? Je vous ai
défendu d’entrer dans la cellule de maître François ; je vous défends
maintenant de lui parler ! ce n’est pas une société convenable pour des
novices. L’étude de la médecine entraîne une foule de connaissances
contraires à notre saint état... Et puis... enfin, je vous le défends ;
est-ce entendu ?

Le novice tournait le dos et faisait la moue.

En ce moment un bruit de pas lents et graves mesura les escaliers et la
longueur du corridor : un moine de haute taille, ayant de grands traits
réguliers, une bouche fine et spirituelle, entourée d’une barbe blonde
qui se frisait en fils d’or, des yeux pensifs et malicieux, s’approcha
de la porte du prieur : la figure boudeuse du frère Lubin s’épanouit en
le voyant, et il lui fit un joyeux signe de tête, tout en mettant un
doigt sur sa bouche, comme pour faire comprendre au nouveau venu qu’ils
ne devaient pas se parler.

C’était le frère médecin.

Il sourit à la mine embarrassée du novice et fit à frère Paphnuce
une profonde révérence en plissant légèrement le coin des yeux et en
relevant les coins de sa bouche, ce qui lui fit faire la plus moqueuse
et la plus spirituelle grimace qu’il fût possible d’imaginer.

Frère Paphnuce ne fit pas semblant de le voir, et poussant devant lui le
novice, qui regardait encore maître François par-dessus son épaule,
il descendit à la chapelle et arriva encore à temps pour naziller une
longue antienne dont le chantre le gratifia dès son retour au choeur.
Quant à frère Lubin, il fourra ses mains dans les manches de sa robe,
baissa les yeux, pinça les lèvres et songea à ce qu’il voulut.

II

MAÎTRE FRANÇOIS

Le père prieur était donc, ainsi que nous l’avons dit, en oraison de
quiétude ; son menton rembourré de graisse assurant l’équilibre de sa
tête, marmotant par intervalles et babinottant des lèvres, comme s’il
eût remâché quelque réponse, à la manière des enfants qui s’endorment en
suçant une dragée : son gros bréviaire glissant peu à peu de dessus ses
genoux, comme un poupon qui s’ennuie des caresses d’une vieille femme,
et les bienheureuses besicles aussi aventurées sur le gros livre que
Dindenaut le fut plus tard en s’accrochant à la laine de son gros
bélier.

Toutes ces choses en étaient là lorsque maître François, après
avoir préalablement frappé deux ou trois petits coups, entr’ouvrit
discrètement la porte, et arriva tout à propos pour rattraper les
besicles et le bréviaire. Il prit l’un doctoralement, chaussa
magistralement les autres sur son nez, où elles s’étonnèrent de tenir
bien, et tournant la page, il continua le pseaume où le prieur l’avait
laissé :

Vanum est vobis ante lucem surgere ; surgite postquam sederitis, qui
manducatis panem doloris, quùm dederit dilectis suis somnum.

En achevant ce verset, frère François étendit gravement la main sur la
tête du prieur et lui donna une bénédiction comique.

Le bon père était vermeil à plaisir, il ronflait à faire envie et
remuait doucement les lèvres.

Le frère médecin, comme homme qui connaissait les bonnes cachettes,
souleva le rideau poudreux de la bibliothèque à laquelle le fauteuil du
dormeur était adossé, plongea la main entre deux rayons et la ramena
victorieuse, armée d’un large flacon de vin ; sans lâcher le gros
bréviaire, il déboucha le flacon avec les dents, en flaira le contenu,
hocha la tête d’un air satisfait, puis approchant doucement le goulot
des lèvres du père, il y fit couler goutte à goutte la divine liqueur.

Le prieur alors poussa un grand soupir, et, sans ouvrir les yeux,
renversa sa tête en arrière pour ne rien perdre, puis avec autant de
ferveur qu’un nourrisson à jeun prend et étreint la mamelle de sa
nourrice, il leva les bras et prit à deux mains le flacon, que maître
François lui abandonna, puis il but, comme on dit, à tire-larigot.

— Beatus vir !... continua le frère médecin en reprenant la lecture de
son bréviaire.

Le gros prieur ouvrit alors des yeux tout étonnés, et regardant
alternativement son flacon et maître François d’un air ébahi... il ne
pouvait rien comprendre à sa position et se croyait ensorcelé.

— Avalez, bon père, ce sont herbes ; et grand bien vous fasse ! dit le
frère François, du plus grand sérieux. La crise est passée, à ce qu’il
me paraît, et nous commençons à nous mieux porter.

— Mon Dieu ! dit le moine en se tâtant le ventre, je suis donc malade !

— Buvez le reste de ce julep, dit le frère en frappant sur le flacon, et
la maladie passera.

— Que veut dire ceci ?

— Que nous avons changé de bréviaire. Le vôtre vous endort, le mien
vous réveille. Je dis pour vous l’office divin, et vous faites pour moi
l’office du vin : n’êtes-vous pas le mieux partagé ?

— Maître François ! maître François ! je vous l’ai déjà dit souvent, si le
père Paphnuce nous entendait, vous nous feriez un mauvais parti : à
vous, pour parler ainsi, et à moi pour vous écouter. Vos propos sentent
l’hérésie.

— Eh quoi ! se récria le frère, le bon vin est-il hérétique ? Serait-ce
parce qu’il n’est pas baptisé ? Qu’il périsse en ce cas, le traître, et
que notre gosier soit son tombeau ! Mais rassurez-vous, bon père, il ne
troublera point notre estomac ; il peut y dormir en terre sainte ; il est
catholique et ami des bons catholiques ; onc ne fut-il excommunié du
pape, mais au contraire bien reçu et choyé à sa table. Point n’a besoin
d’être baptisé, pour être chrétien, depuis les noces de Cana ; mais au
contraire, étant l’eau pure perfectionnée et rendue plus divine, il doit
servir au baptême de l’homme intérieur ! L’eau est le signe du repentir,
le vin est celui de la grâce ; l’eau purifie, le vin fortifie. L’eau, ce
sont les larmes, le vin, c’est la joie. L’eau arrose la vigne, et la
vigne arrose les moines qui sont la vigne spirituelle du Seigneur. Vous
voyez donc bien que les amis de la perfection doivent préférer le vin à
l’eau, et le baptême intérieur au baptême extérieur.

— Voilà un bon propos d’ivrogne, dit le prieur, moitié riant, moitié
voulant moraliser !

— Sur ce, dit frère François, permettez-vous que je vous fasse quinaut ?
Dites-moi, je vous prie, ce que c’est qu’un ivrogne ?

— La chose assez d’elle-même se comprend. C’est celui qui sait trop bien
boire.

— Vous n’y êtes en aucune manière et n’y touchez pas plus qu’un rabbin à
une tranche de jambon. L’ivrogne est celui qui ne sait pas boire et qui,
de plus, est incapable de l’apprendre.

— Et comment cela ? fit le père prieur en allongeant la main pour faire
signe qu’on lui rendît ses besicles, car la chose lui semblait assez
curieuse pour être contemplée à travers des lunettes.

— Voici, reprit maître François en présentant l’objet demandé. Y
sont-elles ? Bien ; je crois qu’elles tiennent à peu près ; maintenant,
écoutez mon argument, qui ne sera ni en barbara ni en celarunt...

— Il sera donc en darii ?

— Non.

— En ferio ?

— Non.

— En baralipton ?

— Non.

— Sera-ce un argument cornu ?

— Je ne suis point marié et vous ne l’êtes point, que je sache, pourtant
mon argument cornu sera-t-il si vous voulez : cornu comme Silène et le
bon père Bacchus, cornu à la manière du pauvre diable dont Horace
parle en disant, à propos du père Liber (c’était le père général des
cordeliers du paganisme) : Addis cornua pauperi. Ceci n’est pas matière
de bréviaire.

— Ergo, ceci n’est point propos de moine.

— Distinguo, en tant que science, concedo ; en tant que buverie,
nego.

— Buverie, soit ; mais comment prouvez-vous que l’ivrogne est celui qui
ne sait pas boire ?

— Patience ! bon père, j’y étais, et vous allez tantôt en connaître le
tu autem. Mais, d’abord, dites-moi, si bon vous semble, à quels signes
vous reconnaissez un ivrogne ?

— Par saint François ! la chose est facile à connaître. L’ivrogne est
celui qui est habituellement ivre, flageolant des jambes, dessinant la
route en zigzag, coudoyant les murailles, trimballant et dodelinant de
la tête, grasseyant de la langue ; et toujours ce maudit hoquet... et
puis n’écoutez pas, monsieur rêve tout haut : emportez la chandelle, il
se couche tout habillé, et honni soit qui mal y pense ! C’est affaire à
sa ménagère si son matelas crotte tant soit peu ses habits.

— A merveille, père prieur ! vous le dessinez de main de maître. Mais
d’où lui viennent, je vous prie, tous ces trimballements, tous ces
bégayements, tous ces étourdissements, toutes ces chutes ?

— Belle question ! De ce qu’il a trop bu.

— Il n’a donc pas su boire assez, et il ne le saura jamais, puisqu’il
recommence tous les jours, et que tous les jours il boit trop ! Il ne
sait donc pas boire du tout ; car savoir boire consiste à boire toujours
assez. Dira-t-on du sculpteur qu’il sait tailler la pierre s’il l’entame
trop ou trop peu ? Celui-là est également un mauvais tireur, qui va trop
au delà ou reste trop en deçà du but : le savoir consiste à l’atteindre.

— Je n’ai rien à dire à cela, repartit le prieur en se grattant
l’oreille. Vous êtes malin comme un singe ! Mais changeons de propos, et
dites-moi ce qui vous amène. Vouliez-vous pas vous confesser ? Vous savez
que c’est dans trois jours la fête du grand saint François.

— Confesser ? et de quoi ? et pourquoi me confesserais-je ! Ne l’ai-je pas
fait ce matin, comme tous les jours, en plein chapitre, en disant le
confiteor ? Dire tout haut que j’ai beaucoup péché en pensées, en
paroles, en actions et en omissions, n’est-ce pas tout ce que la loi
d’humilité requiert ? Eh ! puis-je savoir davantage et spécifier ce que
Dieu seul peut connaître ? Le détail de nos imperfections n’appartient-il
pas à la science de la perfection infinie ? N’est-il pas écrit au
livre des psalmes : Delicta quis intelligit ? Ne serais-je pas bien
orgueilleux de prétendre me juger moi-même, lorsque la loi et la raison
me défendent de juger mon prochain ? Et cependant est-il de fait que des
défauts et péchés du prochain, bien plus clairvoyants investigateurs et
juges plus assurés sommes-nous que des nôtres, attendu que dans les yeux
des autres pouvons-nous lire immédiatement et sans miroir ?

— Saint François ! qu’est ceci ! s’écria le père prieur. L’examen de
conscience et l’accusation des péchés sont-ce pratiques déraisonnables ?
A genoux, mon frère, et accusez-vous tout d’abord d’avoir eu cette
mauvaise pensée.

— Vous jugez ma pensée, mon père, et vous la trouvez mauvaise ; moi je
ne la juge point, mais je la crois bonne. Vous voyez bien que j’avais
raison.

— Accusez-vous de songer à la raison, quand vous ne devriez tenir compte
que de la foi !

— Je m’accuse d’avoir raison, fit maître François avec une humilité
comique et en se frappant la poitrine.

— Accusez-vous aussi de toute votre science diabolique, ajouta le père ;
car ce sont vos études continuelles qui vous éloignent de la religion.

— Je m’accuse de n’être pas assez ignorant, reprit maître François de la
même manière.

— Et dites-moi, continua le prieur qui s’animait peu à peu, comment
faites-vous pour éviter les distractions pendant vos prières ?

— Je ne prie pas quand je me sens distrait.

— Mais si la cloche sonne la prière et vous oblige d’aller au choeur ?

— Alors je ne suis pas responsable de mes distractions, ou plutôt je ne
suis pas distrait ; c’est la cloche qui est distraite et l’office qui
vient hors de propos.

— Jésus, mon Dieu ! qui a jamais ouï pareil langage sortir de la bouche
d’un moine ! mais, mon cher enfant, je vous assure que vous avez l’esprit
faux, accusez-vous-en.

— Mon père, il est écrit : Faux témoignage ne diras ni mentiras
aucunement ! Eussé-je en effet l’esprit faux et le jugement boiteux,
point ne devrais m’en accuser : autant vaudrait-il vous faire un crime à
vous, mon bon père, de ce que votre nez (soit dit sans reproche) est un
peu... comme qui dirait légèrement camard.

