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Le repas des forçats (extrait du Jardin des Supplices) 

jeudi 21 mai 2009, par Octave Mirbeau (1848 - 1917)

– Pourquoi ne m’avez-vous pas encore parlé de notre chère Annie ?… Ne lui avez-vous pas appris mon arrivée ici ?… Est-ce qu’elle ne viendra pas aujourd’hui ?… Est-ce qu’elle est toujours belle ?

– Comment ?… Vous ne savez pas ?… Mais Annie est morte, cher petit cœur…

– Morte ! m’écriai-je… Ce n’est pas possible… Vous voulez me taquiner…

Je regardai Clara. Divinement calme et jolie, nue dans une transparente tunique de soie jaune, elle était mollement couchée sur une peau de tigre. Sa tête reposait parmi des coussins, et de ses mains, chargées de bagues, elle jouait avec une longue mèche de ses cheveux déroulés. Un chien du Laos, aux poils rouges, dormait auprès d’elle, le museau sur sa cuisse, une patte sur son sein.

– Comment ?… reprit Clara… vous ne saviez pas ?… Comme c’est drôle !

Et, toute souriante, avec des étirements de souple animal, elle m’expliqua :

– Ce fut quelque chose d’horrible, chéri ! Annie est morte de la lèpre… de cette lèpre effrayante qu’on appelle l’éléphantiasis… Car tout est effrayant ici… l’amour, la maladie… la mort… et les fleurs !… Jamais je n’ai tant, tant pleuré, je vous assure… Je l’aimais tant, tant ! Et elle était si belle, si étrangement belle !… Elle ajouta, dans un long et gracieux soupir :

– Jamais plus nous ne connaîtrons le goût si âpre de ses baisers !… C’est un grand malheur !

– Alors… c’est donc vrai ?… balbutiai-je… Mais comment cela est-il arrivé ?

– Je ne sais… Il y a tant de mystères ici… tant de choses qu’on ne comprend pas… Toutes les deux, nous allions souvent, le soir, sur le fleuve… Il faut vous dire qu’il y avait alors dans un bateau de fleurs… une bayadère de Bénarès… une affolante créature, chéri, à qui des prêtres avaient enseigné certains rites maudits des anciens cultes brahmaniques… C’est peut-être cela… ou autre chose… Une nuit que nous revenions du fleuve, Annie se plaignit de très vives douleurs à la tête et aux reins. Le lendemain, son corps était tout couvert de petites taches pourprées… Sa peau, plus rose et d’une plus fine pulpe que la fleur de l’althæa se durcit, s’épaissit, s’enfla, devint d’un gris cendreux… de grosses tumeurs, de monstrueux tubercules la soulevèrent. C’était quelque chose d’épouvantable. Et le mal qui, d’abord, s’était attaqué aux jambes, gagna les cuisses, le ventre, les seins, le visage… Oh ! son visage, son visage !… Figurez-vous une poche énorme, une outre ignoble, toute grise, striée de sang brun… et qui pendait et qui se balançait au moindre mouvement de la malade… De ses yeux – ses yeux, cher amour ! – on ne voyait plus qu’une mince boutonnière rougeâtre et suintante… Je me demande encore si c’est possible !

Elle enroula autour de ses doigts la mèche dorée. Dans un mouvement, la patte du chien endormi, ayant glissé sur la soie, découvrit entièrement le globe du sein qui darda sa pointe, rose comme une jeune fleur.

– Oui, je me demande encore, parfois, si je ne rêve pas… dit-elle.

– Clara… Clara ! suppliai-je, éperdu d’horreur… ne me dites plus rien… Je voudrais que l’image de notre divine Annie restât intacte dans mon souvenir… Comment ferai-je, maintenant, pour éloigner de ma pensée ce cauchemar ?… Ah ! Clara, ne dites plus rien, ou parlez-moi d’Annie, quand elle était si belle… quand elle était trop belle !…

Mais Clara ne m’écoutait pas. Elle poursuivit : – Annie s’isola… se claustra dans sa maison, seule avec une gouvernante chinoise qui la soignait… Elle avait renvoyé toutes ses femmes et ne voulait plus voir personne… pas même moi… Elle fit venir les plus habiles praticiens d’Angleterre… En vain, vous pensez bien… Les plus célèbres sorciers du Thibet, ceux-là qui connaissent les paroles magiques et ressuscitent les morts, se déclarèrent impuissants… On ne guérit jamais de ce mal, mais on n’en meurt pas non plus… C’est affreux !… Alors elle se tua… Quelques gouttes de poison, et ce fut fini de la plus belle des femmes.

