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La petite musique de Saint-Louis 

jeudi 26 juillet 2012, par Xavier Zimbardo (Date de rédaction antérieure : 5 juin 2008).

En cette terre de légende il faudrait arriver comme en rêve, tel un oiseau depuis la mer, et mesurer l’espace... Hélas l’avion lui-même ne daigne plus qu’une fois par semaine s’arrêter en ce lieu jadis prestigieuse capitale et première ville française d’Afrique noire. Ici, tout au Nord du Sénégal, l’aéroport ne doit pas avoir beaucoup changé depuis que l’équipage Mermoz - Négrin y posa, sous les hourras de la foule, son épique Latécoère après le premier vol sans escale Toulouse - Saint Louis. Un hangar de fortune s’érige timidement au centre de rien si ce n’est une grande paix, comme à la naissance de l’Aéropostale. Le centre urbain n’est qu’à 6 km, mais c’est surtout une déferlante vague d’air marin qui s’empare de tout votre être. Subjuguant les narines, s’infiltrant par tous les pores, elle vous chavire le temps d’un souffle.

L’unique douanier est à peu près seul pour vous apprendre la patience, il faut attendre qu’il en ait fini avec les nouveaux arrivants avant d’autoriser ceux qui partent à embarquer. Tout juste s’il ne leur serre pas la main en ne les laissant partir qu’à regret. Ici, l’hospitalité et la gentillesse sont plus qu’un devoir : un atavisme, et portent le joli nom de teranga. Dakar n’a pas su ravir à Saint-Louis, ancienne capitale de l’AOF, son titre le plus important : elle est demeurée la capitale poétique de la nation, là où règne son âme brûlante et passionnée, celle qui vous ravit le cœur de sa démarche nonchalante.

Le delta du fleuve Sénégal, du parc du Djoudj à la Langue de Barbarie, est un sanctuaire de lacs, d’îlots perdus dans un dédale de canaux de mangroves, où se réfugient lors des grandes migrations ailées des milliers de pélicans, d’ibis sacrés, de grues cendrées, hérons pourpres et autres flamants roses... Un melting-pot céleste offre ainsi un écho chantant à la variété des ethnies sur cette terre de métissage : Wolofs, Toucouleurs, Sérères, Diolas de Casamance, Kadior-kadior, Soninkés, Européens de France, d’Angleterre, de Hollande, du Portugal, parfois orfèvres et pêcheurs Maures ou nomades Peuhls.. A force de rencontres, d’échanges et de mariages mixtes « à la mode du pays », allogènes et autochtones sont parvenus depuis trois siècles à mettre au monde une société originale où, de l’aveu de tous et de chacun, il fait assurément bon vivre.

Vue du ciel, on devine l’île de Saint-Louis posée sur les flots tel un immense navire immobile de 2.500 m de long sur 350 m de large, étendue entre deux bras d’un puissant fleuve qui l’enlacent et l’étreignent. Depuis la terre, on approchera par les actifs faubourgs de Sor : il faut découvrir au crépuscule cette abracadabrance de la ville africaine, survoltée, surpeuplée, avec son trafic surexcité... le tintamarre enfumé de ses klaxons bloqués et ses gouailleuses gueulantes... les phares borgnes des voitures et les lampions des échoppes clignant de l’œil entre les vertigineux étals de ses marchés aux savants équilibres... et puis, le contraste de sa vieille gare de chemin de fer abandonnée qui sommeille, trônant déserte au milieu du vacarme et qu’on promet en vain de restaurer à chaque nouvelle élection ! L’avenue principale s’appelle Charles de Gaulle. Le lycée voisin porte aussi le nom du Général-Président, je demande à Saliou mon jeune chauffeur de taxi ce que cette personnalité lui évoque, il hoche la tête et m’assure : « Très vieux, années 1800 ! »

L’île est reliée au continent depuis le 14 juillet 1897 par un ouvrage métallique impressionnant, le Pont Faidherbe (nommé d’après un gouverneur français du XIXème siècle), une succession élancée d’arcs d’acier injustement attribuée à Gustave Eifel par des guides de voyage paresseux. Toute la ville est une charnière, un trait d’union entre l’Europe et l’Afrique, une Afrique blanche et une Afrique noire, les acacias épineux du désert et les baobabs de la savane, l’océan et le fleuve, l’islam et le christianisme, la tradition et la modernité. Devant tant de facettes et de regards intrigants, il est difficile de venir à Saint-Louis sans en tomber amoureux.