(Ici le prieur se rebiffe et laisse tomber ses besicles qui, par
bonheur, ne sont point cassées.)

— Tenez, poursuit frère François, à quoi bon nous emberlucoquer
l’entendement pour nous trouver coupables ? Ne devons-nous pas suivre
en tout les préceptes du divin Maître ? et ne nous a-t-il pas dit qu’il
fallait recevoir le royaume de Dieu, comme bons et naïfs petits enfants,
avec calme et simplicité ? Or, pourquoi, je vous prie, les petits enfants
sont-ils de tout le monde estimés heureux, et à nous par le Sauveur
pour modèles proposés comme beaux petits anges d’innocence ? Les petits
enfants disent-ils le bréviaire, et le pourraient-ils d’un bout à
l’autre réciter sans distraction ? Aiment-ils les longues oraisons et le
jeûne ? Prennent-ils la discipline ? Tant s’en faut ; qu’au contraire ils
prient et supplient en pleurant à chaudes larmes et à mains jointes pour
qu’on ne leur donne point le fouet, et conviennent alors volontiers
qu’ils ont péché ; ce qui est de leur part un premier mensonge, car ils
n’en ont pas conscience. Mais d’où vient, je vous prie encore, qu’ils
sont appelés innocents ? Hélas ! c’est que tout doucement et bonnement ils
suivent la pente de nature, ne se reprochant rien de ce qui leur a
fait plaisir, et ne discernant le bien du mal que par l’attrait ou la
douleur. Apprendre la confession aux enfants, c’est leur enseigner le
péché et leur ôter leur innocence. Et voulez-vous que je vous dise le
fond de ma pensée ? Je crois que les novices du couvent sont bien plus
agités des reproches de leur conscience, bien plus poursuivis de pensées
impures, bien moins simples et moins candides que la jeunesse de la
campagne, qui vit au jour le jour et point n’y songe, n’examinant jamais
sa conscience, d’autant c le la conscience d’elle même nous avertit
assez quand quelque chose lui déplaît, laissant couler sans les compter
les flots du ruisseau et les jours de la jeunesse, tantôt laborieuse,
tantôt joyeuse, quand il plaît à Dieu, amoureuse : on se marie et point
d’offense ; les petits enfants viendront à bien : puis quand Dieu voudra
nous rappeler à lui, qu’il nous appelle : nous le craindrons bien moins
encore à la fin qu’au commencement, nous étant habitués à l’aimer et à
nous confier à lui. Je vous le demande, mon père, n’est ce pas là
le meilleur, et le plus facile, et le plus assuré chemin pour aller
bellement au ciel ?

Le père prieur ne répondit rien ; il paraissait songer et réfléchir
profondément, tout en frottant le verre de ses lunettes avec le bout de
son scapulaire.

— Or sus, mon père, poursuivit maître François, confessons-nous, je
le veux bien ; confessons-nous l’un à l’autre, et réciproquement
accusons-nous, non pas d’être hommes et d’avoir les faiblesses de
l’homme, car tels Dieu nous a faits et tels devons-nous être pour être
bien ; accusons-nous de vouloir sans cesse changer et perfectionner
l’ouvrage du Créateur, accusons-nous d’être des moines ; cartels nous
sommes-nous faits nous-mêmes, et devons-nous répondre de tous les vices,
de toutes les imperfections, de tous les ridicules qu’entraîne cet
état opposé au voeu de la nature. Certes je dis tout ceci sans porter
atteinte au mérite surnaturel du séraphique saint François : mais plus
sa vertu a été divine, moins elle a été humaine. Et n’est-ce pas grande
folie de prétendre imiter ce qui est au-dessus de la portée des hommes ?
Tous ces grands saints n’ont eu qu’un tort, c’est d’avoir laissé des
disciples.

— Quelle impiété ! s’écria le prieur en joignant les mains. Voilà de
quelles billevesées vous repaissez la tête des novices de céans, et je
vois bien à cette heure que le frère Paphnuce a raison lorsqu’il leur
défend de vous parler.

— Eh bien ! en cela même, mon père, pardon encore si je vous contredis,
mais ce sont plutôt les novices qui me suggèrent les pensées que voilà.
Et, par exemple, que faites-vous ici du petit frère Lubin ? Ne vous
semble-t-il pas séraphique comme un démon, avec ses grands yeux malins,
son nez fripon et sa bouche narquoise ? Le beau modèle d’austérité à
présenter aux femmes et aux filles ! Je me donne au diable si toutes
ne le lorgnent déjà, et si les papas et les maris n’en ont une peur
mortelle ! M’est avis que vous donniez à ce petit drôle un congé bien en
forme, et qu’il retourne aux champs labourer, et sous la chesnaie danser
et faire sauter Pérotte ou Mathurine. Je les vois d’ici rougir, se
jalouser et être fières ! Oh ! les bonnes et saintes liesses du bon Dieu !
et que tous les bons coeurs sont heureux d’être au monde ! Voyez-vous
la campagne toute baignée de soleil et comme enivrée de lumière ?
Entendez-vous chanter alternativement les grillons et les cornemuses ?
On chante, on danse, on chuchote sous la feuillée ; les vieux se
ragaillardissent et parlent de leur jeune temps ; les mères rient de
tout coeur à leurs petits enfants, qui se roulent sur l’herbe ou leur
grimpent sur les épaules ; les jeunes gens se cherchent et se coudoient
sans en faire semblant, et le garçon dit tout bas à la jeune fille des
petits mots qui la rendent toute heureuse et toute aise. Or, croyez-vous
que Dieu ne soit pas alors comme les mères, et ne regarde pas le bonheur
de ses enfants avec amour ? Moi, je vous dis que la mère éternelle (c’est
la divine Providence que les païens appellent nature) se réjouit plus
que ses enfants quand ils se gaudissent. Voyez comme elle s’épanouit et
comme elle rit de florissante beauté et de caressante lumière ! Comme sa
gaieté resplendit dans le ciel, s’épanche en fleurs et en feuillages,
brille sur les joues qu’elle colore et circule dans les verres et dans
les veines avec le bon petit vin d’Anjou ! Vive Dieu ! voilà à quel office
ne manquera jamais frère Lubin, et je me fais garant de sa ferveur ! Vous
êtes triste, mon père, et le tableau que je vous fais vous rappelle que
nous sommes des moines.... Or bien donc, ne faisons pas aux autres ce
qu’on n’eût pas dû nous faire à nous-mêmes, et renvoyez frère Lubin !

