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Journal de Jeunesse (Extraits) 

jeudi 15 juin 2023, par Catherine Pozzi (Date de rédaction antérieure : 25 octobre 2013).

Pour une la libre circulation des textes de blog en blog dans le cadre de la web association des auteurs, la revue des ressources propose ce texte autour du thème de la dissémination d’octobre : le journal intime.

Nulla dies sine linea : journal intime, journal d’écriture ou journal qui regarde et raconte le monde. Les blogs (« weblogs ») donnent accès à une multitude de ces édifices évoquant un temps feuilleté, au sens géologique du terme tout aussi bien, dont chaque « couche » donnerait accès à une époque spécifique, rendue lisible à force d’accumulation patiente ou bien peu à peu érodée.

Mardi 3 mars 1896

J’ai écrit à Valérie Kirmisson pour lui demander de venir jeudi chez moi, avec Magali. Elle est très gentille, Valérie, très bien élevée, très aimable et intelligente. Elle a quinze ans et demi. C’est drôle cette préférence que j’ai à choisir toutes mes amies beaucoup plus âgées que moi : c’est peut-être à cause de mon caractère tellement au-dessus de mon âge. Je ne sais pas si c’est heureux ou malheureux pour moi, d’être ainsi, de savoir bien des choses que les enfants ignorent, d’avoir une certaine connaissance de la vie et de toutes ses horreurs. Je crois que je suis plutôt intelligente, je comprends facilement et j’en fais mon profit.

Telle, ou telle parole qu’une autre enfant laisserait passer inaperçue, je la relève, et je cherche à l’approfondir. Est-ce un tort ??... Mais voilà bien des choses sur moi. Heureusement que je ne crains pas d’ennuyer un lecteur ombrageux et à l’humeur critique, puisque ce n’est que pour moi que j’écris. Si je venais à mourir (qui sait, en effet, ce qui peut arriver ?), je laisserais ce carnet à Maman, en souvenir de sa chère petite fille bizarre. Mais j’espère vivre encore un brin, comme aurait dit ma nounou, autrefois ; et cela me chiffonne de faire mon testament si tôt. Inepte enracinement de l’homme à la terre !!!

Je remarque que je suis profonde aujourd’hui.

J’aimerais bien l’être un peu plus en matière religieuse. C’est drôle, ou plutôt c’est triste, de voir comme nous vivons d’une manière insouciante cette vie, si inutile parfois, sans penser le moins du monde qu’il y a la mort au bout. La mort... et après ????...

Voilà à quoi ne songe pas le siècle présent. Il mourra. Il le sait. Mais après ? Advienne que pourra.

En attendant, on jouit, on s’amuse, quelquefois d’une manière très immorale, mais, bah, personne n’est là pour nous châtier.
Personne !
(...)

Dimanche 7 juin 1896

"Quand trouverai-je un coeur aimant ?" Ah, quand le trouverai-je ? Je n’ai pas d’amie, pas de véritable amie, en ce monde. Par amie, je ne veux pas dire une de ces banales amitiés, celle qu’on éprouve pour des personnes qu’on connaît, qui sont de votre âge et dans votre position sociale. Oh, de ces amies-là, j’en ai plus que je n’en désire. Que de vingtaines de jeunes filles me comptent sur les listes de leurs amies ! - Oh, non, la vraie amitié, la vraie tendresse de coeur à coeur, où on se dit tout, où on s’aime plus que des soeurs, où on rit et pleure ensemble, celle-là, je ne la connais pas. Et que de fois je l’ai cherchée, et que de fois j’ai cru la trouver ! Mais non. N’y a-t-il donc que moi en ce monde qui ai besoin d’aimer ???

Il y a eu bien des personnes que j’ai aimées d’une très grande tendresse, et qui ne m’ont rendu en échange qu’une amitié froide et indifférente. Mais il paraît que c’est la règle dans la vie, puisqu’il y a toujours, hélas, un qui embrasse, et l’autre qui se laisse embrasser. Parmi ces personnes, il y en a une que j’ai adorée, et je m’aperçois maintenant que la tendresse était uniquement de mon côté. Cette jeune fille, c’est Thérèse Desmazes, ma cousine. Elle a 23 ou 24 ans, est plutôt agréable que jolie. Oh, celle-là, c’était mon amie, la meilleure que j’ai jamais eue. Eh bien, je vois maintenant que ce n’était pas du même amour qu’elle me payait, mais une amitié banale et indifférente. oh, la vie ! Oh, ingratitude, ô hypocrisie, froideur, cruauté ! Tout le monde est donc égoïste, le genre humain entier n’est donc qu’indifférence ?? Oh, un coeur, oh, pour une âme vraie qui ne mente pas, oh, pour un être que je puisse adorer sans savoir que je suis seule à aimer, oh, pour une vraie amie, une amie passionnée, que ne donnerais-je pas !! Ah, tenez, pour cela, je donnerais, et de grand coeur : ma Vie !

