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Genève-Paris — un rêve aller et retour 

vendredi 29 janvier 2016, par Huda Abdelrahman al-Sadi

Index du récit ↓ (suivre le lien)

Après plusieurs années d’attente et de suspense durant lesquelles surtout il ne fallait pas perdre espoir et renouveler les dossiers [1], enfin, dans les derniers mois de l’année 2015, grâce au théâtre francophone et à l’organisation avisée des personnalités en charge de la résidence artistique de Huda et de sa compatriote Ghada, elles purent sortir de Gaza pour faire un voyage éclair en Europe, d’une dizaine de jours partagés entre la Suisse et la France. C’était à la fin du mois d’octobre et tout au début du mois de novembre, et heureusement, elles étaient déjà reparties lorsque l’attentat en série eut lieu à Paris.


Avant tout


Tu n’auras jamais le laissez-passer.
— Il te reste deux jours, la situation en Cisjordanie t’a toujours porté malheur.
— Tu as déjà raté cinq voyages, ça devient une habitude.
« Votre demande pour obtenir l’accord jordanien a été rejetée. »
« Votre demande d’autorisation faite par le Consulat français a été retoquée. »
« Votre demande faite par le Consulat Suisse reste valable. »
— Ce qui t’arrive confirme que les Gazaouis n’ont jamais de chance.
— Pourquoi tu ne dis rien, Huda, pourquoi tu gardes le silence ?


Devant tout le monde, je fais la fière et je cache mes larmes. Je passe mon temps devant l’ordinateur. À chaque minute j’ouvre ma boîte d’emails, espérant en recevoir un. Si on devait faire une statistique sur les personnes qui se connectent le plus à Outlook je crois que j’arriverais facilement en tête. Je mérite d’être citée au Guinness Book pour mon addiction aux emails.
Pour ma famille et moi, mon voyage est « fichu » d’avance comme la cause palestinienne.
Mais moi, je suis prête à attendre une vie pour sortir de Gaza.


Lundi, 26 octobre 2015, j’ai relevé mon courrier électronique, je n’ai rien vu. Me souvenant que pendant notre voyage je devais assister à une pièce de théâtre de Marivaux, La double inconstance, je décidai de la lire quoi qu’il advînt. Dès que ma lecture fut terminée, vers cinq heures du soir, je trouvai un courriel : « Chère madame, je viens de recevoir des nouvelles des autorités israéliennes, votre demande de sortie de Gaza est approuvée ».
J’ai couru partout dans la maison en chantant « je voy-age-rai... Je voyagerai, à Eretz et au delààààààà ! »
Personne ne voulait me croire. J’ai appelé directement Ghada pour lui annoncer la nouvelle : « Tu n’as pas vu ton mail ? » lui ai-je dit, en pleurant d’émotion. Pourtant, il y avait un hic dans l’histoire : si l’armée israélienne nous avait donné l’autorisation de sortir de la prison Gaza, par contre, les autorités de la Jordanie nous avaient refusé le droit de passer par leur territoire... Or pour prendre l’avion, les Palestiniens doivent aller en Jordanie, ils n’ont pas le droit de voyager depuis un aéroport situé en Israël.
Il me restait donc à choisir entre défaire ma valise une fois de plus, ou prendre le risque de sortir de Gaza et de me faire refouler à la frontière jordanienne, pour la première fois.


Eretz et au-delà


Me voici au « poste frontière ». d’Erez.
D’abord, il faut ouvrir les valises avant d’entrer, il y a des caméras de surveillance qui voient tout. Puis on doit passer dans un couloir, lorsqu’on y entre il faut lever les mains jusqu’à ce qu’on nous donne l’ordre d’avancer.
Dans ce qu’on appelle l’aéroport israélien, on entre dans plusieurs cabines qui ferment et ouvrent selon la couleur affichée : rouge ou verte. J’ai l’impression d’avoir la grippe aviaire ou peut-être une autre maladie contagieuse. Là, on ne voit pas les soldats israéliens : ils sont cachés derrière des vitres blindées et donnent leurs ordres par des haut-parleurs. Étrange, comme ces gens-là paraissent avoir peur.


