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L’enseignement primaire public, obligatoire et laïque 

mardi 6 septembre 2011, par Jules Ferry

 Postamour - 7 [1]. Rentrée des classes en France, 2011 : si l’on en croît un article du Monde daté du 29 août, cette année, la rentrée scolaire n’accuse pas moins de 5000 enseignants en moins que l’an passé, ne serait-ce que dans les collèges et les lycées, où l’on peut dénombrer un accroissement supérieur du nombre d’élèves, et dans les mêmes proportions que les absents les enseignants présents sont des stagiaires, non formés.
 Nous voici de plus en plus loin du service public fondé par Jules Ferry en 1882, en gestation depuis 1840, dont le débat, gagnant peu à peu des institutions, était animé depuis la Révolution du XVIIIe siècle au long des régimes et des révolutions du XIXe, par les révolutionnaires et notamment dans la dernière partie de celui-ci en 1848 et pendant la Commune. Service qui avant et après la Commune de Paris sur la lancée de Ferry s’assortit du développement des écoles normales « primaires » (de formation des instituteurs) aujourd’hui requalifiées en « Instituts universitaire de formation des maîtres » (IUFM), qui existaient depuis 1845, et de l’École normale (existant depuis la Convention) appelée ensuite École normale supérieure pour la distinguer des autres et laquelle ne tardera pas elle-même à s’ouvrir pour les filles (l’École de Sèvres date de 1881) puis à se reproduire en quelques établissements, délocalisés. Aujourd’hui on compte trois Écoles normales supérieures : L’ENS de la rue d’Ulm, l’ENS de Lyon, l’ENS Cachan — et bientôt, en 2014, si tout suit son cours, une ENS à Rennes.
 La loi n° 11696 du 8 mars 1882 qui rend l’enseignement primaire laïque obligatoire, dite loi Ferry — alors ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts — qui s’y était attaché depuis les années 40, ne fut finalement votée et signée que sous la première présidence républicaine à l’assemblée nationale écartée de la monarchie, après Thiers Mac Mahon et Dufaure, de Jules Grévy. Mais ce sont particulièrement Édouard Vaillant et Eugène Varlin qui réalisèrent les premières écoles publiques coopératives à l’instar desquelles celles de Jules Ferry seront organisées, en réquisitionnant des écoles religieuses pour y mettre en place des classes primaires pour les enfants parisiens pendant la Commune de Paris ; Eugène Varlin [2] reconnu et dénoncé par un prêtre pendant la semaine sanglante en perdra les yeux et la vie (il fut torturé et éborgné avant d’être exécuté).
L’éducation nationale fut un fer de lance social de la IIIe république fondée sur les charniers de La commune, qui permit néanmoins de réinsérer dans l’enseignement public laïc et gratuit les radicaux et les révolutionnaires qui avaient échappé à la répression, et dont ils devinrent les militants acharnés, tandis que dans les campagnes les paysans en leurs filles donnèrent les meilleures élèves à la vocation des institutrices.

 Jules Ferry, auquel les communards s’opposèrent alors que maire de Paris il retenait le ravitaillement dont il était chargé, avait finit par fuir. Si personne ne peut lui contester la fondation de l’Éducation nationale moderne en France et dans les protectorats et pays de la diplomatie, il avait une autre passion républicaine moins glorieuse aux yeux de la postérité, et en tous cas moins visionnaire, à laquelle il dédia pourtant le plus grand nombre de ses discours : le colonialisme — son administration, sa gestion [3]. Ferry sous ses traits de grand réformateur signifie le dualisme de l’État.

A. G. C.
FRANCE


Loi n° 11 696 du 8 mars 1882
qui rend l’enseignement primaire obligatoire

Loi Ferry

(Promulguée dans le Journal officiel du 29 mars 1882)

La loi n° 11696 du 8 mars 1882 rendait l’enseignement primaire obligatoire en France. Le texte de loi ne vient qu’appuyer de nombreux efforts de scolarisation, même s’il reste alors en France quelque 600 000 enfants non scolarisés. La loi vise les enfants des deux sexes, âgés de six à treize ans. Ce n’est pas une loi linguistique, mais une loi scolaire prévoyant même les possibilités d’absence et un système gradué de sanctions en cas de manquements répétés et injustifiés. La scolarité est couronnée par un certificat d’études ou validée par des examens annuels pour les enfants éduqués dans leur famille. En fait, la loi innove par sa laïcité en supprimant l’enseignement de la morale religieuse au profit d’une « instruction morale et civique ». Il s’agissait d’affirmer la séparation de l’Église et de l’État.

LE SÉNAT ET LA CHAMBRE DES DÉPUTÉS ONT ADOPTÉ,
LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE PROMULGUE LA LOI dont la teneur suit :

Article 1er

L’enseignement primaire comprend :

L’instruction morale et civique ;
La lecture et l’écriture ;
La langue et les éléments de la littérature française ;
La géographie, particulièrement celle de la France ;
L’histoire, particulièrement celle de la France jusqu’à nos jours ;
Quelques notions usuelles de droit et d’économie politique ;
Les éléments des sciences naturelles physiques et mathématiques ; leurs applications à l’agriculture, à l’hygiène, aux arts industriels, travaux manuels et usage des outils des principaux métiers ;
Les éléments du dessin, du modelage et de la musique ;
La gymnastique ;
Pour les garçons, les exercices militaires ;
Pour les filles, les travaux à l’aiguille.
L’article 23 de la loi du 15 mars 1850 est abrogé.

Article 2

Les écoles primaires publiques vaqueront un jour par semaine,en outre du dimanche, afin de permettre aux parents de faire donner, s’ils le désirent, à leurs enfants, l’instruction religieuse, en dehors des édifices scolaires.

L’enseignement religieux est facultatif dans les écoles privées.

Article 3

Sont abrogées les dispositions des articles 18 et 44 de la loi du 15 mars 1850, en ce qu’elles donnent aux ministres des cultes un droit d’inspection, de surveillance et de direction dans les écoles primaires publiques et privées et dans les salles d’asile, ainsi que le paragraphe 2 de l’article 31 de la même loi qui donne aux consistoires le droit de présentation pour les instituteurs appartenant aux cultes non catholiques.

Article 4

L’instruction primaire est obligatoire pour les enfants des deux sexes âgés de six ans révolus à treize ans révolus ; elle peut être donnée soit dans les établissements d’instruction primaire ou secondaire, soit dans les écoles publiques ou libres, soit dans les familles, par le père de famille lui-même ou par toute autre personne qu’il aura choisie.

Un règlement déterminera les moyens d’assurer l’instruction primaire aux enfants sourds-muets et aux aveugles.

Article 5

Une commission municipale scolaire est instituée dans chaque commune pour surveiller et encourager la fréquentation des écoles.

Elle se compose du maire, président ; d’un des délégués du canton, et, dans les communes comprenant plusieurs cantons, d’autant de délégués qu’il y a de cantons, désignés par l’inspecteur d’académie ; de membres désignés par le conseil municipal en nombre égal, au plus, au tiers des membres de ce conseil.

A Paris et à Lyon, il y a une commission pour chaque arrondissement municipal. Elle est présidée, à Paris, par le maire, à Lyon, par un des adjoints ; elle est composée d’un des délégués cantonaux, désigné par l’inspecteur d’académie, de membres désignés par le conseil municipal, au nombre de trois à sept par chaque arrondissement.

Le mandat des membres de la commission scolaire désignés parle conseil municipal durera jusqu’à l’élection d’un nouveau conseil municipal.
Il sera toujours renouvelable.

L’inspecteur primaire fait partie de droit de toutes les commissions scolaires instituées dans son ressort.

Article 6

Il est institué un certificat d’études primaires ; il est décerné après un examen public auquel pourront se présenter les enfants dès l’âge de onze ans.

Ceux qui, à partir de cet âge, auront obtenu le certificat d’études primaires, seront dispensés du temps de scolarité obligatoire qui leur restait à passer.

Article 7

Le père, le tuteur, la personne qui a la garde de l’enfant, le patron chez qui l’enfant est placé, devra, quinze jours au moins avant l’époque de la rentrée des classes, faire savoir au maire de la commune s’ il entend faire donner à l’enfant l’instruction dans la fa mille ou dans une école publique ou privée ; dans ces deux derniers cas, il indiquera l’école choisie.

Les familles domiciliées à proximité de deux ou plusieurs écoles publiques ont la faculté de faire inscrire leurs enfants à l’une ou à l’autre de ces écoles,qu’elles soient ou non sur le territoire de leurs communes, à moins qu’elle ne compte déjà le nombre maximum d’élèves autorisé par les règlements.

En cas de contestation et sur la demande soit du maire, soit des parents, le conseil départemental statue en dernier ressort.

Article 8

Chaque année, le maire dresse, d’accord avec la commission municipale scolaire, la liste de tous les enfants âgés de six à treize ans, et avise les personnes qui ont charge de ces enfants de l’époque de la rentrée des classes.

En cas de non déclaration, quinze jours avant l’époque de la rentrée, de la part des parents et autres personnes responsables, il inscrit d’office l’enfant à l’une des écoles publiques, et en avertit la personne responsable.

Huit jours avant la rentrée des classes, il remet aux directeurs d’écoles publiques et privées la liste des enfants qui doivent suivre leurs écoles. Un double de ces listes est adressé par lui à l’inspecteur primaire.

Article 9

Lorsqu’un enfant quitte l’école, les parents ou les personnes responsables doivent en donner immédiatement avis au maire et indiquer de quelle façon l’enfant recevra l’instruction à l’avenir.

Article 10

Lorsqu’un enfant manque momentanément à l’école, les parents ou les personnes responsables doivent faire connaître au directeur ou à la directrice les motifs de son absence.

Les directeurs et les directrices doivent tenir un registre d’appel qui constate, pour chaque classe, l’absence des élèves inscrits. A la fin de chaque mois, ils adresseront au maire et à l’inspecteur primaire un extrait de ce registre, avec l’indication du nombre des absences et des motifs invoqués.

Les motifs d’absence seront soumis à la commission scolaire. Les seuls motifs réputés légitimes sont les suivants : maladie de l’enfant, décès d’un membre de la famille, empêchements résultant de la difficulté accidentelle des communications. Les autres circonstances exceptionnellement invoquées seront également appréciées par la commission.

Article 11

Tout directeur d’école privée qui ne se sera pas conformé aux prescriptions de l’article précédent sera, sur le rapport de la commission scolaire et de l’inspecteur primaire, déféré au conseil départemental.

Le conseil départemental pourra prononcer les peines suivantes : 1° l’avertissement ; 2° la censure ; 3° la suspension pour un mois au plus, et, en cas de récidive dans l’année scolaire, pour trois mois au plus.

Article 12

Lorsqu’un enfant se sera absenté de l’école quatre fois dans le mois, pendant au moins une demi-journée, sans justification admise
par la commission municipale scolaire, le père, le tuteur ou la personne responsable sera invité, trois jours au moins à l’avance, à comparaître dans la salle des actes de la mairie, devant ladite commission, qui lui rappellera le texte de la loi et lui expliquera son devoir.

En cas de non-comparution, sans justification admise, la commission appliquera la peine énoncée dans l’article suivant.

Article 13

En cas de récidive dans les douze mois qui suivront la première infraction, la commission municipale scolaire ordonnera l’inscription, pendant quinze jours ou un mois, à la porte de la mairie, des nom, prénoms et qualités de la personne responsable, avec indication du fait relevé contre elle.

La même peine sera appliquée aux personnes qui n’auront pas obtempéré aux prescriptions de l’article 9.

Article 14

En cas d’une nouvelle récidive, la commission scolaire ou, à son défaut, l’inspecteur primaire devra adresser une plainte au juge de paix. L’infraction sera considérée comme une contravention et pourra entraîner condamnation aux peines de police, conformément aux articles 479, 480 et suivants du Code pénal.

L’article 463 du même Code est applicable.

Article 15

La commission scolaire pourra accorder aux enfants demeurant chez leurs parents ou leur tuteur, lorsque ceux-ci en feront la demande motivée, des dispenses de fréquentation .scolaire ne pouvant dépasser trois mois par année en dehors des vacances. Ces dispenses devront, si elles excèdent quinze jours, être soumises à l’approbation de l’inspecteur primaire.

Ces dispositions ne sont pas applicables aux enfants qui suivront leurs parents ou tuteurs, lorsque ces derniers s’absenteront temporairement de la commune. Dans ce cas, un avis donné verbalement ou par écrit au maire ou à l’instituteur suffira.

La commission peut aussi, avec l’approbation du conseil départemental, dispenser les enfants employés dans l’industrie, et arrivés à l’âge de l’apprentissage, d’une des deux classes de la journée ; la même faculté sera accordée à tous les enfants employés, hors de leur famille, dans l’agriculture.

Article 16

Les enfants qui reçoivent l’instruction dans la famille doivent chaque année, à partir de la fin de la deuxième année d’instruction obligatoire, subir un examen qui portera sur les matières de l’enseignement correspondant à leur âge dans les écoles publiques, dans des formes et suivant des programmes qui seront déterminés par arrêtés ministériels rendus en conseil supérieur.

Le jury d’examen sera composé de : l’inspecteur primaire ou son délégué, président ; un délégué cantonal ; une personne munie d’un diplôme universitaire ou d’un brevet de capacité ; les juges seront choisis par l’inspecteur d’académie. Pour l’examen des filles, la personne brevetée devra être une femme.

Si l’examen de l’enfant est jugé insuffisant et qu’aucune excuse ne soit admise par le jury, les parents sont mis en demeure d’envoyer leur enfant dans une école publique ou privée dans la huitaine de la notification et de faire savoir au maire quelle école ils ont choisie.

En cas de non déclaration, l’inscription aura lieu d’office, comme il est dit à l’article 8.

Article 17

La caisse des écoles instituée par l’article 15 de la loi du 10 avril 1867 sera établie dans toutes les communes. Dans les communes subventionnées dont, le centime n’excède pas trente francs, la caisse aura droit, sur le créait ouvert pour cet objet au ministère de l’instruction publique, à une subvention au moins égale au montant des subventions communales.

La répartition des secours se fera par les soins de la commission scolaire.

Article 18

Des arrêtés ministériels, rendus sur la demande des inspecteurs d’académie et des conseils départementaux, détermineront chaque année les communes où, par suite d’insuffisance des locaux scolaires, les prescriptions des articles 4 et suivants sur l’obligation ne pourraient être appliquées.

Un rapport annuel, adressé aux Chambres par le ministre de l’instruction publique, donnera la liste des communes auxquelles le présent article aura été appliqué.

La présente loi, délibérée et adoptée par le Sénat et par la Chambre des députés, sera exécutée comme loi de l’État.

Fait à Paris, le 28 Mars 1882.

Signé JULES GRÉVY.

Le ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts,
Signé JULES FERRY.



L’article Jules Ferry (Wikipédia).

P.-S.

Le commentaire de présentation et le texte de la loi proviennent du site de l’université de Laval, au Québec.



Discours De l’égalité de l’éducation de Jules Ferry, tout juste député, dans la salle Molière du palais Bourbon, à Paris, le 10 avril 1870.

Mesdames et Messieurs

L’accueil bienveillant que vous nous faites m’engage à commencer par un aveu ; je ne veux pas vous prendre en traître, - car cette Conférence n’est qu’une conversation où vous apportez, vous, votre bienveillante attention, et moi quelques études, quelques recherches, et rien de plus, novice que je suis dans ce bel art de la conférence, dont vous avez ici (se tournant vers M. Jules Simon) un des premiers maîtres. (Nombreux applaudissements).

L’aveu que j’ai à vous faire, c’est que je vais vous parler d’abord philosophie. Il faut de la philosophie en toute chose. Il en faut surtout dans le sujet qui nous occupe.

J’ai moi-même choisi ce sujet ; je l’ai défini : DE L’ÉGALITÉ D’ÉDUCATION, et je suis sûr que, parmi les personnes qui me font l’honneur de m’entendre, il en est un grand nombre qui, à l’aspect de ce titre un peu général, un peu mystérieux, se sont dit : quelle est cette utopie ? Or, ma prétention est de vous montrer que l’égalité d’éducation n’est pas une utopie ; que c’est un principe ; qu’en droit, elle est incontestable et qu’en pratique, dans les limites que je dirai, et en vertu d’une expérience décisive que j’ai principalement pour but de vous faire connaître, cette utopie apparente est dans l’ordre des choses possibles.

Qu’est-ce d’abord que l’égalité ? est-ce un mot retentissant ? une formule vide de sens ? n’est-ce qu’un mauvais sentiment ? n’est-ce qu’une chimère ?

L’égalité, messieurs, c’est la loi même du progrès humain ! c’est plus qu’une théorie : c’est un fait social, c’est l’essence même et la légitimité de la société à laquelle nous appartenons. En effet, la société moderne, aussi bien que la société ancienne, est la démonstration vivante et quotidienne de cette vérité, qui devient de nos jours de plus en plus visible : à savoir que la société humaine n’a qu’un but, qu’une loi de développement, qu’une fin dernière : atténuer de plus en plus, à travers les âges, les inégalités primitives données par la nature. (Applaudissements).

En voici deux exemples : Quelle est la première, la plus abusive, la plus antique et la plus brutale des inégalités naturelles ? c’est évidemment celle de la force musculaire. C’est sous la force brutale que l’humanité a gémi pendant de longs siècles. Dans les sociétés primitives, qu’est-ce qui règne ? la force brutale, la force musculaire, la force individuelle. Aussi, les sociétés primitives sont-elles celles où l’inégalité est la plus accablante, la plus outrageante pour l’humanité.

Dans ces temps primitifs, l’idéal de l’humanité, ce sont les héros dont les poètes anciens nous ont conté les hauts faits : les Hercule, les Thésée. Que sont en somme ces héros, ces demi-dieux ? Permettez-moi l’expression : ce sont des gendarmes (rires), ce sont de redoutables, d’excellents gendarmes qui parcouraient le monde, comme dit un de nos grands poètes :

.... du Nord au Midi, sur la Création,
Hercule promenait l’éternelle Justice
Sous son manteau sanglant, taillé dans un lion.

Telle est la société antique ; elle estime par-dessus tout la force musculaire, la force individuelle, et pour l’idéaliser, elle l’imagine consacrée au rétablissement de l’ordre général. Mais voyez la différence avec les temps modernes : aujourd’hui que la force publique est à la disposition de tout le monde (rires), la sécurité sociale est devenue le bien de tous, et si Hercule, le grand gendarme idéal d’autrefois, s’avisait de vouloir faire la police dans nos cités, s’il voulait seulement chasser les monstres, sans s’être muni préalablement d’un port d’armes, le moindre petit commissaire de police lui mettrait aussitôt la main sur l’épaule et, sans difficulté, le conduirait au poste. (Rires.)

Voilà un premier pas ; celui-ci est tout à fait acquis, dans cette progression décroissante des inégalités naturelles, qui est, à mes yeux, le fondement même et la légitimation de la société. L’humanité a fait cette conquête ; l’avantage de la force musculaire est annulé, ou à peu près. Mais n’est-il pas vrai aussi que la société moderne, qui a extirpé cette inégalité-là, en a conservé une autre, plus redoutable peut-être, celle qui résulte de la richesse ? Cela est vrai, messieurs. Seulement, considérez dès à présent combien cette inégalité, qui résulte de la richesse, s’est déjà atténuée, affaiblie, modérée par le progrès des temps. Il n’y a pas bien longtemps encore que, dans ce pays de France, la richesse conférait des droits exceptionnels. La possession de la terre, au siècle dernier, n’avait pas cessé d’être la source du pouvoir social, du droit public ; certaines propriétés conféraient certains droits, et le premier de tous, le droit de rendre la justice, comme à l’heure présente, dans cette libre et grande Angleterre, la fonction de juge de paix reste encore le monopole exclusif des propriétaires du sol : ainsi, chez nous, au siècle dernier, et surtout deux ou trois siècles avant, la possession de la terre conférait les droits de haute et basse justice.

Cet état de choses a disparu ; la Révolution a passé sur ces outrages à la conscience humaine ; mais, un peu plus tard, et plusieurs de ceux qui sont ici peuvent s’en souvenir, - la possession de la terre, la jouissance d’un certain capital entraînait encore un privilège : le droit de voter, le droit de contribuer à la formation des pouvoirs publics ; cela subsistait encore, il y a vingt ans ; ces temps sont loin, heureusement ! (Applaudissements).

Il n’y a pas jusqu’au droit de travailler, le plus essentiel de tous les droits, qui ne fût aussi, il y a quatre-vingts ans, en quelque manière, un privilège de la naissance ; les métiers étaient organisés en corporations ; les corporations se recrutaient dans des conditions déterminées ; les fils de maîtres avaient un droit personnel d’antériorité, de préférence, sur ceux qui avaient eu le malheur de naître en dehors des cadres de la corporation ; la Révolution arriva et balaya cette iniquité, ce privilège de la naissance, comme elle avait fait disparaître les autres privilèges et les autres iniquités.

En somme, voilà les deux grandes conquêtes de ce siècle : la liberté du travail et le suffrage universel ; désormais, ni le droit de travailler, ni le droit de voter, c’est-à-dire de contribuer à la formation des pouvoirs publics, ne sont plus attachés au hasard de la naissance : ils sont le patrimoine de tout homme venant en ce monde. ( Vifs applaudissements.)

Cela étant, notre siècle peut se dire à lui-même qu’il est un grand siècle. J’entends souvent parler de la décadence du temps présent ; je vous l’avoue, messieurs, je suis rebattu de ces jérémiades, et j’ai d’ailleurs remarqué depuis longtemps que cette plainte est celle de gens qui résistent, sans peut-être s’en rendre compte, au courant de la civilisation moderne, et qui ne peuvent se résoudre à prendre leur parti de l’ère démocratique où nous sommes entrés. (Applaudissements.)

Non ! nous ne sommes pas une société en décadence, parce que nous sommes une société démocratique ; nous avons fait ces deux grandes choses : nous avons affranchi le droit de vote et le droit au travail ; c’en est assez, et nous pouvons bien, une fois par hasard, nous qui nous laissons aller, comme tout le monde, à médire du temps présent, nous abandonner à un élan d’estime pour nous-mêmes, et dire : Oui ! nous sommes un grand siècle. (Applaudissements nombreux.)

Mais nous sommes un grand siècle à de certaines conditions : nous sommes un grand siècle à la condition de bien connaître quelle est l’oeuvre, quelle est la mission, quel est le devoir de notre siècle. Le siècle dernier et le commencement de celui-ci ont anéanti les privilèges de la propriété, les privilèges et la distinction des classes ; l’oeuvre de notre temps n’est pas assurément plus difficile. A coup sûr, elle nécessitera de moindres orages, elle exigera de moins douloureux sacrifices ; c’est une oeuvre pacifique, c’est une oeuvre généreuse, et je la définis ainsi : faire disparaître la dernière, la plus redoutable des inégalités qui viennent de la naissance, l’inégalité d’éducation. C’est le problème du siècle et nous devons nous y rattacher. Et, quant à moi, lorsqu’il m’échut ce suprême honneur de représenter une portion de la population parisienne dans la Chambre des députés, je me suis fait un serment : entre toutes les nécessités du temps présent, entre tous les problèmes, j’en choisirai un auquel je consacrerai tout ce que j’ai d’intelligence, tout ce que j’ai d’âme, de coe ;ur, de puissance physique et morale, c’est le problème de l’éducation du peuple. (Vifs applaudissements.)

L’inégalité d’éducation est, en effet, un des résultats les plus criants et les plus fâcheux, au point de vue social, du hasard de la naissance. Avec l’inégalité d’éducation, je vous défie d’ avoir jamais l’égalité des droits, non l’égalité théorique, mais l’égalité réelle, et l’égalité des droits est pourtant le fond même et l’essence de la démocratie.

Faisons une hypothèse et prenons la situation dans un de ses termes extrêmes : supposons que celui qui naît pauvre naisse nécessairement et fatalement ignorant ; je sais bien que c’est là une hypothèse, et que l’instinct humanitaire et les institutions sociales, même celles du passé, ont toujours empêché cette extrémité de se produire ; il y a toujours eu dans tous les temps, - il faut le dire à l’honneur de l’humanité, - il y a toujours eu quelques moyens d’enseignement plus ou moins organisés, pour celui qui était né pauvre, sans ressources, sans capital. Mais, puisque nous sommes dans la philosophie de la question, nous pouvons supposer un état de choses où la fatalité de l’ignorance s’ajouterait nécessairement à la fatalité de la pauvreté, et telle serait, en effet, la conséquence logique, inévitable d’une situation dans laquelle la science serait le privilège exclusif de la fortune. Or, savez-vous, messieurs, comment s’appelle, dans l’histoire de l’humanité, cette situation extrême ? c’est le régime des castes. Le régime des castes faisait de la science l’apanage exclusif de certaines classes. Et si la société moderne n’avisait pas à séparer l’éducation, la science, de la fortune, c’est-à-dire du hasard de la naissance, elle retournerait tout simplement au régime des castes.

A un autre point de vue, l’inégalité d’éducation est le plus grand obstacle que puisse rencontrer la création de moeurs vraiment démocratiques. Cette création s’opère sous nos yeux ; c’est déjà l’oe ;uvre d’aujourd’hui, ce sera surtout l’oeuvre de demain ; elle consiste essentiellement à remplacer les relations d’inférieur à supérieur sur lesquelles le monde a vécu pendant tant de siècles, par des rapports d’égalité. Ici, je m’explique et je sollicite toute l’attention de mon bienveillant auditoire. Je ne viens pas prêcher je ne sais quel nivellement absolu des conditions sociales qui supprimerait dans la société les rapports de commandement et d’obéissance. Non, je ne les supprime pas : je les modifie. Les sociétés anciennes admettaient que l’humanité fût divisée en deux classes : ceux qui commandent et ceux qui obéissent ; tandis que la notion du commandement et de l’obéissance qui convient à une société démocratique comme la nôtre, est celle-ci : il y a toujours, sans doute, des hommes qui commandent, d’autres hommes qui obéissent, mais le commandement et l’obéissance sont alternatifs, et c’est à chacun à son tour de commander et d’obéir. (Applaudissements.)