Samedi 24 octobre 1896

Il y a longtemps que je n’ai écrit. J’ai recommencé à suivre mes cours, je travaille du matin au soir, la tête m’en brûle... Jacques se porte assez bien, mais ses dents vont pousser bientôt, et cela le rend très grognon. Maman, je n’ai rien à en dire. Elle est repartie en plein dans le tourbillon des courses à faire, des visites, des essayages, des emplettes, des soirées à l’Opéra, et des dîners. Je ne la vois pas souvent, car tous ses moments libres sont pour Jacques ou pour Papa. Quant à Jean, bon débarras ! Il est enfermé "à la boîte".

Dans la vie, la jeune fille est un être seul. Ah, combien seule ! Enfant, elle fut gâtée, chérie, adulée. Jeune fille, on la laisse. C’est une fleur dont on ne veut pas respirer le parfum. Quand elle est dans le monde, une visible gêne et une contrainte pèsent sur les dames et les messieurs : on ne doit pas dire de légèretés. On s’observe. Quel ennui que la jeune fille !...

Pauvre jeune fille ! A qui pourra-t-elle se confier ? A qui dire les choses qui lui brûlent le coeur ? Près de qui pleurer ? Avec qui sourire ? Hélas, avec personne. Et voilà pourquoi j’ai ce cahier, et voilà pourquoi j’écris, je pense et j’espère sur ces feuilles. C’est avec lui que je souris. Et c’est avec lui que je pleure... ô mon ami ! ô ma chose à moi, ma chose adorée ! Oh combien je chéris chacune de ces feuilles où mon âme est écrite !!! Mais des larmes me viennent aux yeux. Une amertume atroce me serre la gorge. Dire qu’il n’y a personne avec qui je puisse pleurer en paix ! Personne ne me comprendrait... pas même Maman !!! - Oh mon âme, mon âme ! Tu voudrais mourir, n’est-ce pas ? Oh, mon coeur, mon coeur, cesse de battre, arrête, et tout sera fini... Mais mon âme a beau s’agiter comme un pauvre oiseau blessé, enfermé dans une cage, mon coeur ne s’arrête pas. Pourquoi suis-je née ? Personne ne me comprend. Personne ne saura jamais ce que sont les douloureuses, les terribles angoisses d’un coeur de jeune fille. Si on me voit pleurer, on ne comprendra pas pourquoi je pleure. Si on me voit rêver, on croira que je pense à mon piano, ou mon chien, ou ma nouvelle robe. La jeune fille est un être seul.

Samedi 23 octobre 1897

Paris est gai et ensoleillé comme au printemps. Les arbres prennent des teintes dorées, les oiseaux chantent dans les branches ; le ciel est pur et bleu, tout le monde a l’air content... et moi-même je suis gaie, gaie malgré moi, parce que, quoique je sois souvent triste, je ne peux pas pleurer longtemps en voyant ce beau soleil... Je ris et je suis heureuse, parce que, après tout, je suis une jeune fille, et non pas une vieille femme à l’agonie... Je suis jeune, je suis riche, je suis aimée... Le nom de mon père est célèbre, et, quoique je ne sois pas jolie, j’ai quelque chose en moi qui charme... J’ai une jolie taille, de beaux cheveux et de beaux yeux, des dents blanches ; malgré cela je suis laide, car mon nez est trop grand, et ma bouche aussi, et mon teint trop brun. Mais il y a des moments où je suis presque jolie... et cela me suffit. Demain est dimanche. Que ferons-nous ? Promenade avec nos amis Troisier, probablement. Ce sont des garçons très gentils que Jean et André, ce sont presque mes frères. - J’ai repris mes cours ! Je vais chez Mlles Haussoulier, c’est un cours très bien fait et très intéressant. Je trouve ma conversation d’aujourd’hui un peu décousue, je raconte toutes sortes de choses insignifiantes... c’est parce que je suis gaie, je pense. Le soleil m’a grisée.

Miss Bruce est une brave fille. Mais que ses idées sont étroites ! Le protestantisme est une belle religion, pourtant. Je le connais trop peu pour pouvoir savoir quoi dire là-dessus, vaut-il mieux, ou non, que le catholicisme ? Quand je serais mariée (si je me marie), en tout cas, quand j’aurai 21 ans, je ferai mon coup d’état. Cela sera : rassembler tous les livres sur le protestantisme, tous les livres sur le catholicisme, tous les livres écrits sur les diverses philosophies ; et tous les livres, aussi, de Ernest Renan. Je lirai tout cela patiemment, peu à peu. Et je tâcherai de me former une opinion. Je sortirai de ces lectures, ou protestante enragée, ou catholique endurcie, ou matérialiste convaincue... l’avenir en décidera.

Mercredi 8 décembre 1897

J’ai été entendre Les Maîtres chanteurs. C’est admirable. Je suis rentrée à 1heure du matin, fatiguée et contente. Je travaille beaucoup, et malgré l’inévitable fatigue et les moments d’amertume, je crois que cela me fait du bien. J’apprends, non seulement les sciences et les leçons variées, histoire, géographie, littérature, mais encore autre chose de bien plus profond. Je commence à lire dans le Grand Livre qu’est la Société, et il m’amuse et me passionne. Je regarde, comme un spectateur impartial et hors de cause, les drames et les comédies perpétuelles qui se déroulent devant mes yeux. J’apprends beaucoup, et des choses neuves. Mon esprit s’ouvre. Je comprends les hommes, ces marionnettes futiles et vaines, qui s’agitent avec tant d’orgueil sur la grande Scène, et je leur pardonne leurs faiblesses, leurs méchancetés, leurs mensonges, parce que, malgré mon impartialité, je suis aussi un acteur de la bande, un bien insignifiant acteur, et qui se repose parfois pour se faire spectateur et juger les autres. Mais je suis un acteur. Moi aussi j’ai un petit rôle : mon entrée en scène fut bien banale, et ma sortie le sera encore plus. Je suis entrée par l’universelle porte, je sortirai par l’universelle sortie, mon vagissement fut aussi commun, et mon râle sera aussi insignifiant que les autres ; mais en attendant de sortir, moi qui viens d’entrer, il faut que je joue, je jouerai. Comme tous je répandrai des pleurs, comme tous je sourirai, je mentirai, je désespérerai, j’aimerai, je souffrirai, et mes pleurs, mes sourires, mes mensonges, mes désespoirs et mes souffrances seront de vieilles choses déjà dites et faites par bien des millions d’autres acteurs disparus. Mais, comme chacun d’eux, je croirai que je suis unique au monde, que personne ne pleura mes larmes, ne souffrit mes souffrances, ne désespéra mes désespoirs, et j’irai, me plaignant et m’admirant, pauvre créature incomprise, millième exemplaire de légions de créatures pareilles à moi. Ah, Dieu, que sommes-nous ?

En ce moment, je suis sortie de moi-même, et je regarde avec pitié le genre humain, et je plains, avec tant soit peu d’ironie, la pauvre créature, orgueilleuse et humble, qui, dans un épisode de l’éternelle comédie, s’appellera Catherine Pozzi.

31 décembre 1897

Je me regardais dans la glace tout à l’heure, et j’ai vu clairement que je serai laide, banalement, irrémédiablement laide. Voici mon portrait : un vilain teint noir, foncé, un front assez large, des sourcils noirs, jolis, bien dessinés, des yeux moyennement grands, mais d’une jolie forme, longs, mes sourcils et mes yeux sont mes seules beautés. Mes yeux sont très noirs parfois, mais ils changent et sont verts ou gris souvent. La pupille est très large. Mon nez est mince et grand, droit, mais le milieu est orné d’une légère éminence, la "bosse" des Pozzi... à vrai dire, ça n’est pas une bosse, et on ne la remarque qu’avec beaucoup de bonne volonté... - soit, mais mon nez est laid, décidément très laid, et, quoique le proverbe dise : "Jamais grand nez n’a gâté beau visage", je ne suis pas contente du mien. Après mon nez, une de mes laideurs est ma bouche : elle aussi est décidément trop grande, et l’épaisseur de mes lèvres me désole, quoiqu’elles aient beaucoup d’éclat, et que mes dents soient blanches. Et puis, un autre ennui est que ma personne est décidément propice aux poils follets, chose peu aristocratique. Me voyez-vous à quarante ans, portant favoris et moustaches ? Mes cheveux sont très fins et d’une jolie couleur, le haut, châtain très foncé, le bas, doré, avec des reflets roux. Mon cou est long et brun, ma tête ovale est posée dessus assez aristocratiquement. Mes bras sont maigres, mon corps entier est long et mince. Ma taille est longue, assez bien, pour le moment elle n’est pas formée, mais je crois que plus tard elle sera fine et jolie. Mes jambes sont longues, ma cheville fine, et mes pieds très grands. Mes mains sont longues et effilées, elles seraient assez jolies si elles n’étaient pas si brunes. Cela forme un "tout" assez peu satisfaisant, en somme, mais, quoique laide, j’ai mes jours de beauté. Ce soir n’en sera certainement pas un, car mon rhume me rend atroce. Enfin, tant pis. Enfilons ma robe, elle du moins est jolie, et en route pour l’Opéra.

Mercredi 16 février 1898

Nous sommes des gens du monde, des gens chics. Le salon de Madame Pozzi est un des plus brillants de Paris. Nous habitons un appartement, Place Vendôme, qui a un loyer de 17. OOO francs, nous avons 7 domestiques : deux femmes de chambre, une bonne allemande, une nourrice (pour Jacques), une cuisinière, un valet de pied et un maître d’hôtel ; nous avons une voiture et trois chevaux que nous louons à l’année (cela revient au même prix que de les avoir à nous, mais beaucoup d’ennuis nous sont épargnés).

En entrant chez nous, on se trouve d’abord dans une grande antichambre, d’aspect assez sévère. Le salon y correspond. Le salon se compose de deux pièces réunies, une immense et une plus petite. Il est meublé avec assez de goût, tapissé d’étoffes précieuses ; sur les étagères, des bibelots rares et des statuettes ; dans une vitrine, une magnifique collection d’antiquités. Les meubles ont une grande valeur, les tableaux sont admirables, mais malgré la richesse de l’ameublement on n’y est pas plus heureux, et ce grand salon froid a vu bien des drames intimes.

C’est le jour de réception. Madame, dans une toilette exquise, fait les honneurs avec grâce (quoique ça l’ennuie terriblement). Les plus célèbres personnages viennent la voir, aussi bien que les moins connus, et il est amusant de voir une modeste femme de docteur à côté de l’écrivain à la mode, un jeune homme simplement vêtu faire la cour à la beauté de la "saison".

Parfois, au milieu de ces mondains, on voit une grande fille, à la taille trop mince, aux jambes trop longues, au corps trop plat, qui offre aimablement des tasses de thé ou de chocolat aux visiteurs de sa mère.

C’est moi. Elle s’ennuie beaucoup, cette grande fille, pourquoi a-t-elle un si charmant sourire sur les lèvres ? C’est qu’elle a déjà, hélas, ce vernis mondain, cette cuirasse d’hypocrisie polie.

Pourquoi est-ce que je m’amuse à peindre notre vie ? Je ne sais, mais c’est drôle.

La grande fille se lève. Elle est aussi grande que sa mère, elle est trop grande, elle a une taille et des manières de femme pour un corps d’enfant. La grande fille se lève. Elle va à la fenêtre, et regarde dehors. Elle regarde. Il fait nuit ; sur la place, illuminée par la clarté jaune des réverbères, une foule de gens passent ; ils sont noirs, ils marchent vite. Les voitures roulent, en voici, en voici, d’autres, d’autres, d’autres encore.