Avant de raconter mon aventure du côté jordanien, je veux absolument signaler qu’on ne peut franchir Eretz sans payer aux Israéliens une taxe de 175 shekels soit 30 euros ! Une taxe payée à l’occupant pour mettre nos pieds de chez nous à chez nous !
J’ai réussi à passer Eretz sans encombre.
Au-delà d’Eretz, il y a la Jordanie, Amman, Paris et Genève. Au-delà d’Eretz, des gens ne connaissent pas le coin du monde qui s’appelle Gaza. Au-delà d’Eretz, il y a mon rêve en train de se réaliser, un espoir à garder. Au-delà d’Eretz, il y a tout simplement la vie qui commence.
Arrivée à la frontière jordanienne, je me demande si mon rêve va se poursuivre ou s’arrêter.
Je suis maintenant dans une salle d’attente où il y a d’interminables files d’attente. Je n’ai pas de laisser-passer, où dois-je me mettre ? Quelqu’un me montre un guichet :
— Va là-bas, et débrouille-toi.
J’hésite, je n’ai pas de carte de résident comme les autres en détiennent, je me sens comme une « sans papiers ». Un homme en civil, d’un certain âge, me pose quelques questions, me donne des formulaires à remplir, et me demande d’aller vers un autre guichet.
À l’autre guichet, deux jeunes hommes me reçoivent avec un grand sourire, j’esquisse le mien pour leur répondre, leur tends mes formulaires, ils finissent de les remplir et me donnent un laisser passer bleu.
Je crois avoir compris que les Jordaniens apprécient les échanges charmants.


Ainsi, j’avais quitté Gaza le mardi 27 octobre, 2015, à 8 heures du matin, j’étais arrivée à l’aéroport d’Aman à 18 heures. Autrement dit, tout Gazaoui qui doit prendre l’avion doit compter dix heures de voyage pour faire la centaine de kilomètres qui le sépare du départ.
Durant ce parcours, ni les organisateurs suisses du voyage, ni les Français qui participaient à cette organisation, ni les Gazaouis, ne croyaient que j’allais réussir à passer la frontière jordanienne.
En arrivant à l’aéroport, j’envoyai des messages à tout le monde pour dire que quelques heures seulement me séparaient encore de mon rêve.


En réalité j’étais épuisée, je voulais dormir, mon vol était à deux heures du matin, j’avais encore huit heures d’attente. À mes côtés, il y avait une famille venue accompagner le fils, je leur demandai si tout près de l’aéroport il y avait un hôtel, et spontanément ils m’invitèrent à dormir chez eux. Ce fut un exemple de la chaleur humaine que je pus ressentir ensuite durant tout mon voyage, chacun proposant son aide, qu’il soit Arabe ou Européen, Musulman ou Chrétien, Suisse, Français, ce qui me touchait et me donnait de l’espoir. La famille était syrienne, réfugiée en Jordanie. Je mangeai chez eux, une pizza, avant de rejoindre l’aéroport tôt, tant j’avais peur de rater mon avion, même si j’avais encore quatre heures d’attente devant moi.
J’allai prendre l’avion pour la première fois de ma vie.
Une fois à bord, je me vis dans un parc d’attraction, beaucoup m’avaient dit que le décollage et l’atterrissage étaient les moments les plus durs, et je peux assurer que pour moi ce furent les moments les plus beaux de ma vie à ce jour. A travers le hublot, je regardai ce qu’Alice avait vu au pays des merveilles, et j’ai vu de la barbe à papa partout et j’ai eu envie d’en manger. Je sentais des choses bizarres dans mon estomac et je voyais la lune en train de draguer le soleil.
À cinq heures et demie du matin, nous arrivions à l’aéroport Charles de Gaulle. Il nous restait une heure pour rejoindre Genève. Les minutes passèrent lentement. Péniblement.


