La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Hommages > Hommage à Louis-René des Forêts

Hommage à Louis-René des Forêts 

mercredi 11 juillet 2007, par Hervé Chesnais (Date de rédaction antérieure : 1er septembre 2005).

Alors, j’ai repris ses livres, j’ai regardé à nouveau son visage inquiet sur la page de Libération. Jamais encore je n’avais vu son visage, et c’était bon signe : ses livres m’avaient suffi, et de son nom naissaient tant d’images, que de son visage, je m’étais passé. Non que ses livres soient nombreux, une dizaine, et encore !

Louis-René des Forêts était ainsi : il n’en avait jamais fini d’écrire, de réécrire ses livres. Impossible satisfaction, à laquelle il n’aspirait pas :

"La plupart des fragments recueillis ici ont déjà paru en diverses revues. L’auteur y a joint quelques inédits sans se soucier toutefois d’assurer un équilibre à cet ensemble dont la publication n’a pour objet que de rendre accessible les éléments épars d’un ouvrage en cours, son état provisoire excluant toute possibilité d’organisation et sa nature même la perspective d’un aboutissement."

Depuis la publication d’Ostinato, prolongement sublime et méconnaissable du séminal Mégères de la mer, il fallait s’en douter : le vieil homme était fatigué, et la parution de ce que chacun reconnut comme un chef d’oeuvre en 1997 ressemblait à un renoncement. L’inachèvement des trois cents vers des Mégères connaît pour avatar les fragments autobiographiques d’Ostinato, trente ans après. Cependant, si l’inachèvement ne saurait s’achever, le voici interrompu, et Ostinato demeurera le dernier "état provisoire" de "l’ouvrage en cours" puisque Louis-René des Forêts est mort le 30 décembre 2001 des suites d’une pneumonie.

Nous voici donc face au silence d’une voix qui dès l’abord, rechigna à se faire entendre. Blanchot ne s’y trompa guère, qui sut lire dans le dialoguisme subtil du récit des Mendiants et surtout dans la loquèle infernale du Bavard, le désespoir même du langage qui n’aspire qu’au silence, mais ne peut l’approcher que dans et par la parole. Il ne s’agissait pas tant de "parler pour ne rien dire", mais bien de parler, jusqu’à épuisement, pour, enfin, pouvoir ne plus parler. Il y a dans ce paradoxe-là plus d’une parenté avec Bartleby, le rédacteur de Melville, qui, un beau jour, répondit à son patron qui lui donnait un Xème travail d’écriture : "j’aimerais mieux ne pas."

La rareté de sa production, dès lors, s’explique mieux. Cette réticence au langage, qui préside à l’oeuvre dès ses commencements, se renforce au fil des années, à mesure que croît chez des Forêts la conviction qu’aucun texte n’est jamais vraiment achevé, qu’il faut reprendre, écrire encore, se ressaisir de l’écriture, sans pour autant entretenir l’illusion que l’écriture puisse parvenir aux hautes fins qu’il lui assigne. De courts récits, rassemblés dans La chambre des enfants en 1960 seront réédités dans une version remaniée en 1983, de même quarante trois ans séparent la première parution des Mendiants de l’édition définitive de 1986.

"Encore combien de fois faudra-t-il dire

ce qu’on a dit et redit maintes fois ?

Combien de fois encore rêver d’un langage

Non asservi aux mots comme en ces jours

Où tout tremblant d’un timide désir

On n’avait soif que d’étreintes silencieuses

Qui comblent mieux que les plus graves échanges ?"