Où vont-ils ? La grande fille a oublié les visites, elle a oublié le thé à servir ; elle n’entend plus le bavardage stupide des jolies femmes. Elle ne voit que ces ombres noires qui passent, là-bas, au-dessous d’elle ; elle n’entend qu’une rumeur confuse qui monte, croît et grandit, des cris, des appels, des rires, des plaintes. En bas, deux cochers se disputent. Des gamins courent en chantant. Une femme et un homme, dans l’ombre, se baisent longuement la bouche. Et les ombres passent. La grande fille regarde passionnément, et voilà qu’il lui semble que c’est Paris qui passe, gronde et pleure sous ses yeux. Elle voit les femmes obscènes, elle voit les hommes faux, elle entend les mensonges, elle touche les ignominies. Voilà le comte Z. et sa maîtresse. Voilà la fille publique qui vend sa chair tous les soirs à l’acheteur inconnu. Voilà le romancier impudique, voilà le banquier voleur. Voilà le prêtre faux et lâche, voilà la vieille dévote abêtie. Voici les rois et voici les gavroches, voici les princesses et les filles. Ils s’enveloppent tous de loques dorées et se font des petits saluts bêtes. Voici l’actrice qui a de si jolies jambes et voici la petite épicière vertueuse. Les voici tous, ils passent, ils passent, elle les voit. Quelle foule, quelle foule immense ! Et pas un, pas un n’est un honnête homme ! La grande fille tressaille. Elle se voit. Elle est là, au milieu d’eux, elle est là. Oh misère ! elle a aussi sa loque dorée, elle dit aussi leurs mensonges, elle fait aussi leurs saluts. Et, les yeux agrandis, l’âme palpitante, elle se voit passer, lentement, donnant la main à ces misérables, souriant et mentant, jouant la comédie infâme. - Et, au-dessus, la colonne profile sa masse sombre, éternelle image du Temps qui seul ne change pas.

Mercredi 2 mars 1898

D’ordinaire, en commençant un nouveau livre, je mets quelques mots sur moi, mon état d’âme... Ce me semble inutile avec celui-ci, qui est tellement une suite de l’autre, du bien-aimé qui dort, là-bas, caché à tous les yeux. Ce n’est que pour moi que j’écris ces livres - je me le suis dit bien souvent - mais, au fond, tout au fond, ce n’est pas très vrai. Ce n’est pas très vrai en ceci : j’ai toujours eu une espèce de souci atavique de la postérité, de l’Après... je dis atavique, car il est d’abord en mon père, qui, sans penser à l’opinion des envieux d’à présent, a toujours un peu travaillé pour son siècle, pour les siècles futurs... Mon père est un homme célèbre dont le nom restera. Je suis fière de lui. En écrivant ces pages, je ne voudrais pour rien au monde qu’elles fussent profanées par un regard indifférent, mais je voudrais qu’elles restent. Qu’elles restent, non pas comme un exemple de style - oh loin de moi cette idée ! Je ne travaille pas ces lignes : j’écris sans chercher ce qui me vient du coeur - mais comme un intéressant document psychologique sur ce que pouvait être l’état d’âme d’une petite fille, qui écrirait sincèrement, par cela même qu’elle écrirait pour elle, et qui dirait simplement tout ce qu’elle ressent, tout ce qu’elle souffre ou tout ce qu’elle pense. Je voudrais que ces livres restent, parce que je veux qu’on connaisse mieux les enfants - on ne les connaît pas : la plupart voient en eux de petits êtres frivoles incapables de penser - je veux dire aux indifférents combien un enfant peut souffrir, combien une jeune fille peut être seule.

Oh vous, tous les petits délaissés, que je vous aime ! Est-ce le petit d’un, de deux mois, qui m’est cher ainsi ? Non - celui que vous câlinez tant, Madame, le petit joufflu qui tête encore, ne m’inspire aucun intérêt. Mais c’est vous, pauvre enfant de dix ans, qui cherchez Dieu dans les ténèbres, c’est vous que j’aime et voudrais consoler. C’est vous, petite fille passionnée, qui avez pleuré et prié toute la nuit, qui avez appelé Jésus avec toute la confiance, tout le désir pur de votre petite âme naïve, et qui vous levez le matin le désespoir dans le coeur, car Il ne vous a pas répondu ! C’est vous, petit poète, qui, toute une journée, fixez le ciel et tachez d’apercevoir,à travers les nuages, les ailes des anges... mais toujours une ombre vous les cache. C’est vous, vous tous qu’on n’a pas compris, vous tous, enfants de l’âge ingrat. "L’âge ingrat" ! C’est l’âge où l’on aime et où l’on cherche, l’âge où l’on est seul...

Et plus tard, quand l’enfant devient jeune homme ou jeune fille, il n’est pas moins seul.

Quelle est cette loi étrange et terrible, qui veut que tout en vivant au milieu d’amis, de parents qui vous aiment, on soit aussi loin d’eux, moralement, que l’étranger le plus inconnu ?

