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L’Éclipse (1828) 

jeudi 23 novembre 2006, par Jules Janin (1804-1874)

"Voulez-vous connaître l’influence des astres sur nous ? Je vous dirai qu’ils ne font que proposer, et que leurs propositions sont si peu contraignantes que, si nous acceptons d’être menés par la raison, ils n’ont aucun pouvoir sur nous ; mais si nous obéissons à notre nature et acceptons d’être menés par les sensations, ils ont autant d’influence sur nous que sur les bêtes." Johann von Hagen cité par Robert Burton, in Anatomie de la mélancolie, Paris, José Corti, 2000, p. 341.

IL y a trois ans de cela, il y avait à Montmartre, dans la maison du docteur Blanche, cet infatigable guérisseur de toutes sortes de folies, qui traite ses malades par les bons soins, par le bien-être et par la liberté, comme d’autres par l’isolement, les douches et la misère ; il y avait une femme dont la folie était singulière et attachante.

Cette femme, jeune encore, dont le visage était doux et le sourire plein de charme, n’avait pas d’autre folie que celle-ci : elle se figurait qu’elle était la fiancée du soleil ; ils s’étaient promis en mariage, elle et lui le soleil, par un beau jour d’automne, et ce jour-là le soleil avait couvert sa face resplendissante de son plus beau voile de nuages pour ne pas éblouir tout d’un coup sa bien-aimée. Depuis ce temps, elle était à lui comme il était à elle ; elle avait senti sur sa main le baiser brûlant de son époux, et maintenant elle ne vivait plus que pour lui seul.

Le soleil était sa joie, sa gloire et son triomphe à elle, la pauvre femme ; elle se levait à l’instant même où son bien-aimé flamboyant jetait ses premiers rayons dans le ciel ; elle avait les yeux fixés sur le lever de son époux, et elle le saluait de son regard, comme les oiseaux le saluent de leurs chansons, comme le fleuve le salue de son murmure, comme la rose le salue de son parfum.

Plus la nature était belle au lever du soleil, plus le ciel était serein, plus la création tout entière était joyeuse, et plus la pauvre folle était heureuse : n’était-ce pas son divin époux qui jetait en tous lieux la lumière et la chaleur ?

N’était-il pas roi du monde ? n’avait-elle pas passé toute une nuit de transports dans ses bras à lui, le maître de la création ? L’âme du monde était son âme, à elle !

Ainsi, dans une extase perpétuelle et divine, elle suivait chaque pas du soleil ; elle recueillait ses moindres rayons. Plus le soleil montait dans le ciel, et plus grandissait cet enthousiasme poétique. A peine pouvait-on obtenir de la folle qu’elle prît ses repas chaque jour, tant elle était obsédée de sa passion céleste ; et encore, pour la faire manger, fallait-il lui dire que son divin époux avait doré ces fruits, avait jauni ces blés, avait mûri ces raisins ; ainsi donc elle avait droit de s’asseoir à cette immense table que le soleil charge de mets sur sa route.

Quand donc elle prenait ses repas, la folle faisait ses libations au soleil, elle versait en son honneur une goutte de lait le matin, à sa santé elle vidait son verre ; puis, quand le jour venait à décroître et quand le rayon lumineux allait se perdre là-bas dans la Seine, la tendre épouse du soleil devenait aussi inquiète que peut l’être la femme d’un pauvre pêcheur de harengs dont le mari est absent depuis deux mois et qui entend mugir la mer !

« Que va devenir mon époux ? disait la folle. Pourvu qu’il ne se blesse pas en chemin, grand Dieu ! »

Peu à peu le soleil s’en allait, faisant place à la nuit. Alors la folle joignait ses deux mains sur sa poitrine, et, d’un ton mystérieux et de sa plus douce voix, elle disait à son époux : Attends-moi, attends-moi ! puis elle rentrait dans sa chambre en toute hâte, car elle ne voulait pas faire attendre le soleil.

Singulière et heureuse folie ! aimable délire ! savoir son âme attachée au ciel par un rayon du soleil ! n’avoir pas d’autre passion que celle-là, un ciel serein ! n’avoir à redouter que les nuages qui voilent l’astre du jour ! être heureuse toutes les fois que la nature est heureuse ! ouvrir son âme à la douce chaleur comme fait la terre, et en recevoir la bienfaisante influence ! chanter tout bas un cantique à son amour, et n’être jalouse que de l’herbe des champs !

Telle fut la vie de cette pauvre folle pendant deux ans. Non pas qu’elle n’eût ses chagrins tout autant que si elle eût été dans sa raison : car, aussitôt que venait l’hiver et qu’elle voyait la figure du soleil son époux pâlir et trembler sous la neige comme ferait un beau jeune homme blessé à mort, aussitôt qu’elle voyait cette gloire immense obscurcie par d’épais nuages, comme cela arrive aux plus grands hommes de ce bas monde, dont l’envie obscurcit la gloire, alors la malheureuse femme devenait en effet la plus triste des créatures humaines ; plus de repos, plus de sourire, plus de chants, plus de fêtes dans son âme ! Ne voyez-vous pas son époux qui gèle et qui tremble là-haut, reposant sa tête fatiguée sur les montagnes couvertes de glace ?

Que les journées d’hiver paraissaient longues et tristes à la folle ! C’était une souffrance réelle, incroyable ; c’était un mal d’amour comme en éprouvaient de siècle en siècle les compagnes privilégiées de quelques grands hommes malheureux.

Plus celui-là qu’elle aimait était grand et élevé dans le monde, et plus impatiemment elle supportait ce grand malheur de le voir humilié, obscurci, tremblotant, méconnu, vaincu, captif.

C’était à peu près la douleur de la mère de l’Empereur quand elle a vu son fils enchaîné sur son rocher au milieu de la mer !

Mais la douleur de cette noble mère, immense reine debout encore dans les ruines de Rome, est une douleur éternelle. Son astre tombé ne doit plus se relever jamais. Le soleil est plus heureux : sa défaite est passagère ; il a bientôt percé le plus épais nuage ; il est vainqueur, il revient, le voilà ; le soleil a deux fois ses cent jours chaque année, je ne parle que du soleil de la France.

Aussi, quand, au printemps, la pauvre folle du docteur Blanche retrouvait son époux comme elle l’avait laissé au mois de mai, quand elle le revoyait aussi resplendissant que jamais, et toutes les feuilles de l’arbre jaillissant à sa venue comme fait l’étincelle sous le marteau du forgeron, alors la douce joie revenait au coeur de la pauvre femme ; alors elle quittait le deuil, elle prenait sa robe la plus éclatante, elle chantait son hymne le plus doux.

« Réjouissez-vous sur le ciel et sur la terre ; réjouissez-vous, astres du firmament, et vous, les flots de la rivière ! vous, les anges là-haut, et vous, les hommes ici-bas, réjouissez-vous ! Mon mari le soleil était malade, et il est revenu en santé ; il était absent, et il est de retour ! »

Et en effet la nature entière obéissait à la pauvre folle, la nature entière se réjouissait : l’époux de la folle était de retour.

Cette heureuse folie a duré dix ans sans avoir pu se guérir. Mais cette femme était si heureuse !

Pourquoi donc la guérir de son bonheur ? Il y a trois ans que la femme du soleil est morte, et sa mort a été aussi touchante que sa vie.

C’était par une belle journée d’automne, il était midi, le soleil doux et calme lançait sur la terre et sur sa femme ses rayons les plus purs.

La femme du soleil, assise sur le gazon auprès du grand pommier, suivait les pas de son auguste époux dans le ciel. Jamais le coeur de cette femme n’avait été plus rempli d’amour, jamais son regard n’avait été plus tendre, jamais son rêve n’avait été plus près d’être une réalité.

Ils s’entendaient si bien, elle et son époux le soleil ! Elle avait pour lui un si perçant regard et lui pour elle ! il marchait si lentement dans ce champ clos d’azur, sans doute pour avoir le temps de la voir à genoux devant lui ! Mais, ô Ciel ! tout à coup ce puissant rayon de la nature s’arrête et se trouble, tout à coup le soleil disparaît, non plus comme autrefois, par degrés, sur le bord du fleuve, après avoir secoué la poussière brillante de sa robe et de ses pieds ; mais il s’arrête brusquement, tout à fait, il se cache, on ne le voit plus !

Où est-il ?

« Oui, s’écrie-t-elle, oui, mon époux est chez ma rivale ! oui, il est infidèle, oui, le voilà qui est parti pendant le jour et qui ne viendra pas le soir. »

Et, comme elle ne vivait que pour le voir pendant le jour, que pour l’attendre pendant la nuit, que pour le saluer à l’aurore, que pour le chanter au printemps, l’admirer en été, le bénir en automne, le pleurer pendant l’hiver, l’aimer en tout temps ; la pauvre femme, le voyant disparaître ainsi tout à coup, brusquement, sans savoir où il allait, sans savoir s’il reviendrait, la pauvre femme est morte pendant l’éclipse, morte de jalousie, de désespoir et d’amour.

Elle était morte depuis une seconde à peine, que le soleil, dégagé de son innocente rencontre avec la terre, poursuivait tranquillement sa route ; mais il était trop tard : tout ce drame était fini, et l’immortel époux, tout à l’heure encore l’objet d’un si violent amour, ne frappa plus de ses rayons que des yeux éteints et fermés. Oui, il fallait que la pauvre femme fût bien morte, car ce triste et calme rayon de soleil qui se posa sur elle, comme pour lui demander pardon de cette absence involontaire, ne la réveilla pas !

Commentaire

Comme le laisse entendre Burton, les astres entraînent une inclination et peuvent conduire à des "humeurs pernicieuses", à des états mélancoliques, à la folie. Jules Janin donne ici une évocation poétique de la folie d’une patiente du fameux Docteur Blanche, entièrement sous l’emprise du soleil, amoureuse de ses rayons. Le délire représente souvent une solution de rechange à l’obvie de situations subjectivement insoutenables (ici la solitude et l’absence de vie amoureuse). Il constitue une défense, une lutte contre la destruction de soi. La patiente du docteur Blanche n’est pas malheureuse, elle vit seulement dans une autre réalité. Dans sa banalité mais aussi dans son étrangeté, le délire met à nu la fragilité latente de l’expérience de chacun. Le délire est donc perturbant et redouté précisément parce qu’il menace et met scandaleusement en cause la représentation du monde dans son évidence présumée.

Elisabeth Poulet

P.-S.

Illustration : « Femme dans le soleil du matin » (1818) de Caspar David Friedrich

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