À Genève


Nous téléphonons à monsieur Hervé Loichemol, pour qu’il vienne nous chercher. Jusqu’à présent, personne ne sait que nous sommes arrivées, même pas nous.
Je reconnais Hervé Loichemol à deux choses : ses cheveux longs et sa voix grave. Et sa voix à nos oreilles est un trésor du Moyen âge ! Enfin, il vient. Il nous accompagne vers l’hôtel Central qui se trouve dans la rue de la Rôtisserie. L’établissement est dirigé par des femmes. La directrice nous donne notre clé et nos cartes de transports. Au bout d’un petit couloir, notre chambre double est arrangée minutieusement, à droite, les deux lits, à gauche, la salle de bain. Il y a aussi une table, une télévision, deux commodes avec une lampe.
J’ai passé du temps sur le balcon à regarder les gens marcher dans la rue les matins.
Plus tard, nous rappelons monsieur Loichemol pour lui dire que nous allons rester à l’hôtel afin de dormir, nous avons besoin de récupérer, car nous n’avons pas fermé l’œil depuis deux jours. Je me dis que je vais dormir toute la journée. À 17 heures, j’ouvre les yeux, et j’ai soif. De nouveau j’appelle monsieur Loichemol :
— Monsieur Hervé, nous avons soif, et il n’y a pas d’eau.
— Comment ça, il n’ y a pas d’eau ? Vous avez un lavabo, tout le monde boit de l’eau du robinet, moi je bois l’eau du robinet.
— C’est que personne à Gaza ne boit l’eau du robinet. Elle est salée, on a l’impression de boire l’eau de la mer Morte.
Je vois Ghada qui me fixe avec de grands yeux. Elle a du mal à croire ce qu’elle entend, et à peine le téléphone raccroché :
— Non, Huda, tu ne vas pas faire ça !
— Bien sûr que si ! Nous n’avons pas le choix.
— Arrête, tu es folle ! (se précipitant sur mes mains) Ne touche pas au robinet !
— On verra bien !
Et je bois l’eau du robinet, de Genève… Elle est meilleure que notre eau minérale.
Après une longue discussion l’impossible était devenu possible et petit à petit l’impossible devint une habitude. « Si vous avez soif, à Genève, buvez de l’eau du robinet ».


Il est temps de découvrir un peu la ville. C’est Christine, qui nous accompagne, pour assister à un spectacle de danse contemporaine mis en scène par un homme très sympathique, qui s’appelle « Fofoia », un prénom bizarre mais qui paraît convenir à sa personnalité flamboyante.
Christine, est une femme d’une cinquantaine d’années, qui travaille à la Comédie de Genève. Elle a les cheveux gris, brillants. Toujours souriante, sage, calme et tendre, et lorsqu’elle me prend dans ses bras, je me sens apaisée.
Le spectacle de danse compte beaucoup de danseuses et un seul danseur. Ils sont habillés avec des vêtements à moitié déchirés. Il y a une partie chantée avec une voix de basse qui me passionne.


Après le spectacle, Hervé Loichemol nous rejoint pour aller dîner ensemble. Je ne sais pas quoi commander sinon ce que je connais, soit un steak, je ne prends pas de risque. Ghada commande un risoto, c’est un plat de riz et de fromage, délicieux. Monsieur Loichemol commande une soupe, je comprendrai ensuite que c’est son habitude, son grand secret.
Je n’ai pas réussi à me faire à la cuisine suisse, j’aime tout ce qui est épicé et ce n’est pas l’endroit.
Ainsi s’est achevée notre première journée au paradis. Nous étions à l’hôtel vers 22 heures. Avant de nous endormir nous devions encore informer l’heure exacte à laquelle nous voulions notre petit déjeuner le lendemain matin, une règle qui me plaisait beaucoup. Il fallait choisir à partir de 7 heures, ou 8 heures, ou bien 9 heures, et après il n’y avait plus de petit déjeuner. À Gaza il est encore possible de le prendre jusqu’à 11 heures !
Filmer... Pendant mes dix jours, je n’ai laissé aucun coin sans le filmer, les gens pensaient que j’étais addictive au téléphone portable, mais non, ce n’était pas ça, je voulais filmer chaque minute, chaque seconde de mon séjour. En tant que Gazaouie je n’avais pas pu sortir de Gaza, j’avais raté plusieurs voyages. Je savais que ma présence à Genève relevait du miracle. Je tenais à profiter de ce miracle jusqu’au bout, avant de revenir et ne sachant dire pour combien de temps dans ma prison, à ciel ouvert.
Si vous aviez été à ma place, à Genève, vous n’auriez pas pris de photos ?


Nous sommes sorties toutes les deux, nous avons fait du tourisme, avec Christine. Nous avons visité de nombreux lieux, des églises protestantes et orthodoxes, et nous avons appris la différence architecturale entre ces lieux de culte. Les protestants ne s’intéressent pas beaucoup aux couleurs ni aux dessins, les lieux sont austères. Tandis que chez les orthodoxes, tout est couleur et brillance. Moi qui suis fascinée par ce qui brille, j’ai été attirée par l’église orthodoxe.
Puis nous sommes allées voir le grand lac et ce fut une autre histoire. On m’avait dit que le jet d’eau fonctionnait lorsqu’il faisait beau, or nous restâmes cinq jours à Genève, il faisait beau, et jamais le jet d’eau ne fut ouvert.
Ensuite, nous avons visité le musée de la Croix Rouge, où se tenait une exposition sur le Mahatma Gandhi. J’avais toujours admiré ce grand homme, mais je ne pensais pas qu’un jour je verrais de près ses portraits photographiques authentiques. Dans le musée, j’ai également remarqué des pages du Coran.


À proximité du théâtre nous avons retrouvé Hervé Loichemol, son épouse, et une partie de l’équipe. Là, j’ai eu la chance de rencontrer Florence, avec ses longs cheveux frisés, son humour, j’ai souvent pensé qu’elle avait le même âge que nous. Elle s’est occupée de nous accompagner pour nos courses et elle a attrapé mal aux pieds, tellement elle avait piétiné sur place, lors de nos recherches hésitantes de vêtements, de maquillage, de bibelots et de chocolats...
Jusqu’à présent, nous n’étions pas encore allées à la la Comédie de Genève. Avant d’entrer dans le théâtre, la première fois où je mettais les pieds dans un théâtre, j’ai respiré à fond, pour affronter les gens qui attendaient ces deux Gazaouis miraculées. Durant nos trois derniers jours à Genève, nous ne sortîmes pas du théâtre. Il y avait avec nous Hervé Loichemol, Mohamed Kacimi et monsieur Eves, un écrivain d’origine japonaise que je rencontrai pour la première fois et dont je ne connais que le prénom.
J’avais eu du mal à croire que j’allais voir Mohamed Kacimi à Genève. Quand Florence m’avait informée qu’il allait nous rejoindre, j’étais si contente qu’elle m’avait dit en souriant : « Mais pourquoi chaque fois que je prononce son nom, tu me lances ce regard » ?
J’éprouve un grand respect pour Mohamed Kacimi et je me sens à l’aise avec lui. Lorsqu’il est avec moi, je sens que je suis avec mon père.
Au théâtre, j’ai passé quelques un des plus merveilleux jours de ma vie. Là, j’ai fait la connaissance des étudiants de l’université de Genève. C’était la première fois que je rencontrai des jeunes de mon âge. J’ai pris confiance en moi et en mon français. J’ai passé des heures à discuter de Gaza. Je savais très bien que ce petit coin de la planète n’était connu de presque personne. Seulement deux ou trois étudiants avaient une vague idée de la situation dans laquelle nous vivions, et ils étaient surpris de nous rencontrer, de comprendre qu’en vérité Gaza n’était pas synonyme que de destruction, de misère, de désespoir, mais que c’était avant tout de l’espoir, de la joie, du savoir, de la tolérance et aussi de la beauté. Et de la vitalité joyeuse nous en étions certainement une preuve à leurs yeux. Nathalie m’a posé la question :
— Comment fais-tu pour garder tout le temps ce sourire ? Ma réponse fut simple :
— J’ai 23 ans et j’ai déjà vécu trois guerres. J’ai 23 ans et je n’ai jamais eu la chance de sortir de Gaza avant ce jour. Je n’ai même pas mis les pieds en Cisjordanie. J’ai vu des familles qui ont perdu leurs enfants, leurs maisons pendant la guerre, cependant la vie ne s’est pas arrêtée pour autant. Elles ont reconstruit leurs maisons, marié leurs enfants, fêté ces mariages, dansé. La vie, quoi !