L’épouvante me clouait les lèvres. Je regardai Clara, sans avoir l’idée d’une seule parole.

– J’ai appris de cette Chinoise, continua Clara, un détail vraiment curieux… et qui m’enchante… Vous savez combien Annie aimait les perles… Elle en possédait d’incomparables… les plus merveilleuses, je crois, qui fussent au monde… Vous vous souvenez aussi avec quelle sorte de joie physique, de spasme charnel, elle s’en parait… Eh bien, malade, cette passion lui était devenue une folie… une fureur… comme l’amour !… Toute la journée, elle se plaisait à les toucher, à les caresser, à les baiser ; elle s’en faisait des coussins, des colliers, des pèlerines, des manteaux… Mais il arriva cette chose extraordinaire : les perles mouraient sur sa peau… elles se ternissaient d’abord, peu à peu… peu à peu s’éteignaient… aucune lumière ne se reflétait plus en leur orient… et, en quelques jours, atteintes de la lèpre, elles se changeaient en de menues boules de cendre… Elles étaient mortes… mortes comme des personnes, mon cher amour… Saviez-vous qu’il y eût des âmes dans les perles ?… Moi, je trouve cela affolant et délicieux… Et, depuis, j’y pense tous les jours…

Après un court silence, elle reprit :

– Et ce n’est pas tout !… Maintes fois, Annie avait manifesté le désir d’être emportée, quand elle serait morte, au petit cimetière des Parsis… là-bas… sur la colline du Chien Bleu… Elle voulait que son corps fût déchiré par le bec des vautours… Vous savez combien elle avait des idées singulières et violentes en toutes choses !… Eh bien, les vautours refusèrent ce festin royal, qu’elle leur offrait… Ils s’éloignèrent, en poussant d’affreux cris, de son cadavre… Il fallut le brûler…

– Mais, pourquoi ne m’avez-vous pas écrit tout cela ? reprochai-je à Clara. Avec des gestes lents et charmants, Clara lissa l’or roux de ses cheveux, caressa la fourrure rouge du chien qui s’était réveillé, et elle dit négligemment :

– Vraiment ?… Je ne vous avais rien écrit de tout cela ?…

Vous êtes sûr ?… Je l’ai oublié sans doute… Pauvre Annie ! Elle dit encore :

– Depuis ce grand malheur… tout m’ennuie ici… Je suis trop seule… Je voudrais mourir… mourir… moi aussi… ah, je vous assure !… Et si vous n’étiez pas revenu, je crois bien que je serais déjà morte…

Elle renversa sa tête sur les coussins, agrandit l’espace nu de sa poitrine…, et avec un sourire… un étrange sourire d’enfant et de prostituée, tout ensemble :

– Est-ce que mes seins vous plaisent toujours ?… Est-ce que vous me trouvez toujours belle ?… Alors, pourquoi êtes-vous parti si… si longtemps ? Oui… oui… je sais… ne dites rien… ne répondez rien… je sais… Vous êtes une petite bête, cher amour !…

J’aurais bien voulu pleurer ; je ne le pus… J’aurais bien voulu parler encore ; je ne le pus davantage…

Et nous étions dans le jardin, sous le kiosque doré, où des glycines retombaient en grappes bleues, en grappes blanches ; et nous finissions de prendre le thé… D’étincelants scarabées bourdonnaient dans les feuilles, des cétoines vibraient et mouraient au cœur pâmé des roses, et, par la porte ouverte, du côté du nord, nous voyions se lever d’un bassin, autour duquel dormaient des cigognes dans une ombre molle et toute mauve, les longues tiges des iris jaunes, flammés de pourpre.

