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Faire passer 

mardi 12 juin 2012, par Carole Zalberg (Date de rédaction antérieure : 10 mai 2010).

Je n’ai encore rien dit aux petits.

Je suis revenu avec un lecteur MP3 pour Jules et la dernière saison des Experts pour Lola.

Sans leur mère mais avec ces choses dont ils rêvent.

— Elle est où Mam…oh merci Papa !

Ils ont filé, toute curiosité chassée par la hâte d’essayer leur butin – mon offrande pour un sursis.

Je n’aurai pas un long répit : ils se lassent aussi vite qu’ils s’emballent. Quelques heures, au mieux, et il me faudra bien répondre à leurs questions.
Mais comment annoncer à des enfants de huit et douze ans que leur maman ne reviendra plus ? Où trouver les mots quand je ferme sans cesse les yeux en espérant les rouvrir sur un monde où elle serait encore ? Comment ne pas trahir en les mettant au courant le vain regret qui me lamine ?

On n’a vraiment pas eu le choix. Même en imaginant quitter Paris, on n’aurait pas pu faire face. Plus maintenant. Juste après la naissance de Jules, peut-être. On jonglait déjà à l’époque. On ne pouvait rien s’autoriser sans calculer. Mais ni notre énergie ni notre capacité à parer ne semblaient devoir s’épuiser. Chacun alimentait l’autre en ferveur et en ruses. Ça suffisait encore pour ne pas manquer. Marie commençait à peine à songer à l’écriture. Elle avait un salaire. Moi je croyais au bel avenir. Je ne comptais pas les heures, pensais en être forcément récompensé un jour, mettre peu à peu ma famille à l’abri. Je me voyais en oiseau têtu, construisant brindille après brindille le fameux nid. On n’aurait pas hésité longtemps alors. Surtout que Marie, quand je l’avais rencontrée, se rêvait mère d’une flopée d’enfants. Elle imaginait des tablées où les conversations s’entrecroisent et où, dans l’agitation due au nombre, quelque chose est toujours renversée.

Mais quand Marie a fait ce test – sans trop y croire ; ce n’est pas comme si on ne prenait pas nos précautions – et que dans la petite fenêtre le verdict est apparu, j’étais au chômage depuis plus d’un an et ça risquait fort de durer : qui voudrait d’un quinquagénaire aux compétences coûteuses et au « temps de productivité » en déclin ? Non, je n’allais pas quitter la touche de si tôt. Au fond, le répit m’arrangeait : je n’étais plus à mes affaires, les derniers temps, m’écoutais dire et me regardais agir avec un scepticisme que j’avais de plus en plus de mal à dissimuler. Ça m’a forcément rendu moins convaincant. Le licenciement, que j’ai laissé prétendre abusif, m’est secrètement apparu comme une conclusion logique et presque heureuse à la disparition progressive de ma foi. Je me serais accommodé sans peine d’une redistribution des rôles qui me permettait d’être plus intendant que combattant mais j’avais été élevé pour aller au front. On ne se défait pas si aisément de nos programmations. Marie, pour obéir à la sienne ou à ce qu’elle préférait appeler sa vocation, avait quitté son emploi depuis deux ans. Ses livres ne se vendaient toujours pas, malgré un début de reconnaissance critique. On devait faire attention, se priver.

Ce qui a pesé, aussi, c’est cette alerte il y a quelques années. Un truc énorme découvert dans le ventre de Marie. Rien de grave au bout du compte mais ça nous avait laissés abasourdis longtemps après que le danger avait été écarté. Impossible de retrouver un semblant d’insouciance. En arrière plan de nos existences assez plaisantes, il y avait toujours la possibilité du gouffre, désormais.

Et puis Marie n’avait plus vingt ans. La simple idée d’une nouvelle grossesse, des premiers mois avec un bébé alors que les « grands » nous accaparaient tant encore, l’épuisait.

Il a fallu s’organiser au plus vite.

Pas question d’utiliser Internet, serait-ce pour se renseigner. On ne sait jamais qui nous lit, qui observe nos visites et nos recherches d’un site à l’autre. Les mails aussi peuvent être surveillés.

On a commencé à en parler. Discrètement. A des amis fiables. