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La pensée économique d’Isidore Isou peut être une chance pour le monde 

jeudi 3 mars 2011, par Jean-Pierre Gillard , Jim Palette

Les présents évènements du monde arabe m’ont amené à laisser sur le réseau social Facebook cette phrase : « Lorsque les gens arrêteront de parler de la révolution des peuples pour préciser que ce sont des soulèvements de la jeunesse, on arrêtera d’être dans un vide de pensée. » J’avais notamment remarqué que l’une des unes de Libération titrait "Le Soulèvement", sans préciser de quelle sorte de soulèvement il s’agissait. Cette phrase a eu le bonheur d’être félicitée par Louise Desrenards qui m’a proposé d’écrire quelques mots à ce propos dans La Revue des Ressources, et Guy Darol ayant répondu aimablement à l’éventualité de cette publication dans le cadre de sa rubrique Cahier de musique, je le fais avec plaisir, en précisant que je ne suis en rien un spécialiste de l’économie politique et encore moins des questions qui pourraient être spécifiques du monde arabe, mais simplement quelqu’un qui décide qu’il lui semble éventuellement utile de faire partager des idées dont il a connaissance.

J.P. *



Isidore Isou, fondateur du lettrisme
Capture extraite du film Traité de bave et d’éternité.


 Déjà, le 28 décembre 2010, Gaza Youth Breaks Out, un collectif de jeunes artistes et militants associatifs de la bande de Gaza, déclarant être à la fois « emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas et complètement ignorés de la communauté internationale » faisait paraître dans les pages Rebonds du quotidien Libération un texte intitulé Le manifeste de la jeunesse de Gaza [1]. On pouvait notamment y lire cette phrase :‎ « Il y a une révolution qui bouillonne en nous, une énorme indignation qui finira par nous démolir si nous ne trouvons pas le moyen de canaliser cette immense énergie pour remettre en cause le statu quo et nous donner un peu d’espoir. » Et d’ajouter, relatant une attaque du Hamas contre le siège d’une organisation de jeunesse très active à Gaza, le Sharek Youth Forum : « C’est vraiment un cauchemar au sein d’un autre cauchemar que nous vivons. »
 Lorsqu’en 1949 paraît le premier tome du Traité d’économie nucléaire, Le Soulèvement de la Jeunesse [2], d’Isidore Isou, aux Escaliers de Lausanne, deux grandes pensées se partagent la "science des besoins humains et des moyens de les satisfaire". La théorie libéraliste, qui croit premièrement à l’individu, l’agent économique libre, comme vecteur de progrès, et la théorie marxiste, qui voit dans les luttes du prolétariat le moteur de l’histoire. Quels que soient leurs antagonismes, et leurs intérêts le plus souvent divergents, ces pensées ont en commun de ne s’occuper que du circuit économique constitué, et de ses agents actifs.
 Le geste majeur du jeune économiste venu de Roumanie, rappelons qu’il n’a que vingt-quatre ans à la sortie de l’ouvrage, va être de découvrir qu’au-delà du circuit économique constitué existe une masse d’individus, représentée majoritairement par les jeunes, qu’aucune de ces théories ne prend en compte. Ces individus "bombardent" le circuit pour s’y faire une place. Ils sont les électrons par rapport au noyau, d’où, par analogie avec la physique nucléaire, le nom choisi pour la nouvelle théorie.
 Ensuite, il va falloir mettre au jour les formes par lesquelles ces individus, définis comme "externes" se manifestent pour régulièrement modifier les équilibres de la sphère économique. C’est ce qu’Isou va s’attacher à faire, brillamment. En définissant deux types de créativité. La créativité pure d’abord, qui procède par des inventions culturelles ou techniques multiplicatrices de richesses, et la créativité dite détournée qui recourt aux révolutions, voire aux guerres pour atteindre ses buts.

 Tout l’enjeu de la nouvelle théorie sera de réduire autant que possible les manifestations détournées, destructrices de richesses, au profit d’une sorte de généralisation de la créativité pure, la création ou l’invention prenant en charge seule la dynamique de l’histoire humaine.
 Parmi les passages les plus passionnants, le chapitre intitulé Le Désir paradisiaque et l’externité, Isou écrit :
- « On ne comprendra jamais le sens profond de l’économie politique, si on ne saisit pas le but total de l’effort humain, non seulement de la peine effectuée dans le circuit, mais même des énergies dépensées dès la naissance pour évoluer, avant d’atteindre ou de se résigner dans la place acquise du marché. Le but total, représentant le sens profond de notre discipline, est la fin paradisiaque ou la joie intégrale et infinie de l’individu. Justement parce qu’elle n’a jamais saisi ce principe comme explication profonde de l’univers des échanges, et justement parce qu’elle s’est contentée des “plaisirs”, “récompenses” ou “goûts” résultant de la division du travail, de ses habitudes internes et de ses substitutions limitées, notre domaine n’a rien compris aux termes psychologiques qu’il employait et il n’a jamais pu embrasser la totalité des perceptions, associations et souhaits humains. Afin de définir ce besoin total et sa fin, qui est le maximum de plaisirs, j’aurais pu utiliser plusieurs noms comme aspiration, souhait, idéal, désir ; mais, étant donné que chacune de ces expressions peut se réduire à des recherches de biens fragmentaires et insuffisants de l’échange, j’ai pensé qu’il faut doter ces notions d’une majuscule, afin de faire saisir ce qu’elles ont de plus grand que le quotidien, de la généralité qu’elles embrassent, en les reliant, d’avance, explicitement, à la Joie intégrale et infinie, corporelle et spirituelle, au Paradis cosmique, où chacun de nous deviendra un Protée de bonheur immortel. »
 Et c’est ainsi que le Désir et sa finalité paradisiaque intègrent pour la première fois la pensée de l’économie politique.

Isidore Isou, Traité D’economie Nucleaire. Le Soulevement De La Jeunesse. Tome I : Le Problème Du Bicaténage Et De L’Externité.
Première de couverture de l’édition originale de 1949
Source PriceMinister


 Ce sont toutes ces phrases qui me sont revenues en mémoire à la lecture du Manifeste de la jeunesse de Gaza.
 Parmi les solutions proposées, figurait, outre une réflexion sur le contenu de l’école et d’autres choses, l’idée d’un crédit de lancement pour les jeunes « afin », précisait Isou, « que la juxtaposition d’un circuit de jeunes à un circuit ancien se fasse avec infiniment plus de facilité qu’aujourd’hui ».
 La pensée d’Isou économiste a été peu lue, et notamment ce Traité d’économie nucléaire dans son complet jamais, ou alors par quelques rares personnes, puisqu’aussi bien plusieurs de ses tomes publiés en édition ronéotypée dans les années 70 restent pour l’instant dans une cave, un grenier ou ailleurs, et n’ont pas été réédités. Malgré tout, il reste la possibilité de lire Les Manifestes du Soulèvement de la Jeunesse [ 1950-1966 ], parus chez Al Dante en 2004. Ou encore trouver sur le web Du Socialisme primitif au socialisme des créateurs (Scarabée & Compagnie, 1984). Les lecteurs intéressés de La Revue des Ressources peuvent également suivre avec attention l’excellent blog des Cahiers de l’Externité tenu par Sylvain Monségu, auteur récemment aux Éditions Acquaviva de l’ouvrage Le Soulèvement de la jeunesse expliqué aux retraités qui gouvernent ce monde, texte qui s’appuie sur les idées dont je viens de faire un tour très rapide.
 Isou disait « Si la jeunesse ne se sauve pas, elle perdra le monde ! », il serait temps, c’est du moins mon avis, que les réflexions avancent sur tous ces points.

Bonjour lettriste
Portrait de Jim Palette par Alain Dreyfus in Libération (29-08-2002)
J.P.


* Jim Palette, écrivain et critique d’art, est membre du mouvement lettriste depuis 1966, sous son nom patronymique : Jean-Pierre Gillard.

Front de la jeunesse (1973)
Jean-Pierre Gillard
Gravure originale en couleurs sur papier Arche.
Source Live Auctioneers


P.-S.

- JEAN ISIDORE ISOU, bio-bibliographie (fr.wikipedia). Concernant les ayant droits, la fille d’Isidore Isou est mathématicienne, entre autre directrice de recherches à l’Institut de mathématiques de Jussieu à Paris : Catherine Goldstein.

- Traité d’économie nucléaire : la recension de Roland Sabatier dans le site Le Lettrisme.

- Isidore Isou, Traité de bave et d’éternité / Venom and Eternity (1951) ; le film intégral @ Ubuweb :
http://www.ubu.com/film/isou.html

- Le site historique officiel Le Lettrisme :
http://www.lelettrisme.com/

- Le nouveau site officiel Lettrisme XXIe siècle :
http://lettrisme.typepad.com/lettrismofficialxxi/

- et son blog, Le blog du lettrisme :
http://lbdl.tumblr.com/

Jim Palette - Jean-Pierre Gillard (2010)
Source Le blog du lettrisme


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Pour mémoire de l’explosion des révolutions arabes, voir l’article du directeur général Wadah Khanfar de AlJazeera network publié dans le Washington Post du 11 février 2011 : At al-Jazeera, we saw the Arab revolutions coming. Why didn’t the West ? ; cité en éditorial de la chaîne AlJazeera sur Internet.

Notes

[1La version anglaise du texte original dans le site du mouvement de la jeunesse de Gaza (suivre le lien).
La traduction en français parue dans le journal Libération du 28 décembre 2010 est de Bernard Cohen :
" Le manifeste de la jeunesse de Gaza
par Gaza Youth Breaks Out Collectif de jeunes artistes et militants associatifs de la bande de Gaza

Merde au Hamas. Merde à Israël. Merde au Fatah. Merde à l’ONU et à l’Unrwa (1). Merde à l’Amérique ! Nous, les jeunes de Gaza, on en a marre d’Israël, du Hamas, de l’occupation, des violations permanentes des droits de l’homme et de l’indifférence de la communauté internationale.

Nous voulons crier, percer le mur du silence, de l’injustice et de l’apathie de même que les F16 israéliens pètent le mur du son au-dessus de nos têtes, hurler de toute la force de nos âmes pour exprimer toute la rage que cette situation pourrie nous inspire. Nous sommes comme des poux coincés entre deux ongles, nous vivons un cauchemar au sein d’un autre cauchemar. Il n’y a pas d’espace laissé à l’espoir, ni de place pour la liberté. Nous n’en pouvons plus d’être piégés dans cette confrontation politique permanente, et des nuits plus noires que la suie sous la menace des avions de chasse qui tournent au-dessus de nos maisons, et des paysans innocents qui se font tirer dessus simplement parce qu’ils vont s’occuper de leurs champs dans la zone « de sécurité », et des barbus qui se pavanent avec leurs flingues et passent à tabac ou emprisonnent les jeunes qui ont leurs idées à eux, et du mur de la honte qui nous coupe du reste de note pays et nous enferme dans une bande de terre étriquée.

On en marre d’être présentés comme des terroristes en puissance, des fanatiques aux poches bourrées d’explosifs et aux yeux chargés de haine ; marre de l’indifférence du reste du monde, des soi-disant experts qui sont toujours là pour faire des déclarations et pondre des projets de résolution mais se débinent dès qu’il s’agit d’appliquer ce qu’ils ont décidé ; marre de cette vie de merde où nous sommes emprisonnés par Israël, brutalisés par le Hamas et complètement ignorés par la communauté internationale.

Il y a une révolution qui bouillonne en nous, une énorme indignation qui finira par nous démolir si nous ne trouvons pas le moyen de canaliser cette immense énergie pour remettre en cause le statu quo et nous donner un peu d’espoir. Le dernier coup qui a encore aggravé notre frustration et notre désespoir s’est produit le 30 novembre, quand des miliciens du Hamas ont débarqué au siège du Sharek Youth Forum (www.sharek.ps, une organisation de jeunesse très active à Gaza) avec leurs fusils, leurs mensonges et leur agressivité. Ils ont jeté tout le monde dehors, arrêté et emprisonné plusieurs personnes, empêché Sharek de poursuivre ses activités ; quelques jours plus tard, des manifestants regroupés devant le siège de Sharek ont été agressés, battus et pour certains emprisonnés.

C’est vraiment un cauchemar au sein d’un autre cauchemar que nous vivons. Il n’est pas facile de trouver les mots pour décrire la pression qui s’exerce sur nous. Nous avons difficilement survécu à l’opération « Plomb durci » de 2008-2009, quand Israël nous a systématiquement bombardé la gueule, a détruit des milliers de logements et encore plus de vies et de rêves. Ils ne se sont pas débarrassés du Hamas comme ils en avaient l’intention mais ils nous ont fichu la trouille pour toujours, et le syndrome du « stress post-traumatique » s’est installé à jamais en chacun de nous, parce qu’il n’y avait nulle part où fuir les bombes.