— Frère Lubin prononcera ses voeux le jour même de saint François !
dit une voix aigre et nazillarde en même temps que la porte du prieur
s’ouvrait avec violence. C’était frère Paphnuce qui avait entendu la fin
des propos de maître François.

Frère François fit un profond salut au prieur, qui n’osa pas le lui
rendre et qui était tremblant comme un écolier pris en défaut ; puis un
nouveau salut à frère Paphnuce qui ne lui répondit que par une affreuse
grimace, et il se retira grave et pensif, en écoutant machinalement la
voix aigre du maître des novices qui gourmandait sans doute le pauvre
prieur aux besicles, et lui faisait comprendre la nécessité urgente
d’avancer d’une année, malgré sa promesse formelle, la profession de
frère Lubin.

III

MARJOLAINE

Cependant l’office des moines terminé, tandis que deux ou trois bonnes
vieilles achevaient leurs patenôtres, non sans remuer le menton, comme
si lui et leur nez se fussent mutuellement porté un défi, une gentille
et blonde petite jouvencelle de dix-sept ans restait aussi bien
dévotement devant sa chaise, agenouillée, et relevait de temps en temps
ses grands yeux baissés pour regarder du côté de l’autel. Elle était
rosé comme un chérubin et avait les yeux bleus et doux comme les
doit avoir la Vierge Marie elle-même ; toutefois, dans cette douceur,
étincelait je ne sais quelle naïve mais toute féminine malice : telle
je me représenterais volontiers madame Eve, prête à mordre au fruit
défendu, sans croire elle-même qu’elle y touche : nature, hélas ! a tant
par sa propre faiblesse de propensions au péché !

Or, si jamais péchés peuvent être mignons et jolis, tels devront être
sans contredit les tendres péchés de Marjolaine. Marjolaine est la fille
du brave Guillaume, le closier de la Chesnaie ; sa mère en raffole, tant
elle la trouve gentille ; et le papa, qui ne dit pas tout ce qu’il en
pense, se complaît à entendre et voir raffoler la maman. Tout le monde
s’ébaudit dans la maison au sourire de Marjolaine, et si elle a l’air de
bouder, toute la maison est chagrine. C’est sa petite moue qui fait les
nuages et ses yeux qui font le soleil ; elle est reine dans la closerie :
aussi sa jupe est-elle toujours proprette et ses coiffes toujours
banchettes ; sa taille fine est serrée dans un corsage de surcot bleu,
et quand, pendant la semaine, elle vient à l’église des frères, elle a
toujours l’air d’être endimanchée. Personne pourtant ne se moque d’elle ;
elle est si mignonne et si gentille ! et puis d’ailleurs les fillettes
des environs auraient bien tort d’être jalouses, Marjolaine ne va jamais
à la danse, Et les amoureux, déjà éconduits plus d’une fois, n’osent
déjà plus lui parler. Elle ne se plaît qu’à la messe où à vêpres, pourvu
que ce soit dans l’église des moines ; et pourtant elle n’a pas la mine
triste d’une dévote ni l’oeil pudibond d’une scrupuleuse. Pourquoi
donc, non contente de l’office qui vient de finir, est-elle à genoux la
dernière, lorsque les vieilles elles-mêmes font un signe de croix et
s’en vont ?

Allons, gentille Marjolaine, levez-vous ; voici frère Lubiri qui vient
ranger les chaises, car c’est son tour aujourd’hui de balayer le saint
lieu ; il s’arrête près de la jeune fille et semble craindre de la
déranger ; elle lève les yeux, ses regards ont rencontré ceux du novice,
il va lui parler ; mais il tourne d’abord la tête pour voir si quelqu’un
ne le regarde pas, et, à l’entrée de la grille du coeur il aperçoit
frère Paphnuce !...

La jolie enfant fait son signe de croix et se lève ; elle s’en va
lentement et sans se retourner ; mais, sur son banc, elle a oublié le
livre d’heures de sa mère. Frère Lubin s’en aperçoit, il prend le livre,
puis semble ramasser à terre et y remettre une image qui sans doute en
était tombée ; puis candidement et les yeux baissés, il le rapporte à
Marjolaine, qui le reçoit avec une profonde révérence.

Frère Paphnuce fait la grimace et fait signe à frère Lubin de continuer
son ouvrage ; puis, s’approchant de Marjolaine :

— Jeune fille, lui dit-il d’un ton assez peu caressant, il ne faut pas
rester dans l’église après l’office ; allez travailler près de votre mère
afin que le démon de l’oisiveté ne vous tente pas, et priez Dieu
qu’il vous pardonne vos péchés de coquetterie tant vous êtes toujours
pomponnée et pincée comme une comtesse !

Ayant ainsi apostrophé la jeune fille, frère Paphnuce lui tourna le dos,
et elle s’en allait toute confuse, le coeur gros d’avoir été appelée
coquette ; le frère Lubin se retourna pour la voir sortir, et elle aussi,
près de a porte, jeta en tapinois un regard à frère Lubin qui devint
rouge comme une fraise et qui se mit à ranger l’église, s’échauffant à
la besogne et n’avançant à rien ; car deux ou trois fois commençait-il
la même chose et plus voulait-il paraître tout occupé des soins qu’il
prenait, plus on eût pu voir que sa pensée était ailleurs et que son
coeur était tout distrait et troublé. Or, cependant s’en retournait à
petits pas, cheminant vers la closerie, Marjolaine la blonde, le long
de la haie d’églantiers, effeuillant de temps en temps sans y songer la
pointe des jeunes branches et prêtant l’oreille et le coeur aux oiseaux
et à ses pensées, qui faisaient harmonieusement ensemble un concert de
mélodie et d’amour. La douce senteur des arbres fleuris et de l’herbe
verte ajoutait à la réjouissance de l’air tiède et resplendissant :
Marjolaine marcha seule ainsi jusqu’au détour du clos de Martin, à
l’avenue qui commence entre deux grands poiriers ; là, bien sûre que
personne ne pouvait la voir, elle ouvrit bien vite le gros livre
d’heures et en tira, au lieu de l’image que frère Lubin était censé y
avoir remise, un petit papier soigneusement replié, qu’elle ouvrit avec
empressement et qui contenait ce qui suit :

« Frère Lubin à Marjolaine,

« Je fais peut-être bien mal de t’écrire encore, Marjolaine, et pourtant
mon coeur me ferait des reproches et ne serait pas tranquille si je ne
t’écrivais pas. Mon coeur et aussi, ce me semble, la loi du bon Dieu,
veulent à la fois que je t’aime, et la règle du couvent me défend de
penser à toi, comme si de ceux qu’on aime la pensée ne nous occupait pas
sans qu’on y songe et tout naturellement. Depuis bientôt quinze ans, je
pense, nous nous aimons : car tu m’appelais ton petit mari lorsque nous
avions quatre ou cinq ans ; croiras-tu que je pleure quelquefois
quand j’y pense ? Oh ! c’est que je t’aimais bien, vois-tu, ma pauvre
Marjolaine, lorsque nous étions tous petits ! pourquoi avons-nous
été séparés si jeunes ? il me semble que nous serions restés enfants
toujours, si nous étions restés ensemble ! Et maintenant que nous avons
grandi tristement, chacun tout seul, frère Paphnuce prétend que c’est
mal de nous regarder et qu’il ne faut plus s’aimer lorsqu’on est grand.
Eh bien ! moi, c’est tout le contraire ; il me semble que je l’aime
maintenant plus que jamais ! Combien je suis content lorsque je viens
tard au choeur et que par pénitence on me fait rester après les autres
à l’église ! car toi aussi tu restes souvent après les autres, et alors
sans être observé je puis te regarder un peu... m’approcher de toi
quelquefois, et le coeur me bat alors, je ne sais si c’est de crainte ou
de plaisir, mais si fort, si fort, que je crains de me trouver mal. Oh !
Marjolaine !... et pourtant il faut rester au couvent ; il faut bientôt
prononcer mes voeux ! Mes parents ont donné ma vie pour celle de ma
soeur : ma soeur est bien jolie aussi, et l’on dit qu’elle mourrait si
je ne prononçais pas mes voeux, parce que saint François serait irrité
contre nous.—Plains-moi, oh ! plains-moi. Marjolaine ! je ferai mes voeux
dans trois Jours ! »

« Frère LUBIN. »

La pauvre fille, jusque-là si empressée, si vermeille et si joyeuse,
pâlit tout à coup en achevant la lecture de ce billet. Elle le cacha
dans sa gorgerette, laissa tomber son livre d’heures, et, prenant à deux
mains son tablier qu’elle porta à ses yeux, elle se prit à pleurer et à
sangloter comme une enfant.

Lorsqu’elle arriva à la closerie, elle avait les yeux tout rouges et
tout enflés. Elle se jeta au cou de sa mère en lui disant qu’elle était
malade. Sa mère voulait la déshabiller et la mettre au lit ; mais elle
s’y refusa, craignant de ne pouvoir assez bien cacher, si elle quittait
sa gorgerette et son corset devant sa mère, la missive de frère Lubin.
Elle se retira donc seule dans sa chambrette, et laissant entr’ouverte
la fenêtre qui donnait sur le clos des pommiers, elle se jeta sur son
lit, et donna encore une fois un libre cours à ses pleurs, tandis que
sa mère inconsolable mettait à la hâte un mantelet pour accourir à la
Basmette et consulter maître François, dont le savoir en médecine était
connu dans tout le pays. Le père et les valets étaient aux champs, en
sorte que la désolée pauvre petite Marjolaine resta seule à la closerie.

IV

LA CHARITÉ DE FRÈRE LUBIN

En quittant le père prieur, maître François était rentré dans sa
cellule.

La cellule du frère médecin n’était point située comme les autres dans
l’intérieur du cloître ; c’était une assez grande salle qui servait en
même temps de bibliothèque, et qui dépendait des anciens bâtiments du
prieuré ; l’une des fenêtres avait été murée, parce qu’autrefois elle
servait de porte et communiquait avec le clos extérieur au moyen
d’un vieil escalier de pierre tout moussu, dont les restes branlants
subsistaient encore. La fenêtre qui restait était en ogive, et tout
ombragée de touffes de lierre qui montaient jusque-là et se balançaient
au vent. Une corniche de pierre en saillie, soutenue par une rangée
d’affreux petits marmousets accroupis et tirant la langue, passait sous
la fenêtre à trois ou quatre pieds environ, et se rattachait à l’ancien
balustre de l’escalier, dont il ne restait plus que trois ou quatre
colonnettes. De la fenêtre de maître François on pouvait voir le plus
beau paysage du beau pays d’Anjou. Le clos des moines, tout planté de
vignes, descendait en amphithéâtre et n’était séparé de la route que par
une haie d’églantiers. Plus loin s’étendaient d’immenses prairies, que
des pommiers émaillaient au printemps d’une pluie de fleurs blanches et
rosés ; puis, plus loin encore, entre les touffes rembrunies des grands
arbres de la Chesnaie, on voyait au pied d’un coteau boisé, joyeuses et
bien entretenues, les maisonnettes de la closerie où nous avons laissé
Marjolaine.

La table sur laquelle travaillait le frère médecin était auprès de la
fenêtre, et de gros livres entassés lui servaient pour ainsi dire de
rempart. Des ouvrages en latin, en grec, en hébreu, étaient ouverts
pêle-mêle devant lui, à ses côtés et jusque sur le plancher, où le vent
les feuilletait à son caprice. Les Dialogues de Lucien étaient posés
sur les Aphorisme d’Hippocrate, la Légende dorée était coudoyée
par Lucrèce, un petit Horace servait de marque à un immense Saint
Augustin, qui ensevelissait le petit livre profane devant ses grands
feuillets jaunes et bénis ; le Satyricon de Pétrone était caché sous le
Traité de la Virginité, par saint Ambroise, et près d’un gros in-folio
de polémique religieuse était ouverte la Batracomyomachie d’Homère,
dont les marges étaient tout illustrées, par le frère François lui-même,
d’étonnants croquis à la plume, où les rats et les grenouilles
figuraient en capuchons de moine, en tête rases de réformé, en robes
fourrées de chattemite, en chaperons de formaliste et en gros bonnets de
docteur.

