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La sainteté du frivole 

dimanche 29 mai 2011, par Serge Meitinger (Date de rédaction antérieure : 1er janvier 1970).

I

Il y aurait une sainteté de l’Intellect : l’esprit pour l’esprit, les longues veilles sous la lampe de la conscience, et les petits matins de la pensée pensant qu’elle pense et se pense (Valéry-Teste)... Il y aurait une sainteté de l’Inutile : pics inviolés, déserts variés, "quarantièmes rugissants" et autres tours du monde extraordinaires... Il y aurait une sainteté de l’Immonde : une sorte d’honneur à rebours fondé sur l’inversion systématique des valeurs reconnues, la braverie du hors-la-loi intégral qui fait de son abjection une poétique et une métaphysique (Saint Genet)...

Le Dandysme serait la sainteté du Frivole : l’idéal placé dans l’adéquation de la parure et de l’allure avec la plus haute idée que l’on puisse se faire de la perfection personnelle. La Valeur portée sur soi comme un vêtement altier destiné à montrer l’éminence de la vertu pratiquée : la "distinction" élevée comme un rempart entre le "parfait" et tous les autres... Baudelaire, dans un texte célèbre, parle à ce propos de "spiritualisme" et de "stoïcisme". Et le Dandy a, en effet, l’exigence du spirituel et l’arrogance volontiers ostentatoire du "stoïcien". L’on se tromperait donc lourdement à le prendre pour un jouisseur ou un esthète, pour un sensuel : l’essentiel de son travail - de sa torture d’"Heautontimoroumenos" - est de renier l’Instinct, de châtier en lui l’abominable Nature qui ne saurait que dévoyer l’amant de la pure Valeur en soi.

II

Car, pour le Dandy, l’être n’est pas du côté du corps nu, naturel. L’homme nu est animal, insignifiant ou "informe" - il n’existe pas comme homme - avant la mise en forme du dressage et du maquillage : et il peut même se créer ainsi une sorte de "dandysme de la nudité", mais qui n’a rien de "naturel" ; Claude Lévi-Strauss le montre en ce qui concerne les Nambikwara d’Amazonie chez qui la sauvagerie des pulsions lisibles à même le corps est sévèrement disciplinée par l’attitude et l’allure inculquées aux corps dans leurs rapports réciproques. L’être est donc du côté du dressage, du grimage, de la parure, du "self control", fût-il pur et simple avatar de la pudeur.

III

En ce sens l’on conçoit que le souci de la parure propre au Dandy ne relève pas de la parade amoureuse fort justement appelée "coquetterie". Le dandy est chaste, pour ne pas dire frigide : le cœur et l’âme fixés sur l’Idée qui l’exhausse au-dessus de tous les mortels, il n’a de passion que pour la perfection de sa mise. Il ne vise pas à conquérir le désir d’autrui mais à parfaire la manifestation extérieure de ce qu’il est et cette "exhibition", non de l’apparence mais de l’être-même, exige de lui tous ses soins, toutes ses forces, tout son amour. Brummel ou, plus près de nous, Montesquiou furent apparemment des êtres sans sexualité ou de sexualité très pauvre : leur exclusif amour n’était pas de la chair.

IV

Se travaillant sans cesse pour l’Idée qu’il se fait de Soi, le Dandy ne satisfait pourtant ni à l’apparente intellectualité de l’Idée ni à l’égoïsme du Moi. Son idéalisme absolu promeut une abstraction qui n’a pour tout contenu que la place qu’elle revendique dans la hiérarchie des valeurs. Hypertrophie de la conscience valorisante, cette hiérarchisation permanente de tous les éléments du réel ou du monde par rapport à un critère unique et abstrait ne laisse guère de place à tout autre travail de l’esprit, à toute prise critique sur sa situation effective : modèle-même d’Idée fixe. Quant au Moi, il n’est guère gratifié en lui-même, sacrifié à tout moment à "l’idéal du Moi".

V

Mais l’ostentation propre au Dandy n’est pas plus pour autrui que pour le plaisir de Soi : les autres ne sont en l’occurrence qu’un miroir où le Dandy, amoureux de l’Idée fixe, espère seulement lire son reflet enfin adéquat, son essence ; il ne vit pas pour eux, mais par eux. Ce n’est pas pour eux qu’il déploie son faste ou son charme ; au contraire, tout est fait pour dresser entre le monde et le Dandy un rempart infranchissable fait de bon goût, de politesse, de belles et justes manières, d’aisance et de tact... Toutes choses qui composent le plus intransigeant des Noli me tangere qui soit. Le Dandy ne se prête ni ne se donne, à peine semble-t-il parfois se promettre : car son Royaume n’est pas de ce Monde.

VI

Comme tous les Saints, il n’a sur terre d’autre occupation que de servir son idéal et il lui sacrifie tout le reste, car l’exigence de la toilette est infinie : soins du corps et recherche constante de l’effet nouveau en matière de tenue, d’ornements, de chaussures, de costume, de coupe... Toute sa science est de pénétrer les arcanes des matières diverses qui composent l’habillement et la parure : cosmétiques, crèmes, parfums..., tissus, cuirs, plumes, teintes... Il y faut consacrer tout le temps de sa vie : où pourrait-il encore trouver l’énergie de se passionner pour la pensée ou pour l’art autrement qu’en consommateur pressé qui se doit d’affirmer son bon goût ?

VII

Baudelaire situe historiquement le phénomène du Dandysme : il y voit l’effet d’"époques transitoires où la démocratie n’est pas encore toute puissante, où l’aristocratie n’est que partiellement chancelante et avilie". La sainteté du Frivole prendrait le relais de l’"individualisme héroïque" propre à la noblesse d’épée : et il s’agit bien d’un idéal héroïque en dernière analyse. Mais maintenant que l’"individualisme démocratique" a balayé les aristocraties de naissance, voire de classe, que peut-il rester de l’idéal-Dandy ? RIEN apparemment. En effet, de nos jours, l’élégance se mesure à la faculté de se conformer, sans trop en avoir l’air, à un modèle dominant qu’il est de bon ton de copier pour "être dans le vent". L’élégant "suit la mode" alors que le Dandy la précédait : nous sommes au siècle des "élégants" qui, à force de personnaliser leur tenue, selon les critères de "distinction" en usage, finissent par se ressembler comme des "égaux", se présentant tous de la même manière...

A moins que le Dandysme ne se soit réfugié dans "l’Inapparence", dans le refus-même de se distinguer... L’on pourrait en effet imaginer quelle recherche héroïque représenterait le fait de ne ressembler qu’à soi sans se faire remarquer, dans un monde où tout un chacun se conforme à un modèle implicite ou explicite. La Bruyère n’attribuait une telle capacité d’"Inapparence" qu’à "l’homme de mérite".

P.-S.

Première publication : 28 janvier 2004

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