Tout à coup, Clara me demanda :

– Voulez-vous que nous allions donner à manger aux forçats chinois ?… C’est très curieux… très amusant… C’est même la seule distraction vraiment originale et élégante que nous ayons, dans ce coin perdu de la Chine… Voulez-vous, petit amour ?…

Je me sentais fatigué, la tête lourde, tout mon être envahi par la fièvre de cet effrayant climat… De plus, le récit de la mort d’Annie m’avait bouleversé l’âme… Et, la chaleur, au-dehors, était mortelle comme un poison… – J’ignore ce que vous me demandez, chère Clara… mais je ne suis pas remis de ce long voyage à travers les plaines et les plaines… les forêts et les forêts… Et ce soleil… je le redoute plus que la mort !… Et puis, j’aurais tant voulu être tout à vous… et que vous fussiez tout à moi, aujourd’hui…

– C’est cela !… Si nous étions en Europe, et que je vous eusse demandé de m’accompagner aux courses, au théâtre, vous n’auriez pas hésité… Mais c’est bien plus beau que les courses.

– Soyez bonne !… Demain, voulez-vous ?

– Oh ! demain… répondit Clara, avec des moues étonnées et des airs de doux reproche… toujours demain !… Vous ne savez donc pas que c’est impossible demain ?… Demain ?… mais c’est tout à fait défendu… Les portes du bagne sont fermées… même pour moi… On ne peut donner à manger aux forçats que le mercredi ; comment ne le savez-vous pas ?… Si nous manquons cette visite aujourd’hui, il nous faudra attendre, toute une longue, longue semaine… Comme ce serait ennuyeux !… Toute une semaine, pensez donc !… Venez, petite chiffe adorée… oh ! venez, je vous en prie… Vous pouvez bien faire cela pour moi…

Elle se souleva à demi, sur les coussins… La tunique écartée laissa voir, plus bas que la taille, entre les nuages de l’étoffe, des coins de sa chair ardente et rose. D’une bonbonnière d’or, posée sur un plateau de laque, elle tira, du bout de ses doigts, un cachet de quinine, et, m’ordonnant de m’approcher, elle le porta, gentiment, à mes lèvres.

– Vous verrez comme c’est passionnant… tellement passionnant !… Vous n’avez pas idée, chéri… Et comme je vous aimerai mieux ce soir !… comme je t’aimerai follement, ce soir !… Avale, cher petit cœur… avale… Et comme j’étais toujours triste, hésitant, pour vaincre mes dernières résistances, elle dit, avec des lueurs sombres, dans ses yeux…

– Écoute !… J’ai vu pendre des voleurs en Angleterre, j’ai vu des courses de taureaux et garrotter des anarchistes en Espagne… En Russie, j’ai vu fouetter par des soldats, jusqu’à la mort, de belles jeunes filles… En Italie, j’ai vu des fantômes vivants, des spectres de famine déterrer des cholériques et les manger avidement… J’ai vu, dans l’Inde, au bord d’un fleuve, des milliers d’êtres, tout nus, se tordre et mourir dans les épouvantes de la peste… À Berlin, un soir, j’ai vu une femme que j’avais aimée la veille, une splendide créature en maillot rose, je l’ai vue, dévorée par un lion, dans une cage… Toutes les terreurs, toutes les tortures humaines, je les ai vues… C’était très beau !… Mais je n’ai rien vu de si beau… comprends-tu ?… que ces forçats chinois… c’est plus beau que tout !… Tu ne peux pas savoir… je te dis que tu ne peux pas savoir… Annie et moi, nous ne manquions jamais un mercredi… Viens, je t’en prie !

– Puisque c’est si beau, ma chère Clara… et que cela vous fait tant de plaisir… répondis-je mélancoliquement… allons donner à manger aux forçats…

–Vrai, tu veux bien ?…

Clara manifesta sa joie, en tapant dans ses mains, comme un baby à qui sa gouvernante vient de permettre de torturer un petit chien. Puis elle sauta sur mes genoux, caressante et féline, m’entoura le cou de ses bras… Et sa chevelure m’inonda, m’aveugla le visage de flammes d’or et de grisants parfums…

– Que tu es gentil… cher… cher amour… Embrasse mes lèvres… embrasse ma nuque… embrasse mes cheveux… cher petit voyou !… Sa chevelure avait une odeur animale si puissante et de si électriques caresses que son seul contact, sur ma peau, me faisait instantanément oublier fièvres, fatigues et douleurs… et je sentais aussitôt circuler, galoper en mes veines d’héroïques ardeurs et des forces nouvelles…

– Ah ! comme nous allons nous amuser, chère petite âme… Quand je vais aux forçats… ça me donne le vertige… et j’ai, dans tout le corps, des secousses pareilles à de l’amour… il me semble, vois-tu… il me semble que je descends au fond de ma chair… tout au fond des ténèbres de ma chair… Ta bouche… donne-moi ta bouche… ta bouche… ta bouche… ta bouche !…

Et leste, preste, impudique et joyeuse, suivie du chien rouge qui bondissait, elle alla se remettre aux mains des femmes, chargées de l’habiller…

Je n’étais plus très triste, je n’étais plus très las… Le baiser de Clara, dont j’avais, sur les lèvres, le goût – comme un magique goût d’opium –, insensibilisait mes souffrances, ralentissait les pulsations de ma fièvre, éloignait jusqu’à l’invisible l’image monstrueuse d’Annie morte… Et je regardai le jardin d’un regard apaisé…

Apaisé ?… Le jardin descendait en pentes douces, orné partout d’essences rares et de précieuses plantes… Une allée d’énormes camphriers partait du kiosque où j’étais, aboutissait à une porte rouge, en forme de temple, qui donnait sur la campagne… Entre les branches feuillues des arbres gigantesques masquant, à gauche, la vue, j’apercevais, par places, le fleuve qui luisait, comme de l’argent poli, sous le soleil… J’essayai de m’intéresser aux multiples décorations du jardin… à ses fleurs étranges, à ses monstrueuses végétations… Un homme traversa l’allée, qui conduisait en laisse deux panthères indolentes… Ici, au milieu d’une pelouse, se dressait un immense bronze, représentant je ne sais quelle divinité, obscène et cruelle… Là, des oiseaux, grues à manteau bleu, toucans à gorge rouge de l’Amérique tropicale, faisans vénérés, canards casqués et cuirassés d’or, vêtus de pourpres éclatantes comme d’antiques guerriers, longirostres multicolores, cherchaient l’ombre, au bord des massifs… Mais, ni les oiseaux, ni les fauves, ni les Dieux, ni les fleurs ne pouvaient fixer mon attention, ni le bizarre palais qui, à ma droite, entre les cedrèles et les bambous, superposait ses claires terrasses garnies de fleurs, ses balcons ombreux et ses toits coloriés… Ma pensée était ailleurs… très loin, très loin… par-delà les mers et les forêts… Elle était en moi… sombrée en moi… au plus profond de moi !…

Apaisé ?…

À peine Clara eut-elle disparu derrière les feuillages du jardin que le remords d’être là me saisit… Pourquoi étais-je revenu ?… À quelle folie, à quelle lâcheté avais-je donc obéi ?… Elle m’avait dit un jour, vous vous souvenez, sur le bateau : « Quand vous serez trop malheureux, vous vous en irez ! »… Je me croyais fort de tout mon passé infâme… et je n’étais, en effet, qu’un enfant débile et inquiet… Malheureux ?… Ah oui ! je l’avais été, jusqu’aux pires tortures, jusqu’au plus prodigieux dégoût de moi-même… Et j’étais parti !… Par une ironie vraiment persécutrice, j’avais profité, pour fuir Clara, du passage à Canton d’une mission anglaise – j’étais décidément voué aux missions – qui allait explorer les régions peu connues de l’Annam… C’était l’oubli, peut-être… et peut-être la mort. Durant deux années, deux longues et cruelles années, j’avais marché… marché… Et ce n’avait été ni l’oubli, ni la mort… Malgré les fatigues, les dangers, la fièvre maudite, pas un jour, pas une minute, je n’avais pu me guérir de l’affreux poison qu’avait déposé, dans ma chair, cette femme dont je sentais que ce qui m’attachait à elle, que ce qui me rivait à elle, c’était l’effrayante pourriture de son âme et ses crimes d’amour, qui était un monstre, et que j’aimais d’être un monstre !… J’avais cru – l’ai-je cru vraiment ? – me relever par son amour… et voilà que j’étais descendu plus bas, au fond du gouffre empoisonné dont, quand on en a une fois respiré l’odeur, on ne remonte jamais plus. Souvent, au fond des forêts, hanté de la fièvre, après les étapes – sous ma tente –, j’avais cru tuer, par l’opium, la monstrueuse et persistante image… Et l’opium me l’évoquait plus formelle, plus vivante, plus impérieuse que jamais… Alors, je lui avais écrit des lettres folles, injurieuses, imprécatoires, des lettres où l’exécration la plus violente se mêlait à la plus soumise adoration… Elle m’avait répondu des lettres charmantes, inconscientes et plaintives, que je trouvais, parfois, dans les villes et les postes où nous passions… Elle-même se disait malheureuse de mon abandon… pleurait, suppliait… me rappelait. Elle ne trouvait pas d’autres excuses que celle-ci : « Comprends donc, mon chéri – m’écrivait-elle –, que je n’ai pas l’âme de ton affreuse Europe… Je porte, en moi, l’âme de la vieille Chine, qui est bien plus belle… Est-ce désolant que tu ne puisses te faire à cette idée ? »… J’appris, ainsi, par une de ses lettres, qu’elle avait quitté Canton où elle ne pouvait plus vivre sans moi, pour venir avec Annie habiter une ville plus au sud de la Chine, « qui était merveilleuse »… Ah ! comment ai-je pu si longtemps résister au mauvais désir d’abandonner mes compagnons et de gagner cette ville maudite et sublime, ce délicieux et torturant enfer, où Clara respirait, vivait… en des voluptés inconnues et atroces, dont je mourais maintenant de ne plus prendre ma part… Et j’étais revenu à elle, comme l’assassin revient au lieu même de son crime…