En rentrant dans sa cellule, maître François avait l’air grave et
presque soucieux ; il s’assit dans sa grande chaire de bois sculpté, et
posant ses deux coudes sur la table couverte de papiers et de livres, il
resta quelques minutes immobile, caressant à deux mains sa barbe frisée
et pointue. Puis, se renversant sur le dossier de son siège, il étendit
les bras en bâillant, et son bâillement se termina par un long éclat de
rire.

— Oh ! le bon moine qu’ils vont faire ! s’écria-t-il. Oh ! la gloire future
des cordeliers ! Comme il fera croître et multiplier la sainte famille du
Seigneur ! Oh ! le vrai parangon des moines ! et combien les femmes et les
filles se réjouiront des voeux qu’il va faire ! Car, si à pas une ne
doit-il du tout appartenir, toutes, en vérité, peuvent avoir espérance
de conquérir ses bonnes grâces. Oh ! comme il pratiquera bien la charité
envers le prochain, et combien d’indulgence il fera gagner aux maris
dont il confessera les femmes, et aux pères et mères dont il catéchisera
les fillettes ! Dieu garde de mal ceux qui n’en diront rien et qui
voudront que pardessus tout et à propos de tout la Providence soit
bénie ! Ça, voyons un peu où j’en étais de mes annotations sur les
ouvrages de Luther.

Il tira alors d’une cachette pratiquée entre le mur et la table un
in-folio chargé de notes manuscrites qu’il se mit à étudier. Parfois
il frappait du dos de la main sur le livre et souriait d’une manière
étrange en disant à demi-voix : Courage, Martin ! D’autres fois, il
haussait les épaules et soulignait un passage. A un endroit où était
prédite la destruction de Rome, il écrivit en marge : _Quando corpus
destruitur, anima emancipatur. « Quand le corps est détruit, l’âme est
délivrée. » Puis plus bas : Corpus est quod corrumpitur et mutatur, anima
immortalis est. « Le corps se corrompt et change de forme, l’âme est
immortelle. »

A une autre page, il écrivit encore : « Il y a une Rome spirituelle
comme une Jérusalem spirituelle. C’est la Jérusalem des scribes et des
pharisiens qui a été détruite par Titus, et les luthériens ne pourront
jamais renverser que la Rome des castrats et des moines hypocrites,
celle de Jésus-Christ et de saint Pierre ne les craint pas. »

A la fin du volume, il écrivit en grosses lettres : « ECCLESIA
CATHOLICA.—Association universelle. ECCLESIA LUTHERANA.—Société de
maître Luther. » Puis il se prit à rire.

Mais bientôt reprenant son sérieux et devenant rêveur :—Eh bien ! oui,
murmurait-il, la société universelle doit respecter les droits de maître
Martin, si elle veut que maître Martin se soumette aux devoirs que
la société universelle lui impose !—Brûler un homme parce qu’il se
trompe... c’est sanctifier l’erreur par le martyre. Toute pensée est
vraie par le seul courage de sa protestation et de sa résistance dès
qu’on veut la rendre esclave et l’empêcher de se produire, et l’on doit
combattre pour elle jusqu’à la mort : car la vérité ne craint pas le
mensonge, elle le dissipe par elle-même comme le jour dissipe la nuit.
C’est le mensonge qui a peur de la vérité : ce sont donc les persécuteurs
qui sont les vrais sectaires. La liberté généreuse est catholique, parce
qu’elle seule doit conquérir et sauver l’univers : elle est apostolique,
parce que les apôtres sont morts pour la faire régner sur la terre. La
vraie église militante, c’est la société des martyrs !... la liberté de
conscience... Voilà la base de la religion éternelle : voilà la clef du
ciel et de l’enfer !

Maître François rouvrit encore une fois son livre, et à un endroit où il
était parlé de la prétendue idolâtrie de l’église romaine, il écrivit :

Quid judicas si tu non vis judicari ? Libertatem postulas, da
libertatem.—Pourquoi juger si tu ne veux pas qu’on te juge ? Tu veux la
liberté, donne la liberté. »

Et plus bas : « Chacun peut renverser ses propres idoles dès qu’il ne
les adore plus. Mais, si ton idole est encore un Dieu pour ton
frère, respecte le Dieu de ton frère, si tu veux qu’il respecte ton
incrédulité : et laisse-lui sa religion, pour qu’il n’attente pas à ta
vie : car l’homme doit estimer sa vie moins que ses dieux. »

Au bas d’une autre page, il écrivit encore : « Je proteste contre la
protestation qu’on impose, et quand les luthériens iront torturer les
catholiques, les vrais protestants seront les martyrs... Voilà le
vrai : le reste n’est que de la brouillerie et du grimoire... Mais que
répondrons-nous aux sorbonistes, aux subtilités d’Eckius, aux doctes
fariboles de Melanchton et aux arguments que le diable fait à maître
Martin Luther ? Solventur risu tabuloe, lu missus abibis ! » J’en accepte
l’augure, et buvons frais, dit maître François en fermant son gros
livre.

Autre argument ne peut mon coeur élire, Voyant le deuil qui vous mine et
consomme : Mieux vaut de ris que larmes écrire, Pour ce que rire est le
propre de l’homme.

Où diable ai-je pris ce quatrain ? Je crois en vérité que je viens de le
faire. J’ai donc pris au fond du pot, puisque je rime déjà !

En ce moment on frappa discrètement à la porte, puis le loquet tourna
avec précaution, et la plus jolie tête de moinillon qui fût oncques
encapuchonnée regarda dans la chambre, en disant :

— Peut-on entrer, maître François ?

— Comment ! vous ici, frère Lubin ? Mais, petit malheureux, vos épaules
vous démangent-elles ? et voulez-vous que frère Paphnuce, demain au
chapitre, vous fasse donner du miserere jusqu’à vitulos ?

— Je me moque bien de frère Paphnuce, dit le novice en se glissant dans
la bibliothèque dont il referma cependant la porte avec soin et sans
bruit ; il faut absolument que je vous parle ; vous savez que je dois
faire profession dans trois jours ?

— Frère Paphnuce ne me l’a pas laissé ignorer, mon pauvre petit frère
Lubin, et je vous en félicite de mon mieux ; ce n’est pas ma faute si ce
n’est guère.

Cependant le frère Lubin s’était vite installé à la fenêtre, et, avec
des larmes au bord des yeux, il regardait du côté de la Chesnaie.