Tout cela traduit, je crois, l’exigence de l’auteur, son intégrité, son obstination. Mais je veux particulièrement insister sur la qualité poétique de son écriture, au-delà des problématiques métaphysiques propres à Blanchot, car il serait injuste de réduire des Forêts à une lecture somme toute datée et réductrice de son oeuvre. Deux recueils, une cinquantaine de pages en tout : là aussi, la loi de la rareté et du silence. De l’inachèvement aussi : en témoigne les Mégères de la mer, ce bouleversant tronçon d’épopée au ciel couleur d’huître, où les vagues aboient, assourdies par le " brutal buccin du vent". Il ne l’a pas achevée, cette épopée poignante des pouvoirs du langage (il faut lire ces trois cent vers à la suite, et à haute voix) ce chant du désespoir, parce que justement, ce chant-là, si haut qu’il fût, n’était pas à la hauteur de son désespoir, puisque son désespoir était si absolu qu’il n’y avait plus de mesure possible : "Car être et n’être plus sont pareille malédiction". Ce n’est plus le silence, horizon dialectique du bavard, mais le mutisme du deuil qui affecte des Forêts. Ce deuil nous est connu : il s’agit de la perte tragique de sa fille de quatorze ans, en 1965.

"Il y eut pour réveiller ce mauvais tourment d’enfance

Cet autre enfant épris du même mirage secret"

Trois cents vers hurlés au vent en 1967

"Ceci fut le lieu, ceci est le bastion où flottent encore

La loque de ton cri, le signe amer de ton doigt"

Puis plus rien. La parole est en cendres, le père inconsolable, qui écrit malgré tout, "cachant un deuil sous ma bouderie et mes farces". Des riens. De la charpie. Il n’y aura pas de tombeau poétique, pas de Contemplations, pas de demain dès l’aube, de campagne qui blanchit, d’or du soir qui tombe ni de bruyère en fleurs : des Forêts se défie trop des puissances perverses de la parole pour lui confier le soin d’un monument, que sa pudeur et sa discrétion, au reste, réprouveraient. Il ne reste qu’à se taire, qu’à écrire autour de ce silence-là, de cette bouche de plomb. Bordent donc cette béance les 5Poèmes de Samuel Wood édité chez Fata Morgana en 1968 :

"Les mots dont chacun use et abuse jusqu’au jour de sa mort

Les a-t-on jamais vus agiter les feuilles, animer un nuage ?"

"Quiconque entend bénéficier du silence

Ne peut acquérir la sagesse de se taire.

Mieux vaut tant que la langue ne fait pas défaut

Parler de tout autre chose pour n’en rien dire

Et de la mort même qui étant sans contenu

Se drape dans une sombre emphase oratoire

A la mesure du grand effroi qu’elle inspire,

Plus ancien que les grands mots dont on use

Comme de fleurs fausses pour parer une tombe,

Leurs corolles emperlées, si le temps les noircit,

Rouillent moins vite que notre mémoire des morts."

On a parlé dans la presse d’Ostinato comme d’une autobiographie fragmentaire. Lacunaire plutôt, et ce délibérément. Pas de noms, peu de lieux, le refus de l’anecdote. Si la mort de sa fille est connue, ce n’est pas dans Ostinato qu’on l’apprend. A peine si le lecteur averti la devine : au bas d’une page blanche qui précède immédiatement la deuxième et dernière partie du livre, intitulée APRES, on peut lire cette phrase en italiques : Voyez ici, dans le coin tout en bas de la toile vierge, les vestiges d’un naufrage.

C’est ce que Dominique Rabaté nomme avec justesse la "pudeur d’Ostinato", dans un article du numéro spécial que L’Oeil de Boeuf a consacré à des Forêts à l’occasion de la parution de son dernier livre. Ces pudeurs, ces lacunes sont les sources mêmes du vertige du lecteur, de l’émotion première qu’il ressent à la lecture de ces paragraphes où foisonnent les tournures injonctives et infinitives, comme si, dans la grammaire aussi, des Forêts avait voulu s’abstraire. Voici l’absence effective.

"Que jamais la voix de l’enfant en lui ne se taise, qu’elle tombe comme un don du ciel offrant aux mots desséchés l’éclat de son rire, le sel de ses larmes, sa toute puissante sauvagerie."

P.-S.

Texte publié en 2002 dans la Revue des ressources.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter