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Le sens des affaires : Seize. 

samedi 24 avril 2010, par Rodolphe Christin

Seize.

Un peu de temps s’écoula, nécessaire à la méditation de cette vie bousculée. Leur réclusion d’altitude les laissait seuls avec eux-mêmes. Ils ne pouvaient s’échapper.

Fait positif si l’on peut dire : avec le suicide de Kévin, leurs parts respectives avaient pris du poids, de l’ampleur, du gain : cinquante/cinquante. Mathilde et Hector n’avaient pas eu besoin de discuter longtemps pour se mettre d’accord. Les épreuves étaient assez nombreuses comme cela, inutile d’en rajouter. Ils n’avaient plus que sept jours à attendre. A peine une semaine de patience avant de percevoir la rançon. L’idée d’un retour en arrière ne leur était pas venue à l’esprit. Mathilde était allée trop loin, de son côté Hector sentait confusément que quelque chose était en train de changer dans sa vie. L’engrenage était pris.
Hector se demandait comment Simone s’y prenait pour récolter l’argent. Il ne doutait pas de ses capacités, qu’il imaginait naïvement décuplées par le mauvais sort qu’il était censé risquer, mais sa situation nouvelle avait plongé son ancienne vie dans une forme d’abstraction.

Les montagnes environnantes l’éloignaient de l’existence urbaine qu’il avait menée jusque ici, et participaient à faire de la plaine un horizon lointain et vaporeux. La rupture commençait à produire ses effets. Simone ne pouvait pas laisser tomber l’affaire et le laisser à l’arbitraire de ses ravisseurs sans broncher, estimait-il. Hector l’imaginait s’activer à droite et à gauche, rameuter toutes leurs relations, du moins celles suffisamment riches pour contribuer avec efficacité à atteindre l’objectif, qui n’était, somme toute, pas une petite affaire. 300 000 euros ! Mais leurs amis et connaissances, tous respectables et respectés pour leur sens avéré des responsabilités, ne pouvaient refuser cette occasion de lui sauver la peau. Il imaginait même les dons de ses employés affluer en nombre. Il espérait seulement que son épouse ne prélèverait pas la somme directement dans les caisses de la Compagnie. Probable aussi que son enlèvement faisait la une des journaux, que sa photographie figurait en première page et que les journalistes les plus ambitieux du pays étaient tous en train de dresser son portrait dans les meilleurs termes. Comment pouvait-il en être autrement ? Il s’efforça seulement d’effacer de son esprit le regret de n’être pas, en chair et en os, au centre de ces préoccupations qui renforçaient son amour-propre et contribueraient peut-être à sa gloire. Mais Hector réfléchissait à cet aspect du problème en passant de certitudes en certitudes, ce qui n’entamait pas son moral et, après tout, c’était tant mieux pour lui.

En outre le ciel tournait au beau et la survenue d’un couple de randonneurs aida à passer le temps de la manière la plus étrange et la plus agréable qui soit. La plus inattendue aussi.

Si Hector ne se souvenait plus à quand remontait la dernière fois qu’il avait fait l’amour à Simone, il y avait bien plusieurs jours de trop qu’il n’avait pas couché avec Mathilde. Il faut dire que la situation ne s’y était guère prêtée jusque là ; son moral surbaissé ne participait pas au déploiement de sa vigueur sexuelle. Et Mathilde ne semblait pas plus délurée que lui. Toutefois il ne pouvait s’empêcher de se demander si Mathilde lui donnerait ce que Clara lui avait toujours refusé : la gratuité de l’acte sexuel.

Il était cependant loin d’imaginer qu’un tour de roue serait donné à sa vie sexuelle dans cette cabane en pleine montagne, loin des bains à remous et des dentelles sophistiquées portées par les filles, souvent superbes d’un point de vue plastique, qu’il fréquentait en dehors de son ménage.
Une cabane figure sur les cartes et s’offre par principe à l’accueil de quiconque en éprouve le besoin ; il s’agit là d’une règle de solidarité non-écrite de ce milieu potentiellement hostile qu’est la montagne. Ils ne s’opposèrent donc pas à faire de la place à ce jeune couple de néo-hippies défenseurs du commerce équitable, qui débarqua parmi eux au début d’un après-midi ensoleillé. Elle s’appelait Grazziella et était issue de la rencontre d’une Hollandaise impatiente et d’un Italien du sud impulsif, ce qui donnait des cheveux châtains clairs encadrant un visage typé aux yeux verts, avec une peau mate, bronzée de nature. Ce côté exotique et ce tempérament présumé de feu excitaient Hector, qui s’efforçait de voler quelques détails supplémentaires de cette belle allure. Elle était vêtue de vêtements trop amples pour qu’il puisse deviner les lignes de son corps, et il imaginait la jeune femme plus à l’aise sans ses habits qui cultivaient le mystère de son anatomie. Il se serait même volontiers proposé pour effeuiller la belle. Hector se sentait prêt à affronter cette part d’inconnu esthétique, à se frotter contre elle jusqu’à l’exacerbation totale de ses sens. D’autant qu’avec tous les joints qu’elle fumait, Grazziella était plutôt ouverte aux imprévus qui « participaient à son épanouissement de femme libre », disait-elle. Il s’agissait pour elle d’une posture quasiment idéologique, le corps et ses usages n’avaient qu’à suivre. Ainsi en va-t-il chez celles et ceux qui prétendent à une philosophie de l’existence.

La seule part d’ombre de Grazziella était son compagnon, un anglais surnommé Tob’. Vu les regards amoureux que ce dernier lui destinait, il ne se contentait pas d’être seulement le partenaire de ses randonnées et de ses méditations d’altitude. Monsieur devait avoir d’autres prétentions.

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