— J’ai eu bien de la peine à m’échapper, dit-il après un long silence :
frère Paphnuce me croit en oraison dans la grotte de la Basmette, d’où
l’on a déjà déplacé la statue peinte de madame sainte Madeleine, pour
mettre à sa place l’image miraculeuse de saint François, vous savez,
cette statue de bois qu’on habille en vrai franciscain, et qui pleure,
dit-on, lorsque l’ordre est menacé de quelque danger ; est-ce vrai cela,
maître François ?

— Vous pouvez le croire, puisque vous ne l’avez jamais vu, dit le frère ;
moi, je n’en douterais que si je le voyais.

— Enfin, je me suis glissé le long du jardin et j’ai trouvé
entre-bâillée la porte du prieuré. Je m’y suis glissé sans que personne
me voie... et me voilà. Oh ! que j’avais besoin de vous parler !...
et puis, des fenêtres qui donnent sur le cloître, on ne voit pas la
Chesnaie et la closerie où j’ai joué tant de fois lorsque j’étais encore
tout enfant !

— Ah ! oui, je sais avec la petite Marjolaine, n’est-ce pas ?

— Chut ! taisez-vous, maître François, s’écria le novice en rougissant
jusqu’aux oreilles ; si quelqu’un nous entendait !

— Eh bien ! que comprendrait-il ? pourvu qu’il ne puisse pas voir, comme
moi, que vous pleurez en regardant la closerie, et que vous regrettez la
charmante enfant, qui est devenue une délicieuse jeune fille...

— Oh ! silence ! je vous en prie, ne me dites pas de ces choses-là.
Comment pouvez-vous deviner ? Comment pouvez-vous savoir ?... Je ne l’ai
même pas dit à mon confesseur !

— Si j’étais votre confesseur, je le saurais précisément parce que vous
ne me l’auriez pas dit et vous me le dites à moi, précisément, parce que
je ne suis pas votre confesseur.

— Mais, mon Dieu, qu’est-ce que je vous dis donc, mon frère ? Mais je
vous assure bien que je ne vous ai rien dit du tout.

— Pas plus qu’à Marjolaine, n’est-ce pas ?

— Oh ! mais vous êtes donc sorcier ! Voilà maintenant que vous savez !...
Mais au surplus, je pourrais bien vous dire que non. Comment ferais-je
pour lui parler, je ne puis la voir qu’à l’église ?

— Aussi y vient-elle bien régulièrement, la dévote petite fillette au
nom doux et bien odorant ! Et vous l’aimez bien, n’est-ce pas ? J’entends
d’affection fraternelle et charitable, celle que l’Évangile nous
commande de partager entre tous nos frères, et ne nous défend pas non
plus d’étendre un peu jusqu’à nos soeurs !

— C’est vrai que Marjolaine est bien modeste et bien pieuse.

— Elle est aussi bien aimable et bien jolie. C’est cela que vous diriez
d’abord, si vous l’osiez.

— Oh ! pour cela, je n’en sais rien, dit le novice en prenant un air
ingénu et en baissant les yeux.

— Aussi vous voilà bien décidé à faire profession ?

— Hélas ! fît en soupirant le frère Lubin ; et tournant les yeux vers la
closerie, il laissa tomber deux grosses larmes.

— Frère Lubin ! frère Lubin ! cria dans le corridor une voix trop facile à
reconnaître et trop bien connue des novices.

— Ah ! mon Dieu ! voilà à présent frère Paphnuce qui me cherche dans le
prieuré ; s’il vient ici, je suis perdu !

— Cachez-vous ! lui dit maître François en se levant et en allant
doucement vers la porte.

— Mais où me cacher ? Derrière cette pile de livres, il me verra. Mon
Dieu ! mon Dieu ! que je suis malheureux !

— Vite ! dit frère François, il approche ; enjambez la fenêtre, mettez
vos pieds en dehors sur la corniche et cachez-vous dans l’angle du mur.
Prenez garde de tomber dans la vigne, les échalas vous feraient mal.

Le novice accomplit promptement l’évolution commandée par le médecin, et
il avait à peine fini, qu’on entendit heurter assez rudement à la porte
de la cellule.

Frère François ouvrit lui-même, et vit, comme il s’en doutait bien, la
figure blême et renfrognée du terrible maître des novices.

— Frère Lubin n’est pas ici ? demanda Paphnuce.

— Vite, mon frère, asseyez-vous. Vous n’êtes pas bien, je vous assure ;
laissez-moi tâter votre pouls. Parbleu ! cela ne m’étonne pas, il faut
aller vous coucher, vous avez la fièvre.

— Frère Lubin n’est pas ici ? répéta le maître des novices avec humeur.

Maître François éclata de rire et demanda à son tour :

— Le père prieur est-il ici ?

— Pourquoi cette demande ?

— Pourquoi la vôtre ? Frère Lubin est-il plus invisible que le frère
prieur, et pourrait-il être ici sans qu’il fût possible de l’apercevoir ?

— Il y est venu du moins.

— Doucement, doucement, mon frère ! Vous me demandez s’il y est venu,
bien que vous ne l’ayiez pas vu y venir, et vous me demandiez tout à
l’heure s’il y était, bien que vous ne le vissiez pas ; vous parlez donc
métaphysiquement et en esprit ? Or, qu’il soit ici en esprit et qu’il y
soit venu en esprit, à cela je puis vous répondre que je vous en dirai
mon sentiment quand l’Université de Paris aura sorbonificalement
matagrobolisé la solution quidditative de cette question mirifique :
_Utrum Chimoera in vaciium bombinans possit comedere secundas
intentiones._

— Vous êtes toujours moqueur, mon frère, dit Paphnuce en radoucissant sa
voix, tandis qu’il se mordait la lèvre et lançait en dessous au railleur
un regard de haine implacable ; je désire vous voir toujours aussi gai,
et qu’au jour du jugement notre Seigneur n’ait pas à se moquer de vous à
son tour !

— Vrai ! je le voudrais, ne fût-ce que pour le voir rire, ce bon Sauveur,
qu’on nous peint toujours pleurant, malingre et meshaigné ! Le sourire
siérait si bien à son doux et beau visage ! Et ses grands yeux toujours
pleins de sang et de larmes s’illumineraient si bien d’un rayon de
franche gaieté ! M’est avis qu’alors le ciel attendri s’ouvrirait et
que les pauvres pécheurs y entreraient pêle-mêle, ravis en extase et
convertis par la risette du bon Dieu. Si bien que le grand diable
lui-même ne pourrait se tenir d’en être ému et d’en pleurer ; puis,
pleurant rirait de voir rire, et riant pleurerait de n’avoir pas
toujours ri d’un si aimant et si bon rire, et, pour l’enfer comme pour
le ciel, ce jour-là ce serait dimanche !