Voilà la grande distinction entre les sociétés démocratiques et celles qui ne le sont pas. Ce que j’appelle le commandement démocratique ne consiste donc plus dans la distinction de l’inférieur et du supérieur ; il n’y a plus ni inférieur ni supérieur ; il y a deux hommes égaux qui contractent ensemble, et alors, dans le maître et dans le serviteur, vous n’apercevez plus que deux contractants ayant chacun leurs droits précis, limités et prévus ; chacun leurs devoirs, et, par conséquent, chacun leur dignité. (Applaudissements répétés.)

Voilà ce que doit être un jour la société moderne ; mais, - et c’est ainsi que je reviens à mon sujet, - pour que ces moeurs égales dont nous apercevons l’aurore, s’établissent, pour que la réforme démocratique se propage dans le monde, quelle est la première condition ? C’est qu’une certaine éducation soit donnée à celui qu’on appelait autrefois un inférieur, à celui qu’on appelle encore un ouvrier, de façon à lui inspirer ou à lui rendre le sentiment de sa dignité ; et, puisque c’est un contrat qui règle les positions respectives, il faut au moins qu’il puisse être compris des deux parties. (Nombreux applaudissements.)

Enfin, dans une société qui s’est donné pour tâche de fonder la liberté, il y a une grande nécessité de supprimer les distinctions de classes. Je vous le demande, de bonne foi, à vous tous qui êtes ici et qui avez reçu des degrés d’éducation divers, je vous demande si, en réalité, dans la société actuelle, il n’y a plus de distinction de classes ? Je dis qu’il en existe encore ; il y en a une qui est fondamentale, et d’autant plus difficile à déraciner que c’est la distinction entre ceux qui ont reçu l’éducation et ceux qui ne l’ont point reçue. Or, messieurs, je vous défie de faire jamais de ces deux classes une nation égalitaire, une nation animée de cet esprit d’ensemble et de cette confraternité d’idées qui font la force des vraies démocraties, si, entre ces deux classes, il n’y a pas eu le premier rapprochement, la première fusion qui résulte du mélange des riches et des pauvres sur les bancs de quelque école. (Applaudissements )

L’antiquité l’avait compris et les républiques antiques posaient en principe que, pour les enfants des pauvres et pour les enfants des riches, il ne devait y avoir qu’un même mode d’éducation. La société antique, excessive en toutes choses et facilement oppressive, parce qu’elle se confinait en général dans les murs d’une étroite cité, ne craignait pas d’arracher l’enfant à la famille et de le livrer tout entier, corps et âme, à la république. (Applaudissements.}

Quand le christianisme vint remplacer la civilisation antique, une conception du même genre se rencontra chez les hommes supérieurs qui eurent, pendant une longue série de siècles, la direction de la société chrétienne. Je suis de ceux, messieurs, qui ont pour le christianisme une admiration historique (rires) très grande et très sincère ; je trouve qu’il s’est fait là, pendant dix-huit siècles, un travail d’hommes et de cerveaux humains qui est à confondre d’admiration, quand aujourd’hui on l’étudie d’un peu haut et qu’on l’analyse dans son ensemble. Ah ! c’étaient des hommes puissants par la pensée ; ce n’étaient pas seulement des prêtres, c’étaient des hommes d’ État, ces organisateurs de la société chrétienne et catholique qui ont fondé tant de choses que nous avons tant de peine à transformer. Eh bien, on retrouve chez eux le principe dont nous parlons ; on reconnaît facilement, on peut toucher du doigt, dans la société catholique, dans la société du moyen âge, le principe de l’égalité d’éducation.

De même que la république antique arrachait les enfants à leurs familles en disant : l’enfant appartient à la république ; de même, le christianisme, arrivant dans des temps différents pour établir, par-dessus les divisions politiques et les différences de nationalités, une sorte de république chrétienne, le christianisme disait : l’enfant appartient à l’Église, et alors il institua pour l’enfant, non seulement pour l’enfant riche, - je le dis à son honneur, - mais tout autant pour l’enfant pauvre, un mode d’éducation dont le principe caractéristique était rigoureusement égalitaire. Au premier degré, on apprenait le catéchisme (rires nombreux) ; au second degré, on apprenait la langue sacrée, le latin, et puis, quand on avait appris ces deux choses, on savait tout ce qu’il importait de savoir dans la société chrétienne (applaudissements et rires) : on était un chrétien accompli, un savant, un clerc, on avait toute la science chrétienne.

Cet enseignement subsista pendant des siècles, puis il dégénéra, et, comme tontes choses, se décomposa. Ceux qui ont lu Rabelais peuvent se rappeler le premier chapitre de cette oeuvre immortelle ; ils y verront, sous le titre de l’éducation de Gargantua, la plus comique parodie du système, avec le catalogue des livres vermoulus, des rudiments invraisemblables, des méthodes absurdes et grotesques qui formaient le fond de cette vieille pédagogie du moyen âge qui comptait Gargantua parmi ses plus beaux produits. (Rires.)

Après Rabelais, qui s’égayait sur ce sujet comme sur les autres, la critique austère se mit de la partie : entre autres, Milton, l’auteur du Paradis perdu (Rires.), qui, comme vous le savez, a écrit sur toutes choses, sur la philosophie et sur la religion, car ce n’était pas seulement un poète, c’était un polémiste, un journaliste des plus passionnés et des plus féconds de son temps. Milton reprit avec chaleur la thèse que Rabelais avait esquissée ; il s’éleva avec éloquence contre ce système qui consiste, disait-il, à faire ratisser du latin aux jeunes générations pendant sept à huit ans, tandis qu’en un an ou deux on pourrait en voir la fin.

C’est qu’aussi, messieurs, à cette époque, le mouvement scientifique moderne faisait dans le monde sa première apparition ; et voilà ce qui donnait le coup mortel à l’éducation commune, arriérée et routinière de l’école chrétienne. D’une nouvelle direction de la pensée humaine, un nouveau système d’éducation devait sortir. Ce système se développa, se précisa avec le temps, et un jour il trouva son prophète, son apôtre, son maître dans la personne d’un des plus grands philosophes dont le dix-huitième siècle et l’humanité puissent s’honorer, dans un homme qui a ajouté à une conviction philosophique, aune valeur intellectuelle incomparable, une conviction républicaine, poussée jusqu’au martyre ; je veux parler de Condorcet. (Applaudissements.) C’est Condorcet qui, le premier, a formulé, avec une grande précision de théorie et de détails, le système d’éducation qui convient à la société moderne.

J’avoue que je suis resté confondu quand, cherchant à vous apporter ici autre chose que mes propres pensées, j’ai rencontré dans Condorcet ce plan magnifique et trop peu connu d’éducation républicaine. Je vais tâcher de vous en décrire les traits principaux : c’est bien, à mon avis, le système d’éducation normal, logique, nécessaire, celui autour duquel nous tournerons peut-être longtemps encore, et que nous finirons, un jour ou l’autre, par nous approprier.

Condorcet, d’abord, fondait l’enseignement sur une base scientifique. A ce moment, le vieil enseignement littéraire de l’Église avait encore de brillantes apparences ; les collèges des jésuites formaient des élèves incomparables pour les vers latins et pour les exercices de mémoire ; cette tradition, du reste, ne s’est pas interrompue : j’ai connu un jeune homme qui avait été élevé chez les jésuites et qui en avait rapporté un grand profit : il pouvait, en sortant de leur collège, réciter l’Iliade tout entière, les douze chants, en commençant par le dernier vers. (Rires.)

Condorcet exécute, en quelques mots, ce système classique qui n’est bon, dit-il, qu’à former des dialecticiens et des prédicateurs : il veut que désormais on forme des hommes et des citoyens.

Ce vieux système, messieurs, prenons-y garde, n’est pas si mort qu’on pourrait le croire ; nous y avons tous passé, je parle pour moi au moins ; sans remonter bien haut, il y a une vingtaine d’années, l’enseignement de l’Université française ressemblait singulièrement à celui des jésuites, et il semblait qu’on ne se proposât d’autre but dans les collèges que de former des gens capables d’exprimer leurs idées... et pour tout dire d’un mot, rien que deux espèces d’hommes : des journalistes et des avocats.

Je suis avocat, journaliste, et par conséquent je dois de grands égards à ces deux professions ; seulement, je conviens, entre nous, que si l’humanité ne se composait que de journalistes et d’avocats, elle ferait une assez triste humanité. (Applaudissements.)

Non, ce qu’il faut former, ce ne sont pas des virtuoses assemblant des phrases avec art ; ce sont des hommes et des citoyens ! Cette idée domine tout le plan de Condorcet. C’est pourquoi il donne à l’enseignement général une base scientifique ; il entendait par là non pas seulement les sciences mathématiques et naturelles, mais les sciences morales. Dans les pages consacrées à l’enseignement primaire, il est vraiment exquis de voir ce grand esprit se faisant petit pour les petits, expliquant que la lecture et l’écriture ne doivent être que les instruments de la première éducation morale, détaillant avec précision, avec tendresse, peut-on dire, la façon de confectionner le petit livre qui sera mis sous les yeux de ces petits enfants, les histoires que l’on y placera, les commentaires dont on doit les orner. Pour lui, la science morale doit se trouver au bas de l’échelle comme au sommet. Ayant établi cette base, Condorcet y superposait trois étages : un enseignement primaire, un enseignement secondaire et un enseignement scientifique ou supérieur.

Dans sa pensée, ces trois degrés d’institution devaient être gratuits et communs à tous ; c’est là le côté grandiose de la conception ; ces trois degrés, qui s’étendent de 6 à 18 ans, comprennent d’abord l’enseignement primaire, qui va de 6 à 10 ans et qui se compose de la lecture, de l’écriture, de la morale, qui prend l’enfant dès le jeune âge, et qui a surtout pour but de lui révéler la grande famille à laquelle il appartient et qui s’appelle la patrie ; après la morale, le calcul, qui doit être poussé très loin, parce qu’il est nécessaire à tout le monde ; enfin, l’histoire naturelle la plus élémentaire, enseignée à l’enfance d’une façon toute particulière, analogue à la méthode actuelle des écoles primaires de l’Amérique du Nord.

J’entends par là un interrogatoire que le maître fait porter sur les choses, sur leur nature, sur leur provenance, sur les objets familiers, de manière à faire entrer dans l’esprit de l’enfant des notions exactes sur la composition et sur les usages des choses qui l’entourent.

Au second degré d’enseignement, - il y a là une conception profonde de la part de Condorcet, - le cours se divisait en deux parties, et cette division en deux parties avait cet avantage de résoudre un problème qui a préoccupé beaucoup d’esprits en ce temps-ci, qui les préoccupe encore, et qui va revenir, un jour ou l’autre, devant l’assemblée du pays : le problème de l’organisation de l’enseignement professionnel. Je crois qu’on n’a jamais touché de plus près la solution que Condorcet. Il établissait une instruction générale où l’on apprenait tout ce qu’il faut savoir de toutes les sciences, sans entrer dans le détail professionnel, et, à côté, des cours spéciaux entre lesquels l’élève pouvait choisir, qui fournissaient à chacun le moyen d’approfondir, au point de vue des professions diverses, les connaissances esquissées dans la section d’instruction générale.

Voilà ce que je voulais dire du système de Condorcet, et ce vaste enseignement, commun à tous les citoyens, qui prenait l’enfant à l’âge de 6 ans et qui le menait jusqu’à 18 ; ce vaste enseignement devait être GRATUIT, et le philosophe expliquait, par des raisons sur lesquelles je n’ai pas à revenir, comment cette gratuité était le seul système en harmonie avec une société démocratique. (Applaudissements.)

Le plan de Condorcet, ce qu’on a appelé l’utopie de Condorcet, survécut à son auteur. Il inspira toutes les discussions sur l’enseignement qui suivirent ; la Révolution a vécu là-dessus pendant longtemps.

A la Convention, Condorcet étant mort, de cette mort sublime que vous savez, après avoir écrit ce magnifique tableau des Progrès de l’esprit humain, qui est un des titres les plus glorieux de la pensée humaine, au dix-huitième siècle, son plan d’éducation fut l’objet des plus vives attaques ; on ne craignit pas de lui opposer un système trouvé dans les papiers de Lepelletier de Saint-Fargeau, ce conventionnel qui fut, comme vous le savez, assassiné dans un café par le garde du corps Paris. Ce système était très long, très diffus, d’ailleurs tout à fait digne d’une république antique, une rêverie Spartiate : le fond, c’était que l’enfant devait être enlevé à sa famille et appartenir à la République. Robespierre qui prétendait, uniquement parce qu’il n’en était pas l’auteur, que le plan de Condorcet n’avait aucune valeur, défendit, assez faiblement d’ailleurs, les conceptions de Lepelletier. Mais la Convention, qui était une assemblée d’un grand bon sens, les rejeta avec ensemble. Duhem, qui était montagnard, et non des moins farouches, s’écria : « Nous ne voulons pas de la république de Sparte, car Sparte n’était qu’un couvent » (il avait raison), et Grégoire dit : « Ce n’est pas par là que nous réformerons l’éducation ; l’enfant appartient à la famille, laissons-le lui, mais instituons un système nouveau d’éducation. Reconstituons la nature humaine, en lui donnant une nouvelle trempe ! Il faut que l’éducation publique s’empare de la génération qui naît ! »

Donner une nouvelle trempe à l’humanité : tout le dix-huitième siècle est dans ces paroles : elles le peignent tout entier : philosophes et législateurs. Le dix-huitième siècle n’avait rêvé rien de moins que de régénérer l’humanité tout entière, et là, messieurs, seront sa gloire et son honneur éternels. (Applaudissements chaleureux.)

Malheureusement, messieurs, il manquait à ces grandes pensées le nécessaire, l’indispensable des grandes oeuvres, l’argent ! La Convention n’était pas riche ; il n’a jamais été donné, à un grand pays, de mener de front ces deux choses : la guerre et l’éducation du peuple. (Applaudissements.) Il faut choisir, et la Convention n’était pas libre dans son choix ; elle a sauvé la patrie, mais elle ne pouvait pas sauver l’éducation. On voit dans l’histoire de ce temps, si bien racontée par notre illustre maître, M. Carnot, que le Comité d’instruction publique de la Convention faisait des prodiges d’activité, qu’il rivalisait, à cet égard, avec le Comité de salut public, mais il n’en était pas moins le plus à court ; l’argent manquait et on aboutit dans les derniers jours de la Convention, alors que l’enthousiasme républicain sortait un peu éteint de tant d’orages, à un projet tout à fait modeste qui ne comprenait que l’instruction primaire et qui avait le grand tort de ne pas la rendre obligatoire. Puis, les événements suivirent leur cours ; l’esprit public s’affaissa ; l’horizon devint de plus en plus sombre et plus sanglant ; l’Empire arriva : ce fut la nuit... (Tonnerre d’applaudissements), et, en fait d’instruction publique, le premier Empire ne nous donna que deux choses : l’école du peloton et l’école des frères ignorantins. (Nombreux applaudissements.)

Oui, messieurs, on trouve, une fois, dans les budgets du premier Empire, une subvention magnifique, digne de ce grand gouvernement, une subvention de 4 634 fr. pour les frères ignorantins ! Et c’est tout ce que fit l’Empire pour l’instruction du peuple !

Depuis, vous savez quels efforts ont été faits, et combien les résultats laissent à désirer, malgré tant d’apôtres de l’enseignement populaire qui se sont rencontrés dans ce grand pays de France, et qui n’ont certes, comme celui qui nous préside à cette heure, marchandé à cette sainte cause ni le courage, ni l’éloquence. (Bravo ! Bravo !)

Nous n’avons pas renoncé aux traditions de Condorcet ; nous cherchons à les réaliser sans y parvenir ; mais voici un phénomène admirable, et c’est surtout pour vous le décrire que je suis venu à cette tribune. Cette tradition qui sortait des entrailles, de l’esprit et du génie français ; celle tradition, qui était l’oeuvre propre et glorieuse du dix-huitième siècle, eh bien, où fleurit-elle, où rayonne-t-elle à cette heure, de façon à nous éblouir et à nous confondre ? Par delà les mers, dans la libre et républicaine Amérique.

Il se passe là une chose curieuse, admirable, et qui, comme Français, me ravit ; il y a là un système d’éducation qui est la réalisation, mot pour mot, du plan de notre grand Condorcet. Tout s’y retrouve, non pas sous la forme de ces plans qui honorent les assemblées qui les émettent, alors même qu’elles ne peuvent pas les réaliser, mais dans la vérité, dans la réalité, dans la pratique des choses. Tout s’y retrouve : d’abord l’enseignement à base scientifique, puis l’enseignement gradué comme le voulait Condorcet, et qui dure le même nombre d’années, qui prend l’enfant à six ans, et qui ne le laisse qu’à quinze ans.

Cet enseignement américain se divise en trois degrés, de quatre ans chacun. Par suite, il y a, en Amérique, trois sortes d’écoles publiques. Toutes les écoles dont je vais parler sont publiques, subventionnées non par l’État : - en Amérique, l’État est un pauvre (rires) ; - c’est la commune qui est riche, et c’est elle qui paye, en grande partie, toutes ces écoles ouvertes à tous.

Les trois degrés s’appellent : l’enseignement primaire, l’enseignement de grammaire (grammar school), et le haut enseignement (high school). C’est exactement l’idée de Condorcet. Ces trois espèces d’écoles sont également répandues sur tout le territoire, et l’Amérique fait preuve en cela d’une singulière puissance. La loi impose à toute commune (township, petit district), d’avoir non seulement une école primaire, - cela c’est bon pour la France, mais comme il convient à cette grande Amérique, où tout se taille dans le grand, chaque commune est obligée d’avoir une haute école. Cela vous étonne, messieurs ; moi aussi, j’ai été surpris, et j’ai cru, en vérité, lire quelque beau roman social, ou quelque conte de fée. Eh bien, non ; cette découverte a été faite, elle est authentique, officielle, et elle est consignée dans le plus officiel de tous les documents : un rapport fait au ministre de l’Instruction publique par un honorable inspecteur de l’Université, professeur à la Faculté des lettres, M. Hippeau, que M. Duruy avait envoyé en Amérique en mission spéciale. Cet homme excellent, mais, en sa qualité d’universitaire français, ayant bien, comme vous pensez, quelques préjugés, pouvait juger l’Amérique en complète impartialité. Il en convient, il ne se doutait pas de ce qu’il allait rencontrer ; mais aussi comme il a bien vu, comme il a bien dit, et comme il ne marchande pas les éloges aux choses qu’il a vues ! C’est un guide sur lequel on peut se reposer. C’est lui qui nous explique ce grand phénomène de la gratuité de l’enseignement, en Amérique, non seulement pour l’enseignement primaire, non seulement pour l’enseignement secondaire, non seulement pour l’enseignement que nous appelons supérieur dans notre langue à nous, non seulement pour l’enseignement spécial et professionnel, mais pour une partie du haut enseignement humanitaire. En effet, il y a en Amérique, dans toutes les cités qui comptent cinq cents familles, une école dans laquelle on apprend, en premier lieu, toutes les sciences positives qui font l’objet de nos trois degrés d’enseignement français, où l’on apprend, en second lieu, du latin et du grec tout ce qu’il importe d’en savoir ; on n’apprend pas à faire les vers latins, mais on apprend à lire les auteurs latins qui ne sont pas trop difficiles. Voilà ce qui est enseigné gratis à sept millions d’enfants, tandis qu’en France nous comptons 500 000 enfants qui fréquentent les écoles primaires. L’Amérique a 200 000 écoles publiques et gratuites ; l’Amérique a un budget de l’instruction publique, qui n’est pas le budget de la République américaine, mais qui est le budget des différents États, et surtout le budget des communes, et la somme totale est, savez-vous de combien ? C’est admirablement effrayant : la libre Amérique dépense tous les ans 450 millions pour les écoles publiques, et, moyennant ces 450 millions, on ouvre généreusement toutes les grandes sources du savoir humain à sept millions d’enfants, et l’on donne à ces sept millions d’enfants de toutes les classes une instruction qui n’est reçue que par le petit nombre des enfants de la bourgeoisie de France. (Applaudissements.)

Et ce n’est pas tout, messieurs : il n’y a pas seulement l’instruction gratuite, commune et publique ; il existe, côte à côte des pensions payantes ; il y a de grands collèges, des académies, des universités, des fondations particulières, à nous faire rentrer sous terre d’humiliation.

Comment subvient-on à de si grandes dépenses ? Voici le secret de ce budget. D’abord, dans tous les États nouveaux, le Congrès a décidé, il y a environ vingt ans, que le trente-sixième de la surface de chaque commune appartiendrait à l’école. Dans ce pays où la terre abonde, et où elle se divise géométriquement, chaque commune formant un carré, comprend environ six milles de superficie, soit deux de nos lieues carrées ; chaque carré communal est divisé en trente-six parties égales et l’une de ces parties appartient à l’école. Voilà la première source.

Seconde source : Il y a une quinzaine d’années, le budget de la république fédérale se trouva possesseur d’un excédent de 150 millions. Voilà de ces choses qui ne se rencontrent qu’en Amérique (applaudissements). La république américaine fut fort embarrassée, vous le comprenez : 150 millions de trop, dont on ne sait que faire ; elle n’hésita pas, elle les restitua aux États, en les priant seulement de les employer au chapitre de l’instruction publique.

Toutefois, d’après les calculs de M. Hippeau, ces deux ressources, si considérables qu’elles soient, ne représentent pas, pour l’année 1866, le onzième de la dépense totale de l’instruction publique : de telle sorte que le reste de cette dépense a été fait par des taxes locales, levées sur la propriété. Messieurs, il y a là un grand spectacle et un grand enseignement, et s’il en est ainsi, la situation de l’enseignement public en Amérique peut se résumer dans les termes suivants :

En Amérique, le riche paye l’instruction du pauvre. Et je me permets de trouver cela juste. (Applaudissements.)

Messieurs, il y a deux manières de comprendre, en ce monde, le droit de la richesse ; il y a celle du riche content de lui, qui s’étale dans son bien-être, et qui éclabousse le pauvre, en disant comme le pharisien de l’Evangile : « Mon Dieu, que je vous remercie de ne pas m’avoir fait naître parmi ces misérables ! » Celui-là est un satisfait ; il estime qu’il est dans son droit, et que personne au monde n’a rien à lui demander ; laissons-le s’épanouir dans sa tranquillité ; mais, sans mettre en question aucun principe social, disons que les âmes délicates se font une autre idée du devoir de la richesse. Celui-là est bien étranger aux délicatesses de l’âme humaine, qui n’a jamais été frappé de ce qu’il y a d’inouï et de choquant dans la répartition des biens de ce monde ! Pour moi, je l’avoue, ce trouble de conscience, celle secrète inquiétude qu’inspire le spectacle de l’extrême inégalité des conditions, je l’éprouve depuis que j’ai l’âge de raison, et je me suis fait un devoir, c’est de chercher à atténuer, autant qu’il sera en moi, ce privilège de la naissance, en vertu duquel j’ai pu acquérir un peu de savoir, moi qui n’ai eu que la peine de naître, tandis que tant d’autres, nés dans la pauvreté, sont fatalement voués à l’ignorance. (Bravo ! bravo !)

Aussi, je le dis bien haut : il est juste, il est nécessaire que le riche paye l’enseignement du pauvre, et c’est par là que la propriété se légitime, et c’est ainsi que se marquera ce degré d’avancement moral et de civilisation, qui, peu à peu, substitue au droit du plus fort ou du plus riche, le devoir du plus fort ! (Applaudissements.)

Tel est, messieurs, l’enseignement américain ; il a un dernier caractère auquel je tiens par-dessus toutes choses : c’est la liberté. Il est libre, et libre au point de ne laisser qu’une très petite place à une institution française, à ce système de l’internat, pour lequel je professe une horreur profonde : l’internat est très rare en Amérique, et, dans tous les cas, il ne s’applique jamais aux enfants d’un âge tendre, mais seulement à de grands garçons, et sans jamais prendre avec eux, comme on le fait chez nous, le caractère de la servitude et les allures de la caserne. (Applaudissements.)

Et savez-vous pourquoi cet enseignement a pour trait principal la liberté ? C’est qu’il dépend par-dessus tout de la commune, de la généralité des habitants et de ses élus, et non d’une administration quelconque.

Les communes sont, comme je l’ai déjà dit, des groupes occupant, en moyenne, deux lieues carrées ; la population choisit elle-même son bureau d’instruction publique, ses select-men, comme on dit, les uns chargés des finances, les autres du matériel, les autres de la surveillance des maîtres et des études. Et c’est comme cela qu’il y a, tout compte fait, sur la surface de l’Union Américaine, 500 000 citoyens qui se consacrent volontairement à la direction, à la surveillance, au progrès de l’enseignement. Loin d’en être amoindrie, l’initiative individuelle en est surexcitée, et l’on a souvent des exemples comme celui que je vais vous conter.

M. Vassart était brasseur dans une petite cité, dont je n’ose pas vous dire le nom, car je prononce trop mal l’anglais ; cet honnête homme, devenu fort riche à fabriquer de la bière, eut un jour le désir de fonder une école de troisième degré pour l’éducation des filles. Il s’en vint trouver le bureau d’enseignement, portant sous le bras une petite cassette ; il fil un petit discours, puis il tira de sa boite la modeste somme de 2 500 000 francs, prélevée sur ses économies. Il l’offrait pour construire un collège de jeunes filles, avec les mêmes programmes que les collèges de garçons.

Bientôt s’élève sur les bords de l’Hudson, dans cette petite ville que je ne sais pas nommer, un palais magnifique ; il est bâti sur le modèle et les dimensions du palais des Tuileries ; il peut recevoir 400 jeunes filles qui y trouvent tout ce qu’il faut pour leur instruction, non point l’éducation futile des pensions de demoiselles, mais cette éducation égale, virile, qu’on réclame ardemment pour elles dans notre pays.