Les deux autres journées furent consacrées à la mise en scène de nos textes sur nos vies pendant la dernière guerre, l’été 2014. J’avais peur d’être sur scène. Mais peur... ! Je ne cessais de répéter la même phrase à Hervé Loichemol : « Je ne veux pas être sur la scène ». Pour dire la vérité, je n’avais jamais été sur un plateau auparavant. Sauf au moment où j’avais joué Camille, dans un extrait de la pièce d’Alfred de Musset On ne badine pas avec l’amour, à l’Institut français de Gaza. Alors, le public était composé d’étudiants de ma faculté et je les connaissais, ce n’était pas le cas à Genève. J’avais peur de faire des fautes devant les gens. Mais Hervé Loichemol ne voulut rien entendre de mes craintes, pour lui le théâtre était sacré, et je me suis retrouvée sur le plateau.
Au début, j’avais la chair de poule, je tremblai de tout mon corps, puis, petit à petit, je me suis sentie à l’aise et soudain, je fus dans la peau d’une star gazaoui.
Quel public, et quelle solidarité ! J’étais très émue par la réaction des Genevois, leurs émotions et leurs questions. J’ai senti la magie de la langue française quand je me suis mise à parler du quotidien de ma vie normale à Gaza, du côté solaire de Gaza. Je sentais que je donnais une autre image de notre vie.
Dans la salle, il y avait monsieur Eves, l’écrivain japonais. Il avait un air sévère et souriait à peine. Je pensai que même un clown ne l’aurait pas fait sourire. Il voulut savoir si nous écrivions directement en français ou si nous nous traduisions depuis l’arabe. Je lui ai dit que j’écrivais directement en français. Je n’avais jamais aimé ce qui s’écrivait en arabe, c’était ma langue maternelle mais je n’avais jamais écrit dans cette langue. Depuis ma première année à l’université, je m’étais entièrement retrouvée dans l’écriture en français. Quand je devais écrire quelque chose en arabe, je l’écrivais d’abord en français puis je le traduisais en arabe... Ma réponse lui arracha un sourire.


À nous Paris


Aujourd’hui c’est lundi, il faut prendre le TGV vers Paris. Nos cinq journées à Genève sont terminées. C’était une page en couleur, elle n’est pas prête de s’effacer de ma vie.
De Genève à Paris, il faut trois heures. Avant de partir nous allons dire au revoir à tout le monde, à la comédie de Genève. Puis nous sommes en retard. Nous sautons dans un taxi. Quand nous arrivons, il ne nous reste que deux minutes, le train va partir sans nous... Durant mes études, j’ai beaucoup appris sur le TGV, nos professeurs nous racontaient leurs expériences ; et maintenant c’est mon tour. Essoufflées, nous sautons dans le train sur le point de partir.
Dans le train, monsieur Kacimi nous attend. Il n’a pas l’air content — nous avons failli rater le départ.
En fait, le TGV est un avion terrestre. Durant les trois heures, nous parlons, nous écoutons de la musique et nous regardons des paysages qui ressemblent à l’écran d’accueil de Windows 7.


Paris enfin. Mon rêve lointain depuis toujours.
L’album rêvé s’ouvre un lundi, avec la découverte de notre hôtel, le Cardinal, situé dans le cinquième arrondissement. Je remarque qu’il est situé à proximité d’une pharmacie verte, ce sera un repère pour ne pas me perdre.
Je n’allai pas tarder à me rendre compte que toutes les pharmacies sont vertes à Paris.
Monsieur Kacimi nous fait découvrir l’hôtel.
Au début de notre voyage nous avons eu peur de dormir chacune dans notre lit. Personne ne dort seul à Gaza. Nous nous sommes vite habituées à cette nouvelle situation.
Dès la première soirée nous sommes invitées au théâtre d’Ivry par monsieur Adel Hakim, pour assister à la pièce de Marivaux qu’il a mise en scène, celle que j’ai lue à Gaza en attendant la confirmation de mon départ. C’est La Double inconstance, la première pièce de théâtre que je verrai intégralement jouée dans un vrai théâtre.
Nous y allons avec monsieur Kacimi et sa compagne. Et là encore, pour la première fois, je prends le métro.


En lisant le texte, j’avais imaginé une mise en scène avec des personnages en costumes d’époque, une ambiance feutrée, des décors mélancoliques, tout en noir et blanc. J’avais vu une Sylvia envoûtante.
Ici, la pièce commence par des photos exposées devant nous, qui montrent la relation entre les hommes et les femmes. Donc je me dis que Marivaux ne connaissait pas la photo. Puis un homme et une belle jeune fille entrent en scène, vêtus en costumes de nos contemporains. Je ne comprends pas bien mais le choc, c’est la découverte de Sylvia : elle n’est pas belle comme je l’avais imaginée. Et quand les comédiens commencent à chanter du rap, je suis perdue. Je pense que tout le texte de la pièce a été changé, je ne le reconnais pas. Pourtant, Adel Hakim me confie plus tard qu’il n’a pas changé une seule ligne. Alors je comprends que si une pièce est bien écrite, le texte tient même si on change le ton, pour l’adapter à d’autres mondes que celui du temps où elle a été pensée, et particulièrement de l’adapter aux réalités du monde contemporain.
La pièce finit vers 23 heures, nous sommes tellement épuisées que nous filons à l’hôtel, sans mot dire.


Le lendemain, nous avons quartier libre.
Je vois la Seine en vrai. La dernière fois c’était en photo, durant le module de géographie. Je vois aussi Notre Dame de Paris, je ne la connaissais que dans le roman de Victor Hugo.
Je prends le bateau mouche, je vois principalement des Chinois, une invasion ! Et je chante :
« Aux Champs-Elysées, aux Champs-Elysées Au soleil, sous la pluie, à midi ou à minuit Il y a tout ce que vous voulez aux Champs-Elysées »


Un déjeuner particulier


Le mardi, je suis invitée par Adel Hakim pour prendre le déjeuner au café Léa avec monsieur Hervé et Mohamed.
Monsieur Adel Hakim est un homme de grande taille, il est d’origine égyptienne. Il inspire de la sagesse. Lorsqu’on le voit, on se dit qu’il est un penseur comme Rousseau. Bien sûr je ne parle pas de ressemblance physique, mais spirituelle. Il ne parle pas trop malgré le fait qu’il maîtrise cinq langues, le français, l’espagnol, l’anglais, l’italien et l’arabe bien sûr . Il a un sourire très calme.
Je ne me souviens plus de ce qu’ont commandé les convives, je me souviens seulement que Monsieur Hervé a demandé une soupe.


L’après midi, nous sommes parties avec Adel Hakim et Mohamed Kacimi vers ce qui est appelé le « Village du théâtre ». Là, même les enfants jouent au théâtre. Nous avons rencontré des étudiants du Conservatoire national d’art dramatique. Durant deux heures, nous avons parlé du théâtre, très présent en France et absent de Gaza, sur son rôle d’art de résistance, et nos différences culturelles.
C’étaient mes dernières heures dans la Ville Lumière. J’ai décidé de faire ma valise. Tard, monsieur Kacimi m’a appelée pour savoir si tout allait bien. Quand il a su que je n’étais pas sortie faire des courses, il m’a proposé de passer me prendre le lendemain pour visiter le centre commercial de la Place d’Italie.


Dernière journée


À 7 heures du matin, je me suis réveillée et me suis préparée pour aller faire les courses. A neuf heures pile j’étais devant le café Léa, attendant monsieur Kacimi. Nous avons pris le petit déjeuner ensemble, puis nous sommes allés vers le centre commercial qui regroupe plusieurs magasins : Zara, Printemps, H & M.
Je souhaite évoquer Mohamed Kacimi. Il est extraordinaire, toujours souriant, avec une légère fossette. Il a des cheveux blancs, et s’il me parle en français je sais qu’il parle aussi l’arabe, ce qui nous permet de mieux échanger.
Me voici devant plusieurs magasins qui vendent presque tout, mais je n’ai jamais fait les courses avec un homme ! Notre aventure commence, il y a tant de beaux vêtements, d’accessoires, de montres, de sacs, que je supporte pas d’en voir tant. Comment savoir choisir ? Les courses sont une torture pour les femmes... Enfin, j’ai le coup de foudre pour une robe et quelle robe ! Elle ressemble à celle de Barbie. Je l’essaye, elle est parfaite.
Monsieur Kacimi a dû penser qu’il avait accompagné une folle.
Je trouve que le magasin du Printemps est triste par rapport à nos boutiques à Gaza. À Paris, tous les vêtements sont noirs ou gris, alors que sur l’avenue al Rima, nos Champs Élysées gazéens, tout est rose bonbon, rouge fuchsia et vert amande.
Ces trois heures de courses imprévues sont des moments que je devrai raconter plus tard à mes petits enfants.


La dernière heure à Paris, nous la passons avec Bruno Chauvin, du Théâtre d’Ivry, qui doit nous accompagner à Roissy. Il nous parle de la musique, du chant, de notre voyage, de la vie à Gaza, nous parlons des difficultés de voyage, de nos impressions…
Une fois dans l’avion, je suis saisie d’une sensation d’étouffement. Bien sûr, je suis heureuse de revoir ma famille, mais l’idée de ne pas savoir si un jour je pourrais de nouveau sortir de Gaza me tue sur place.


Entre deux


Quand nous sommes arrivées à l’aéroport Alia en Jordanie, il était presque 22 heures. Le pont Allenby et le check point d’Eretz ferment à 17 heures, donc nous avons passé la nuit chez une famille, à Aman.
Et si ton autorisation israélienne expirait...
Une amie qui avait déjà voyagé m’avait dit, une fois : « Huda, quand tu sortiras de Gaza, tu verras des merveilles, tu verras un autre monde, tu oublieras les mauvais moments par lesquels tu es passée à Gaza. Mais quand tu reviendras, au poste frontière égyptien de Rafah ou israélien d’Eretz, tu oublieras toutes ces merveilles. »
J’ai passé quatre heures sur le Pont d’Allenby avant de pouvoir entrer en Cisjordanie. Là, je me suis séparée de Ghada. Je voulais profiter de cette autorisation inespérée pour découvrir la Cisjordanie.
À mes risques et périls, car mon autorisation israélienne allait expirer et l’heure n’y était pas notée...


Retour à Gaza


Je suis heureuse de revenir à Gaza, chez moi, ma famille m’a beaucoup manqué, notre routine à Gaza m’a manqué, mon quartier, les bruits des enfants, mon balcon, les plats, les ménages, mes amies, les sourires et les cris de mes neveux, ma chambre, mon lit…m’ont manqué !
Dès que j’entre une surprise m’attend. Ma famille a préparé : des ballons roses ! Des guirlandes, il y en a partout ! Et les desserts que j’aime, et les plats que j’adore !
Bien que j’aie le cœur serré, parce que je ne sais combien de siècles il faudra que j’attende pour refaire ce rêve, les bras de ma mère me font oublier ma tristesse.
Grâce à ce voyage, j’ai eu la chance de faire beaucoup de choses pour la première fois de ma vie :
J’ai vu un vrai théâtre pour la première fois. J’ai emprunté le TGV. J’ai pris trois avions, j’ai goûté aux plats français, suisses, italiens, mexicains, turcs et libanais. Pour la première fois, j’ai eu l’occasion de parler en français à longueur de journée. Pour la première fois, je me suis promenée en Cisjordanie. Pour la première fois, j’ai vu un aéroport. Pour la première fois, je suis sortie seule, je me suis sentie responsable de moi-même, loin de ma famille.
Je suis maintenant à Gaza et les dix journées me manquent.
Je suis à Gaza et mes rêves m’ont ouvert les yeux.


Mes autres rêves attendent l’autorisation de l’armée israélienne pour voir le jour.


Huda Abdelrahman al-Sadi


Remerciements Mohamed Kacimi

Suite à notre publication sous Creative Commons cet article a été copié à juste titre dans le site de France Palestine Solidarité des Bouches du Rhône, Palestine 13 — suivre le lien. Remerciements.


P.-S.



INDEX DU RÉCIT
(pour revenir à cet index durant la lecture du récit on peut cliquer sur les flèches au bout des intitulés des chapitres) :

- Avant tout
- Eretz et au-delà
- À Genève
- À nous Paris
- Un déjeuner particulier
- Dernière journée
- Entre deux
- Retour à Gaza

AttributionPas d'utilisation comercialePas d'œuvres dérivées

Notes

[1On peut lire dans La RdR « La guerre côté balcon », un récit auto-biographique en série, sur les faux départs et la guerre vécus par l’auteure.

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