— Impie ! murmura le maître des novices !

— Soignez-vous, mon frère, dit maître François, vous avez de la bile ;
vos yeux sont jaunes. Prenez des remèdes, vos fonctions naturelles
doivent être gênées.

En ce moment, une femme se présenta timidement à la porte et fit une
profonde révérence. Frère François, en sa qualité d’habile médecin,
avait le privilège unique de recevoir des visites de toutes sortes, et
c’est pourquoi on l’avait logé hors du cloître, dans les bâtiments
du prieuré, qui servaient aussi d’hôtellerie pour les étrangers de
distinction lorsqu’il en venait au monastère. Ce privilège déplaisait
fort au frère Paphnuce, et c’était là le commencement de sa haine contre
le frère médecin.

— Entrez, ma bonne, dit frère François ; justement nous ne sommes pas
seuls et nous pouvons vous recevoir ici. Frère Paphnuce voudra bien
rester et nous tenir compagnie.

— Non, dit sèchement le maître des novices ; que je ne vous dérange pas.
Vous êtes en dehors de la règle ; autant vaut vous y mettre tout à fait.
Je vais chercher frère Lubin, car il faut que je sache où il peut être
caché.

— Bonne chance, mon frère ! dit maître François. Et Paphnuce sortit, en
laissait toutefois la porte ouverte.

— Eh bien ! bonne mère Guillemette, qu’y a-t-il de nouveau à la closerie
de la Chesnaie ? dit avec bienveillance le frère médecin en s’adossant à
la fenêtre.

— Hélas ! mon frère, ma pauvre Marjolaine est malade ! Cela l’a prise au
retour de l’office ; elle est pâle, elle pleure, elle veut être seule et
ne veut pas dire ce qu’elle a.

— Hum !... La petite n’est pas loin de ses dix-sept ans, je pense ?

— Oh ! mon frère, ce n’est pas ce que vous pensez. La pauvre enfant ne
songe pas à mal ; elle ne se plaît qu’à l’église.

— C’est que probablement celui qu’elle aime ne va pas à la danse ?

— Frère François ! frère François ! disait tout bas Lubin, caché derrière
l’appui de la croisée, ne dites rien, je vous en prie !

— Tenez, la mère Guillemette, poursuivit le frère médecin, il faut
marier Marjolaine.

— Mais non !... mais non !... dit frère Lubin.

— Et à qui la marier, mon bon frère ? La petite coquette ne veut entendre
parler de personne.

— C’est que vous ne lui parlez jamais de celui qu’elle voudrait bien.

— Oh ! mon Dieu, elle aurait bien tort de croire que je la contrarierais
si elle avait une inclination, et son père veut tout ce que je veux.
Nous lui donnons peu de chose, mais c’est notre fille unique, et la
closerie est à nous : elle restera avec nous tant qu’elle voudra, et nous
la croirons toujours assez richement mariée si elle l’est selon ses
désirs.

— Voilà qui est bien et sagement pensé. En effet, une fille vendue
ne sera jamais une femme honnête, et celle qui se marie pour un écu
trompera son mari pour une pistole, en cas qu’elle soit vertueuse,
autrement ce sera pour rien.

— C’est bien aussi ce que je dis toujours à Guillaume, et il me comprend
bien ; car lui, ce n’était pas pour ma dot qu’il m’a prise ; son père
voulait l’empêcher de se marier avec moi et lui avait défendu de me
parler ; le pauvre garçon avait tant de chagrin qu’il voulait s’enrôler
dans les francs taupins ou ailleurs. La veille de son départ, du moins à
ce qu’il pensait, j’étais seule dans ma petite chambre, justement comme
Marjolaine est seule dans ce moment-ci ; j’avais laissé ma fenêtre
entr’ouverte ; tout à coup voilà un jeune gars qui saute dans la chambre
et qui se jette à deux genoux en pleurant : je viens vous faire mes
adieux, me disait il d’un ton de voix à me navrer le coeur. J’étais
toute saisie ; mais enfin ne pouvant plus y tenir, je lui ai tendu les
bras... et... que voulez-vous que je vous dise ?... il a bien fallu après
cela nous marier, car tout le monde aurait jeté la pierre aux parents de
Guillaume.

— Eh ! qu’auriez-vous fait si le père de Guillaume avait fait comme Jean
Lubin, par exemple, s’il eût voué son fils à saint François ?

— Ah ! oui, j’aurais dit que Guillaume s’était voué à moi, et que saint
François, étant le plus raisonnable et surtout le moins compromis dans
l’affaire, c’était lui qui devait céder. Et tenez, vous parlez de Jean
Lubin ; mais croyez-vous qu’il ne se repente pas à l’heure qu’il est
d’avoir mis son fils au couvent, un si bel enfant, et qui promettait
d’être à la fois si doux et si malin !

— M’est avis, dit maître François, que pour changer la résolution de
Jean Lubin, il suffirait que son fils fût surpris comme Guillaume dans
la chambrette d’une jouvencelle ; mais le moyen ? Le portier du couvent
ne laisse pas sortir les novices, et il ne leur est pas même permis
de venir au prieuré, le seul endroit où il soit possible de sortir en
descendant par la fenêtre.

En achevant cette phrase, frère François regarda dans le clos par-dessus
son épaule et se mit malicieusement à rire : Frère Lubin avait disparu.

— Allez, bonne femme, allez, dit le frère médecin, l’indisposition de
Marjolaine n’aura pas de suites fâcheuses, mais ne la laissez pas
seule plus longtemps, et souvenez-vous de la jeunesse de Guillaume. Où
travaille-t-il en ce moment ?

— Il est justement occupé à la vigne de Jean Lubin qui l’a prié de lui
aider comme son ami et so

P.-S.

Eliphas Lévi, de son vrai nom Alphonse Louis Constant, né le 8 février 1810 à Paris, où il mourut le 31 mai 1875, fut d’abord ecclésiastique avant de devenir une figure majeure de l’occultisme.

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