Les quartiers nord et sud s’allongent langoureusement de part et d’autre de l’élégante place Faidherbe rebaptisée maintes fois mais aussi ancienne que la ville même de Saint-Louis. Autrefois, on l’appelait la Savane, avant qu’elle ne devienne la place du Gouvernement, et pendant la deuxième guerre mondiale place du maréchal Pétain. Pour les Saint-Louisiens elle est, de façon plus sonore et rayonnante, tout simplement Baya, du wolof bayalba signifiant la Grande Place. Le gouverneur de l’époque napoléonienne y fit célébrer la victoire d’Austerlitz, mais les habitants qui s’y sont rencontrés chaque jour se sont sans doute rarement souciés de ces ubuesques résonances d’une histoire lointaine. C’est là que Pierre Loti, amant de sa captive Fatou Gaye, écrivit le Roman d’un Spahi, et presque toute l’histoire de la ville est passée par cette agora. Entre le palais du gouvernement et les casernes Rogniat, le lieu fait surtout la part belle aux palmiers rôniers et aux ficus centenaires entre lesquels rôdent les amoureux bercés par les klaxons intempestifs des multicolores camionnettes de transports en commun, toutes intitulées sous leur pare-brise Alhamdoulilahi « A la grâce de Dieu ». À voir les carcasses improbables de certains véhicules en circulation, on se dit que même le contrôle technique ici ne doit être effectué que par un Dieu indubitablement clément et miséricordieux...

Le plan en damier des rues épouse agréablement la silhouette élancée de l’île, mais ces longues artères découpant l’île du nord au sud, percées perpendiculairement de voies d’accès au fleuve dans un sens est-ouest, répondaient d’abord à une nécessité impérieuse de contrôle militaire par des troupes prêtes à soumettre d’éventuels émeutiers. Plus que tout autre ville en Afrique, Saint-Louis du Sénégal a su écrire en ses murs et préserver dans ses perspectives un rare livre d’histoire architecturale.

Tout au long de la promenade, embrasée par les bougainvilliers, ce ne sont qu’antiques demeures à étages aux teintes chaudes et tendres, galeries aériennes courant autour de maisons en briques aux intérieurs mystérieux, façades claires à arcades, balconnets de fer forgé à auvent. C’est du haut de ceux-là que se tenaient fièrement, pour observer l’animation de la rue et le petit peuple du bas, les Princesses de céans que l’on nommait Signares, dérivé du portugais Senhoras, ces belles Dames voluptueuses qui avaient su séduire les maîtres coloniaux et devenir maîtresses de la douce cité aux couleurs créoles.

La vieille cité commerçante vécut longtemps de la traite des esclaves mais aussi de bateaux chargés d’or et d’ivoire, de la gomme arabique. La bonne fortune sembla l’abandonner au travers des bouleversements de l’histoire, mais récemment de bonnes fées semblent s’être penchées sur son berceau avec le pouvoir de la rajeunir et de la revivifier. L’UNESCO a inscrit la ville parmi les trésors du Patrimoine de l’Humanité. Cela ne pourrait être qu’un label, les fonds n’ayant pas suivi pour permettre de restaurer tout un ensemble de vieilles demeures sublimes qui se délabrent et se délitent. Au moins cela a-t-il permis à de nombreuses bonnes volontés de s’inquiéter pour elles et d’unir leurs efforts afin de les restaurer en faisant respecter des règles de construction à la mesure de l’enjeu.

Mais la souveraine maîtresse de l’endroit c’est l’eau, la mer..., le fleuve..., celle enfin qui, en myriades de gouttelettes emportées par la brise, a drainé jusqu’à vous toutes les saveurs farouches et les enivrants parfums du lointain. On laisse à sa droite la rue de Gaule (eh oui, encore...) pour traverser un pont plus modeste vers le village de pêcheurs de Guet Ndar. On prétend qu’ici les hommes, tous rudes travailleurs, pétris par les dangers de la navigation, seraient plus droits et francs qu’ailleurs : certains vieux sages ont surnommé l’endroit « Quartier de la sincérité ». Tournant le dos à la mer et regardant la ville, le monument aux morts très sobre, immaculé, avec ses deux poilus de 14-18, à gauche Demba le tirailleur sénégalais aux lèvres charnues, et à droite Dupont le zouave, le marsouin de type européen, casqués, bottés, au garde-à-vous pour l’éternité, bien nets et blancs de pierre tous deux, rappelle ce que la France indépendante doit pour sa liberté au sang des peuples colonisés. Le grand cinéaste sénégalais Ousmane Sembène a su montrer dans son film Le Camp de Thiaroye comment la reconnaissance de l’armée coloniale s’exprima à leur égard...

Les enfants n’en ont cure, non plus que les anciens. Les premiers se défient sur des baby-foot hors d’âge ou se pourchassent sur la plage sans fin en riant, les seconds laissent courir le jour rythmé par la prière et les palabres inlassables. Face aux brisants, de grandes pirogues chamarrées rapportent quotidiennement le poisson en abondance. Les chèvres et les mouettes se disputent les têtes arrachées par les femmes, des centaines de sandales perdues s’enfoncent dans le sable pour l’éternité, ramenées par la marée qui ne se soucie elle-même que de la lune et des courants. Mame Coumba Bang, la déesse protectrice, passe comme l’écume sur les flots, éphémère et éternelle, mais elle veille : Saint-Louis, grâce à ses amoureux, renaîtra de ses cendres.

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