Des rires dans le feuillage, de petits cris… un bondissement de chien… C’était Clara… Elle était vêtue, moitié à la chinoise, moitié à l’européenne… Une blouse de soie mauve pâle, semée de fleurs à peine dorées, l’enveloppait de mille plis, tout en dessinant son corps svelte et ses formes pleines… Elle avait un grand chapeau de paille blonde, au fond duquel son visage apparaissait, pareil à une fleur rose dans de l’ombre claire… Et ses petits pieds étaient chaussés de peau jaune…

Quand elle entra dans le kiosque, ce fut comme une explosion de parfums…

– Vous me trouvez drôlement fagotée, n’est-ce pas ?… Ô l’homme triste d’Europe, qui n’a pas ri, une seule fois, depuis qu’il est de retour… Est-ce que je ne suis pas belle ?…

Comme je ne me levais pas du divan où je m’étais allongé :

– Vite ! vite !… mon chéri… Car il faut que nous fassions le grand tour… Je mettrai mes gants en route… Allons… Venez !… Non… non… pas vous !… ajouta-t-elle, en repoussant doucement le chien qui jappait, bondissait, frétillait de la queue…

Elle appela un boy et lui recommanda de nous suivre avec le panier à viande et la petite fourche.

– Ah ! m’expliqua-t-elle… très amusant !… Un amour de panier tressé par le meilleur vannier de la Chine… et la fourche… tu vas voir, une amour de petite fourche dont les dents sont de platine incrusté d’or, et le manche de jade vert… vert comme le ciel aux premières lueurs du matin… vert comme étaient les yeux de la pauvre Annie !… Allons ne faites pas cette vilaine figure d’enterrement, chéri… et venez vite… vite…

Et nous nous mîmes en marche par le soleil, par l’affreux soleil qui noircissait l’herbe, fanait toutes les pivoines du jardin, et me pesait au crâne, ainsi qu’un lourd casque de plomb.
II

Le bagne est de l’autre côté de la rivière qui, au sortir de la ville, déroule lentement, sinistrement, entre des berges plates, ses eaux pestilentielles et toutes noires. Pour s’y rendre, il faut faire un long détour, atteindre un pont sur lequel, tous les mercredis, au milieu d’une affluence considérable de personnes élégantes, se tient le marché de la Viande-aux-Forçats.

Clara avait refusé le palanquin. Nous descendîmes, à pied, le jardin situé hors l’enceinte de la cité et, par un sentier, bordé ici de pierres brunes, là d’épaisses haies de roses blanches ou de troènes taillés, nous gagnâmes les faubourgs, à cet endroit où la ville diminuée se fait presque la campagne, où les maisons, devenues des cahutes, s’espacent, de loin en loin, dans de petits enclos, treillagés de bambous. Ce ne sont, ensuite, que vergers en fleurs, cultures de maraîchers ou terrains vagues. Des hommes nus jusqu’à la ceinture, coiffés de chapeaux en forme de cloche, travaillaient péniblement sous le soleil, et plantaient des lis – ces beaux lis tigrés dont les pétales ressemblent à des pattes d’araignée marine, et dont les bulbes savoureux servent à la nourriture des riches. Nous passâmes ainsi devant quelques misérables hangars où des potiers tournaient des pots, où des trieurs de chiffons, accroupis, parmi de vastes corbeilles, inventoriaient la récolte du matin, tandis que passait et repassait au-dessus d’eux, une bande de corors affamés et croassants. Plus loin, sous un énorme figuier, nous vîmes, assis à la margelle d’une fontaine, un doux et méticuleux vieillard qui lavait des oiseaux. À chaque instant, nous croisions des palanquins qui transportaient vers la ville des matelots européens, déjà ivres. Et, derrière nous, ardente et tassée, escaladant la haute colline, la ville, avec ses temples et ses étranges maisons rouges, vertes, jaunes, crépitait dans la lumière.