Je me demande pourquoi nos moeurs sont si éloignées de ces moeurs généreuses de la libre Amérique ? Ce n’est pas que nous soyons moins riches ; la richesse de la France - ceux qui nous gouvernent l’ont dit - est inépuisable, et la preuve qu’ils ont raison de le dire, c’est qu’ils ne l’ont pas épuisée (Applaudissements) ; mais ce qui nous manque, c’est l’habitude, le bon vouloir, la mode et, aussi, la liberté des fondations. Et c’est pour cela que nous admirerons longtemps encore l’Amérique sans rivaliser avec elle. Et c’est pour cela que celte noble utopie, qui n’est pourtant qu’une idée française, dans son origine aussi bien que dans ses détails, il n’a pas été donné à la France de la réaliser !

C’est aussi qu’ici-bas, messieurs, on ne saurait cumuler les gloires de la guerre avec les gloires de la paix, et que, quand on donne 700 millions par an au budget de la guerre, il n’est point étonnant que l’on n’en trouve plus que 50 pour l’instruction du peuple ! Il est triste de mettre nos misérables chiffres à côté des chiffres grandioses de la jeune Amérique. Il est humiliant de constater que la seule ville de New-York dépense 18 millions par an pour l’instruction du peuple, tandis que la Ville de Paris, la cité opulente par excellence, la reine de l’esprit et des arts, la Ville historique qui a fait tant de choses et de si formidables, pour le peuple, et par le peuple, ne trouve à donner que 7 millions à l’éducation populaire. (Applaudissements.)

Je commence, messieurs, à abuser de votre bienveillante attention, et pourtant je ne suis pas au bout de la tâche que je m’étais tracée ; je ne puis pas la laisser, à ce point : car réclamer l’égalité d’éducation pour toutes les classes, ce n’est faire que la moitié de l’oeuvre, que la moitié du nécessaire, que la moitié de ce qui est dû ; cette égalité, je la réclame, je la revendique pour les deux sexes, et c’est ce côté de la question que je veux parcourir maintenant en peu de mots. La difficulté, l’obstacle ici n’est pas dans la dépense, il est dans les moeurs ; il est, avant toutes choses, dans un mauvais sentiment masculin. Il existe dans le monde deux sortes d’orgueil : l’orgueil de la classe et l’orgueil du sexe ; celui-ci beaucoup plus mauvais, beaucoup plus persistant, beaucoup plus farouche que l’autre ; cet orgueil masculin, ce sentiment de la supériorité masculine est dans un grand nombre d’esprits, et dans beaucoup qui ne l’avouent pas ; il se glisse dans les meilleures âmes, et l’on peut dire qu’il est enfoui dans les replis les plus profonds de notre coeur. Oui, messieurs, faisons notre confession ; dans le coeur des meilleurs d’entre nous, il y a un sultan (rires nombreux) ; et c’est surtout des Français que cela est vrai. Je n’oserais pas le dire, si, depuis bien longtemps, les moralistes qui nous observent, qui ont analysé notre caractère, n’avaient écrit qu’en France il y a toujours, sous les dehors de la galanterie la plus exquise, un secret mépris de l’homme pour la femme. C’est vraiment là un trait du caractère français, c’est un je ne sais quoi de fatuité que les plus civilisés d’entre nous portent en eux-mêmes : tranchons le mot, c’est l’orgueil du mâle (rires). Voilà un premier obstacle à l’égalisation des conditions d’enseignement pour les deux sexes.

Il en existe un second, qui n’est pas moins grave, et celui-là, il vient de vous, mesdames, car cette opinion qu’ont les hommes de leur supériorité intellectuelle, c’est vous qui l’encouragez tous les jours, c’est vous qui la ratifiez (rires). Oui... oui, mesdames, je le sais, vous la ratifiez, vous êtes sur ce point-là en plébiscite perpétuel. (Applaudissements et rires.)

Vous acceptez ce que j’appellerai, non pas votre servitude, mais, pour prendre un mot très juste, qui est celui de Stuart Mill, vous acceptez cet assujettissement de la femme qui se fonde sur son infériorité intellectuelle, et on vous l’a tant répété, et vous l’avez tant entendu dire, que vous avez fini par le croire. Eh bien, vous avez tort, mesdames, croyez-moi, et, si nous en avions le temps, je vous le prouverais.

Lisez du moins le livre de M. Stuart Mill sur l’assujettissement des femmes, il faut que vous le lisiez toutes : c’est le commencement de la sagesse ; il vous apprendra que vous avez les mêmes facultés que les hommes. Les hommes disent le contraire, mais en vérité, comment le savent-ils ? C’est une chose qui me sur­passe. Diderot disait : Quand on parle des femmes, il faut tremper sa plume dans l’arc-en-ciel, et secouer sur son papier la poussière des ailes d’un papillon ; c’est une précaution que ne prennent pas, en général, les hommes, quand ils parlent des femmes ; non ! ils ont tous une opinion exorbitante sur ce point.

Les femmes, dites-vous, sont ceci et cela. Mais, mon cher Monsieur, qu’en savez-vous ? pour juger ainsi toutes les femmes, est-ce que vous les connaissez ? Vous en connaissez une, peut-être, et encore ! (Rires.)

Apprenez qu’il est impossible de dire des femmes, êtres complexes, multiples, délicats, pleins de transformations et d’imprévu, de dire : elles sont ceci ou cela ; il est impossible de dire, dans l’état actuel de leur éducation, qu’elles ne seront pas autre chose, quand on les élèvera différemment. Par conséquent, dans l’ignorance où nous sommes des véritables aptitudes de la femme, nous n’avons pas le droit de la mutiler. (Applaudissements).

L’expérience, d’ailleurs, démontre le contraire de ce préjugé français ; et c’est encore l’Amérique qui nous en fournit la preuve. M. Hippeau est allé à Boston, à Philadelphie, à New-York ; il a visité des établissements dans lesquels sont réunies des jeunes filles destinées aux hautes études ; des établissements mixtes où les jeunes filles et les jeunes garçons, par un phénomène extraordinaire, sont réunis sous l’oeil d’un même maître, et cela sans aucun inconvénient pour la morale, - il faut le dire à l’honneur de cette race américaine que nous traitons parfois de si haut, que nous jugeons de loin un peu sauvage. En France, on a considéré comme un grand progrès de supprimer les écoles mixtes. En Amérique, la femme est tellement respectée qu’elle peut aller seule de Saint-Louis à New-York sans courir le risque d’une offense, tandis que chez nous une mère ne laisserait pas aller sa fille de la Bastille à la Madeleine avec la même confiance. (Rires.)

Dans ces écoles dont je vous parlais tout à l’heure, 12 ou 1500 jeunes gens des deux sexes se livrent aux mêmes études ; heureux sujet de comparaison : M. Hippeau l’a faite avec soin, il a voulu tout voir, s’informer de tout ; et, après avoir interrogé les professeurs et les élèves, il déclare qu’il est impossible de reconnaître une différence quelconque entre les aptitudes de la jeune fille et celles du jeune homme ; qu’ils sont égaux en intelligence, qu’il y a des élèves forts et des élèves faibles dans les deux sexes, en proportion égale ; et j’en conclus que l’expérience est faite, et que l’égalité d’éducation n’est pas seulement un droit pour les deux classes, mais aussi pour les deux sexes.

C’est, à mon avis, dans cette limite que le problème posé aujourd’hui, de l’égalité de la femme avec l’homme, devrait être restreint. Procédons par ordre, commençons la réforme par le commencement ; on nous dit qu’il faut donner aux femmes les mêmes droits, les mêmes fonctions ; je n’en sais rien, je n’en veux rien savoir ; je me contente de revendiquer pour elles ce qui est leur droit, ce qu’on veut leur donner aujourd’hui, et le libre concours fera le reste.

Les femmes américaines se montrent du reste très propres à certaines fonctions. M. Hippeau raconte qu’il eut l’honneur d’être présenté à une doctoresse de médecine de Philadelphie, et c’était un excellent médecin, très bien occupé, très bien payé. Il y a 800 femmes médecins en Amérique, 200 000 institutrices, et cela prouve jusqu’à l’évidence que, du moment où les femmes auront droit à une éducation complète, semblable à celle des hommes, leurs facultés se développeront, et l’on s’apercevra qu’elles les ont égales à celles des hommes. (Applaudissements.)

Mon Dieu, mesdames, si je réclame cette égalité, c’est bien moins pour vous que pour nous, hommes. Je sais que plus d’une femme me répond, à part elle : Mais à quoi bon toutes ces connaissances, tout ce savoir, toutes ces études ? à quoi bon ? Je pourrais répondre : à élever vos enfants, et ce serait une bonne réponse, mais comme elle est banale, j’aime mieux dire : à élever vos maris. (Applaudissements et rires.)

L’égalité d’éducation, c’est l’unité reconstituée dans la famille.

Il y a aujourd’hui une barrière entre la femme et l’homme, entre l’épouse et le mari, ce qui fait que beaucoup de mariages, harmonieux en apparence, recouvrent les plus profondes différences d’opinion, de goûts, de sentiments ; mais alors ce n’est plus un vrai mariage, car le vrai mariage, messieurs, c’est le mariage des âmes. Eh bien, dites-moi s’il est fréquent ce mariage des âmes ? dites-moi s’il y a beaucoup d’époux unis par les idées, par les sentiments, par les opinions ? Il se rencontre beaucoup de ménages où les deux époux sont d’accord sur toutes les choses extérieures, où il y a communauté absolue entre eux sur les intérêts communs ; mais quant aux pensers intimes et aux sentiments, qui sont le tout de l’être humain, ils sont aussi étrangers l’un à l’autre que s’ils n’étaient que de simples connaissances. (Applaudissements.)

Voilà pour les ménages aisés. Mais dans les ménages pauvres, quelles ressources, si quelque savoir reliait la femme à son mari ! Au lieu du foyer déserté, ce serait le foyer éclairé, animé par la causerie, embelli par la lecture, le rayon du soleil qui colore la triste et douloureuse réalité. Condorcet l’avait bien compris, et il disait : que l’égalité d’éducation ferait de la femme de l’ouvrier, en même temps que la gardienne du foyer, la gardienne du commun savoir. (Très bien ! très bien !)

Dans tous les cas, il faut bien s’entendre, et bien comprendre que ce problème de l’éducation de la femme se rattache au problème même de l’existence de la société actuelle.

Aujourd’hui, il y a une lutte sourde, mais persistante entre la société d’autrefois, l’ancien régime avec son édifice de regrets, de croyances et d’institutions qui n’acceptent pas la démocratie moderne, et la société qui procède de la Révolution française ; il y a parmi nous un ancien régime toujours persistant, actif, et quand celte lutte, qui est le fond même de l’anarchie moderne, quand cette lutte intime sera finie, la lutte politique sera terminée du même coup. Or, dans ce combat, la femme ne peut pas être neutre ; les optimistes, qui ne veulent pas voir le fond des choses, peuvent se figurer que le rôle de la femme est nul, qu’elle ne prend pas part à la bataille, mais ils ne s’aperçoivent pas du secret et persistant appui qu’elle apporte à cette société qui s’en va et que nous voulons chasser sans retour. (Applaudissements.)

C’était bien là la pensée, à une époque récente, d’un ministre, dont je puis bien dire un peu de bien, maintenant qu’il est tombé, l’ayant beaucoup attaqué quand il était debout. Quand M. Duruy voulut fonder l’enseignement laïque des femmes, vous souvenez-vous de cette clameur d’évêques, de celte résistance qui le fit reculer et qui entrava son oeuvre ? Que cet exemple soit pour nous un enseignement ; les évêques le savent bien : celui qui tient la femme, celui-là tient tout, d’abord parce qu’il tient l’enfant, ensuite parce qu’il tient le mari ; non point peut-être le mari jeune, emporté par l’orage des passions, mais le mari fatigué ou déçu par la vie. (Nombreux applaudissements.)

C’est pour cela que l’Église veut retenir la femme, et c’est aussi pour cela qu’il faut que la démocratie la lui enlève ; il faut que la démocratie choisisse, sous peine de mort ; il faut choisir, Citoyens : il faut que la femme appartienne à la Science, ou qu’elle appartienne à l’Église. (Applaudissements répétés.)


Article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 (adoptée par l’ONU)

1. Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement élémentaire est obligatoire. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite.
2. L’éducation doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Elle doit favoriser la compréhension, la tolérance et l’amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux ou religieux, ainsi que le développement des activités des Nations Unies pour le maintien de la paix.
3. Les parents ont, par priorité, le droit de choisir le genre d’éducation à donner à leurs enfants.

Source motsticsin.autonomie.org et www3.ac-clermont.fr.



Le logo est un portrait d’Eugène Varlin, dessin de Valloton paru dans La revue blanche (premier semestre 1897) ; le logo de survol est un portrait d’Édouard Vaillant, en 1890.

Notes

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POSTAMOUR : mot viatique n°1276 qui indexe les 10 articles de la ligne thématique du 29 août au 11 septembre, fédérée par l’éditorial "Des femmes qui chantent pour un homme", et clôturant le cycle bimensuel de l’été 2011 de La RdR (La Revue des Ressources). A. G. C.

Keyword # 1276 to index listing the 10 thematic articles published since August 29th till September 11th, framed by the editorial " Women who sing for a man ", which close the semimonthly set of the 2011 Summer in The RdR (La Revue des Ressources). A. G. C.

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?mot1276


http://translate.google.com/

http://www.reverso.net/text_translation.aspx?lang=EN


POSTAMOUR — INDEX :

10

Nineteen Eighty-Four (1984) / 911

Le 9 septembre 2011 par Amélie Audiberti, George Orwell, Nigel

Kneale, Rudolph Cartier

Postamour. Dramatique TV intégrale + un chapitre du livre. On conclut cette thématique quinzomadaire en fausse clé de novlangue. Où est la réalité où est la fiction ? Après la fin de la guerre froide la réunification de l’Allemagne (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2107

9

Japon martyre du nucléaire

Le 8 septembre 2011 par Hiroaki Zakōji

Postamour. Pièce musicale. Le Japon pour mémoire de 2011. Hiroshima, Nagasaki, Fukushima Hommage à Hiroaki Zakōji Piano piece I, Op.28, (Basel, 7/5/1984) mp3 — cliquez dans l’image Hiroaki (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2108

8

Dans la débine à Paris et à Londres

Le 7 septembre 2011 par George Orwell

Postamour. Un chapitre d’un livre. Il s’agit ici de la libre traduction d’un chapitre du livre de George Orwell, Down and Out in London and Paris. En cas de contresens, n’hésitez pas à laisser un (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2092

7

L’enseignement primaire public, obligatoire et laïque

Le 6 septembre 2011 par Jules Ferry

Postamour. La loi de 1882 intégrale. Rentrée des classes en France, 2011 : si l’on en croît un article du Monde daté du 29 août, cette année, la rentrée scolaire n’accuse pas moins de 5000 enseignants en (...)

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http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2103

6

Vous avez dit : convaincre

Le 5 septembre 2011 par Jacques Prévert, Jean de la Bruyère, Victor Hugo

Postamour. « Sujets du Bac français 2007 - séries ES/S — Convaincre ». Selon Alphonse Allais, il suffit d’inverser l’ordre des textes pour les lire dans l’autre sens. En (...)

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http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2102

5

Du Livre du bagne de Louise Michel à L’ordre et la morale de

Mathieu Kassovitz

Le 3 septembre 2011 par Louise Michel, Mathieu Kassovitz

Postamour. Un ebook en streaming + un teaser vidéo. Afin de composer un diptyque mixte avec Souvenirs de la maison des morts, autobiographie de Dostoïevski, envoyé au bagne pour des raisons politiques sous le règne du tsar Nicholas II, (...)

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http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2101

4

Le nez de DSK, s’il eût été plus court

Le 2 septembre 2011 par Thierry Messan

Postamour. Citation intégrale d’un article externe. « Le nez de Cléopâtre, s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé. » Comme la légendaire beauté de Cléopâtre est remise en cause ces jours-ci, certains (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2094

3

Sur la singularité de Carmilla

Le 1er septembre 2011 par Aliette Guibert Certhoux

Postamour. Rediffusion 2011 d’un article de La RdR + ebook. On propose une hypothèse de l’actualité d’un vampire et de sa fiction, au titre éponyme Carmilla, nouvelle post-gothique par l’écrivain irlandais (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article1475

2

Souvenirs de la maison des morts

Le 31 août 2011 par Charles Neyroud, Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski

Postamour. Un ebook téléchargeable en word. Ce n’est ni le crématorium ni le temple la mosquée ou l’église, mais le bagne. Bagne tzariste sibérien anticipant étrangement le goulag stalinien au travail rédempteur (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2098

1

Des femmes qui chantent pour un homme

Le 29 août 2011 par Aliette Guibert Certhoux

Postamour. Éditorial post-estival. Deux vidéos. Deux femmes glorieuses chantent pour un homme ; les mains en visière protégeant leurs yeux face aux sunlights, elles cherchent à repérer le leur, assis en (...)

Suite...

http://www.larevuedesressources.org/spip.php?article2093

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[2Ouvrier relieur au titre duquel il accomplit le combat activiste syndicaliste et socialiste avec Nathalie Lemel, Eugène Varlin fut avec elle et Louise Michel une des plus hautes figures de la commune. On peut découvrir, dans le site La terre est un pays, sa biographie politique.

[3Une recension des discours et opinions de Jules Ferry publiée chez Armand Colin en 1897 est gratuitement téléchargeable dans les sites archive.org et Open Library.

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