Septembre 1900

Je lis le journal de Marie Bashkirtseff. Il faut que j’écrive ; me voici reprise de la rage d’écrire. J’ai sommeil et mes yeux se ferment après cette journée d’Exposition passée à Paris, ces courses et ces piétinements dans la poussière, mais je ne peux pas me coucher avec cela dans l’esprit.

Comme je la comprends, cette femme ! C’était tellement étrange ; il me semblait être morte et me lire. Elle ne me ressemble pas ; seulement, voici mon immense orgueil, encore plus obsédant chez elle ; ces pages et ces pages, où elle se torture en se cherchant, ces désirs et ces ambitions folles qui lui semblent dépasser le monde, et ces spasmes d’enfant qui veut vivre cent vies à la fois ! Moi aussi, oh, moi aussi !

Elle était plus violente que moi, et, c’est drôle à dire, je suis plus tendre. Ensuite, je suis beaucoup plus naturelle, et tout à fait sincère. Lorsque j’ai commencé à écrire régulièrement - j’avais douze ans, je crois - la même idée poignante de "ne pas mourir tout entière" me tenait - je me rappelle même un passage où je cite ce journal comme "un document intéressant pour la postérité"(!) : je l’ai retrouvé chez elle !!! Mais ce qui faisait de mon journal l’émotion et l’enthousiasme si touchant, naïf et sincère, c’était le sentiment religieux profond de mon âme de petite fille ; Marie n’a pas connu ces heures désespérées et seules, elle n’a pas cherché Dieu comme les raisons de sa vie...

Son journal, dès le commencement, est composé ; elle essaye de bien écrire, de dire joliment.

Si vous existez, indifférent qui me lirez (bon, voilà que je reprends mon style pompier), regardez cette écriture bouleversée en traits impatients, et jugez combien je rédige mes oeuvres !

J’écrirais très bien, si je voulais, et ce cahier aurait pu être une chose d’art - mais, au fond, je sais bien, très bien, qu’il ne sera jamais lu, et l’art m’est devenu si égal !

Oui, ma fille. Cinq lignes au-dessus, tu as mis le mot "bien" - et le voilà de nouveau deux fois de suite, tout près - Ah ! et puis zut !

J’ai beaucoup - totalement changé depuis mon opération. La gloire ne m’est plus de rien. Mon âme m’est plus chère que mon esprit. J’essaie d’être meilleure. Je suis très paresseuse et prends mon pari d’ignorer les sciences. J’écrivais pour "vous", j’écris pour moi. J’étais une petite Marie Bashkirtseff - qui s’est joliment calmée. Il y a plus de doux, plus d’indulgent, plus de femme. Je suis devenue très coquette.

Il y a une grande différence entre nous deux : je vois la vie triste. Depuis que j’ai pris l’habitude d’être malade, l’avidité de s’amuser qui me tenait s’est effacée ; je ne suis, ne peux plus être, joyeusement, follement, pleinement gaie, comme à douze ans !

Oh la gaieté saine d’alors ! Et la vie triomphante et rose...

Je le vois - quel changement s’est produit en moi !

Pourquoi est-ce que j’écris ces réflexions inutiles, à onze heures du soir ? Ma chemise de nuit est froide ; j’ai des frissons dans les jambes et mes bas ont glissé dans mes souliers. Je ferais bien mieux de me coucher. Les draps vont être froids, oui, mais après ! J’écris parce que je viens de lire un journal qui ressemblait au mien - j’aime mieux le mien, il est plus candide - et que cela m’a donné la fièvre de la plume.

Je suis bien plus intelligente quand je tiens une plume.

Ah, et puis je vais me coucher.

P.-S.

Catherine Pozzi, Journal de jeunesse, 1893-1906, Editions Claire Paulhan.

• Texte établi par Claire Paulhan, annoté par Claire Paulhan avec la collaboration d’Inès Lacroix-Pozzi. Collection « Pour Mémoire ».
• Cahier de photographies n. & b. « Épilogue ». Bibliographie. Index des personnes citées.
• Édition originale chez Verdier, en mars 1995. Reprise, en 1997, sous nouvelle couverture rempliée coquille, par les Éditions Claire Paulhan.
• 14 x 22 cm. 290 pages. Isbn : 978-2-912222-02-2.

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