Clara marchait vite, sans pitié pour ma fatigue, sans souci du soleil qui embrasait l’atmosphère et, malgré nos parasols, nous brûlait la peau ; elle marchait libre, souple, hardie, heureuse. Parfois, sur un ton de reproche enjoué, elle me disait :

– Que vous êtes lent, chéri… Dieu que vous êtes lent !… Vous n’avancez pas… Pourvu que les portes du bagne ne soient pas ouvertes quand nous arriverons et que les forçats ne soient pas gavés !… Ce serait affreux !… Oh ! comme je vous détesterais !

De temps en temps, elle me donnait des pastilles d’hamamélis, dont la vertu est d’activer la respiration, et, les yeux moqueurs :

– Oh ! petite femme !… petite femme… petite femme de rien du tout ! Puis, moitié rieuse, moitié fâchée, elle se mettait à courir… Et j’avais beaucoup de peine à la suivre… Plusieurs fois, je dus m’arrêter et reprendre haleine. Il me semblait que mes veines se rompaient, que mon cœur éclatait dans ma poitrine.

Et Clara répétait, de sa voix gazouilleuse :

– Petite femme !… Petite femme de rien du tout !

Le sentier débouche sur le quai du fleuve. Deux grands steamers débarquaient du charbon et des marchandises d’Europe ; quelques jonques appareillaient pour la pêche ; une nombreuse flottille de sampangs, avec ses tentes bigarrées, dormait à l’ancre, bercée par le léger clapotement de l’eau. Pas un souffle ne passait dans l’air.

Ce quai m’offensa. Il était sale et défoncé, couvert de poussière noire, jonché de vidures de poisson. De puantes odeurs, des bruits de rixes, des chants de flûte, des abois de chien nous arrivaient du fond des taudis qui le bordent : maisons de thé vermineuses, boutiques en coupe-gorge, factoreries louches. Clara me montra, en riant, une sorte de petite échoppe où l’on vendait, étalés sur des feuilles de caladium, des portions de rats et des quartiers de chiens, des poissons pourris, des poulets étiques, enduits de copal, des régimes de bananes et des chauves-souris saignantes, enfilées sur de mêmes broches… À mesure que nous avancions, les odeurs se faisaient plus intolérables, les ordures plus épaisses. Sur le fleuve, les bateaux se pressaient, se tassaient, mêlant les becs sinistres de leurs proues et les lambeaux déchirés de leurs pauvres voilures. Là vivait une population dense – pêcheurs et pirates –, affreux démons de la mer, au visage boucané, aux lèvres rougies par le bétel, et dont les regards vous donnaient le frisson. Ils jouaient aux dés, hurlaient, se battaient ; d’autres, plus pacifiques, éventraient des poissons qu’ils faisaient ensuite sécher au soleil, en guirlandes, sur des cordes… D’autres encore dressaient des singes à faire mille gentillesses et obscénités.

– Amusants, pas ?… me dit Clara… Et ils sont plus de trente mille qui n’ont pas d’autre domicile que leurs bateaux !… Par exemple, le diable seul sait ce qu’ils font !…

Elle releva sa robe, découvrit le bas de sa jambe agile et nerveuse, et, longtemps, nous suivîmes l’horrible chemin, jusqu’au pont dont les surconstructions bizarres et les cinq arches massives, peintes de couleurs violentes, enjambent la rivière, sur laquelle, au gré des remous et des courants, tournent, tournent et descendent de grands cercles huileux.

Sur le pont, le spectacle change, mais l’odeur s’aggrave, cette odeur si particulière à toute la Chine et qui, dans les villes, les forêts et les plaines, vous fait songer, sans cesse, à la pourriture et à la mort.

De petites boutiques imitant les pagodes, des tentes en forme de kiosque, drapées d’étoffes claires et soyeuses, d’immenses parasols, plantés sur des chariots et des éventaires roulants, se pressent les uns contre les autres. Dans ces boutiques, sous ces tentes et ces parasols, de gros marchands, à ventre d’hippopotame, vêtus de robes jaunes, bleues, vertes, hurlant et tapant sur des gongs, pour attirer les clients, débitent des charognes de toute sorte : rats morts, chiens noyés, quartiers de cerfs et de chevaux, purulentes volailles, entassés, pêle-mêle, dans de larges bassines de bronze.

– Ici… ici… par ici !… venez par ici !… Et regardez !… et choisissez !… Nulle part vous n’en trouverez de meilleure… Il n’y en a pas de plus corrompue.

Et, fouillant dans les bassines, ils brandissent, comme des drapeaux, au bout de longs crochets de fer, d’ignobles quartiers de viande sanieuse, et, avec d’atroces grimaces qu’accentuent les rouges balafres de leurs visages peints ainsi que des masques, ils répètent parmi le retentissement enragé des gongs et les clameurs concurrentes :

– Ici… ici… par ici !… Venez par ici… et regardez… et choisissez… Nulle part, vous n’en trouverez de meilleure… Il n’y en a pas de plus corrompue…

Dès que nous fûmes engagés sur le pont, Clara me dit :

– Ah ! tu vois, nous sommes en retard. C’est de ta faute !… Dépêchons-nous.

En effet, une foule nombreuse de Chinoises et, parmi elles, quelques Anglaises et quelques Russes – car il n’y avait que fort peu d’hommes, hormis les commissionnaires – grouillait sur le pont. Robes brodées de fleurs et de métamorphoses, ombrelles multicolores, éventails agiles comme des oiseaux, et des rires, et des cris, et de la joie, et de la lutte, tout cela vibrait, chatoyait, chantait, voletait dans le soleil, telle une fête de vie et d’amour.

– Ici… ici… par ici !… Venez par ici !…

Ahuri par la bousculade, étourdi par le glapissement des marchands et les vibrations sonores des gongs, il fallut presque me battre pour pénétrer dans la foule et pour protéger Clara contre les insultes des unes, les coups des autres. Combat grotesque, en vérité, car j’étais sans résistance et sans force, et je me sentais emporté dans ce tumulte humain aussi facilement que l’arbre mort roulé dans les eaux furieuses d’un torrent… Clara, elle, se jetait au plus fort de la mêlée. Elle subissait le brutal contact et, pour ainsi dire, le viol de cette foule, avec un plaisir passionné… Un moment, elle s’écria, glorieusement :

– Vois, chéri… ma robe est toute déchirée… C’est délicieux !

Nous eûmes beaucoup de peine à nous frayer un passage jusqu’aux boutiques encombrées, assiégées, comme pour un pillage.

– Regardez et choisissez !… Nulle part, vous n’en trouverez de meilleure.

– Ici… ici… par ici !… Venez par ici !…

Clara prit l’amour de petite fourche des mains du boy qui nous suivait avec son amour de panier, et elle piqua dans les bassines.

– Pique aussi, toi !… pique, cher amour !… Je crus que le cœur allait me manquer, à cause de l’épouvantable odeur de charnier qui s’exhalait de ces boutiques, de ces bassines remuées, de toute cette foule, se ruant aux charognes, comme si c’eût été des fleurs.

– Clara, chère Clara ! implorai-je… Partons d’ici, je vous en prie !

– Oh ! comme vous êtes pâle ! Et pourquoi ?… N’est-ce donc pas très amusant ?…

– Clara… chère Clara !… insistai-je… Partons d’ici, je vous en supplie !… Il m’est impossible de supporter plus longtemps cette odeur.

– Mais cela ne sent pas mauvais, mon amour… Cela sent la mort, voilà tout !…

Elle ne semblait pas incommodée… Aucune grimace de dégoût ne plissait sa peau blanche, aussi fraîche qu’une fleur de cerisier. Par l’ardeur voilée de ses yeux, par le battement de ses narines, on eût dit qu’elle éprouvait une jouissance d’amour… Elle humait la pourriture, avec délices, comme un parfum.

– Oh ! le beau… beau morceau !…

Avec des gestes gracieux, elle emplit le panier de l’immonde débris. Et, péniblement, à travers la foule surexcitée, parmi les abominables odeurs, nous continuâmes notre route.

–Vite !… vite !…

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