Nous sommes une jeunesse au cœur lourd. Nous portons en nous un poids tellement accablant qu’il nous empêche d’admirer le coucher de soleil : comment pourrait-on, alors que des nuages menaçants bouchent l’horizon et que des souvenirs effrayants passent dans nos yeux à chaque fois que nous les fermons ? Nous sourions pour cacher la douleur, nous rions pour oublier la guerre, nous gardons l’espoir pour ne pas nous suicider tout de suite.

Au cours des dernières années, Hamas a tout fait pour prendre le contrôle de nos pensées, de notre comportement et de nos attentes. Nous sommes une génération de jeunes qui se sont déjà habitués à évoluer sous la menace des missiles, à poursuivre la mission apparemment impossible qui consiste à mener une existence normale et saine, et nous sommes à peine tolérés par une organisation tentaculaire qui s’est étendue à travers notre société, tel un cancer malveillant déterminé à détruire dans sa propagation jusqu’à la dernière cellule vivante, la dernière opinion divergente, le dernier rêve possible, à paralyser chacun de nous en faisant régner la terreur. Et tout ça arrive dans la prison qu’est devenu Gaza, une prison imposée par un pays qui se prétend démocratique.

A nouveau l’histoire se répète dans toute sa cruauté et tout le monde a l’air de s’en moquer. Nous vivons dans la peur. Ici, à Gaza, nous avons peur d’être incarcérés, interrogés, battus, torturés, bombardés, tués. Nous avons peur de vivre parce que chaque pas que nous faisons doit être sérieusement considéré et préparé, parce qu’il y a des obstacles et des interdits partout, parce qu’on nous empêche d’aller où nous voulons, de parler et d’agir comme nous le voulons et même parfois de penser ce que nous voulons, parce que l’occupation colonise nos cerveaux et nos cœurs, et c’est tellement affreux que c’est une souffrance physique, que nous voulons verser des larmes de révolte et de colère intarissables.

Nous ne voulons pas avoir de haine, ressentir toute cette rage, et nous ne voulons pas être encore une fois des victimes. Assez ! Nous en avons assez de la douleur, des larmes, de la souffrance, des contrôles, des limites, des justifications injustifiées, de la terreur, de la torture, des fausses excuses, des bombes, des nuits sans sommeil, des civils tués aveuglément, des souvenirs amers, d’un avenir bouché, d’un présent désespérant, des politiques insensées, des politiciens fanatiques, du baratin religieux, de l’emprisonnement. Nous disons : ASSEZ ! Ce n’est pas le futur que nous voulons !

Nous avons trois exigences : nous voulons être libres, nous voulons être en mesure de vivre normalement et nous voulons la paix. Est-ce que c’est trop demander ? Nous sommes un mouvement pacifiste formé par des jeunes de Gaza et des sympathisants de partout ailleurs, un mouvement qui continuera tant que la vérité sur ce qui se passe chez nous ne sera pas connue du monde entier, et à tel point que la complicité tacite et la tonitruante indifférence ne seront plus acceptables.

Ceci est le manifeste pour le changement de la jeunesse de Gaza !

Nous allons commencer par rompre l’occupation qui nous étouffe, par nous libérer de l’enfermement mental, par retrouver la dignité et le respect de soi. Nous garderons la tête haute même si nous rencontrons le refus. Nous allons travailler nuit et jour pour changer la situation lamentable dans laquelle nous nous débattons. Là où nous nous heurtons à des murs, nous construirons des rêves.

Nous espérons que vous qui lisez maintenant ces lignes, oui, vous, vous nous apporterez votre soutien. Pour savoir sous quelle forme c’est possible, écrivez sur notre mur ou contactez-nous directement à freegazayouth@hotmail.com

Nous voulons être libres, nous voulons vivre, nous voulons la paix.

(1) Agence de l’ONU crée en 1948 pour prendre en charge les réfugiés palestiniens."

[2Sur la rareté de l’ouvrage cité due entre autre à une série de petits tirages publiés de façon éparse dans le temps : le titre intégral du premier tome paru aux éditions Aux escaliers de Lausanne, en 1949, Traité d’économie Nucleaire I. Le Soulèvement de La Jeunesse : Le Problème du bicaténage et de l’externité, ne sera suivi des tomes II, La Dynamique de la créativité pure et détournée, et III, La Solution du protégisme juventiste, " que 22 ans plus tard, en 1971, aux éditions CICK" (Centre international de création kladologique), dirigées par le collectif Gérard-Philippe Broutin, Jean-Paul Curtay, Jean-Pierre Gillard et François Poyet.

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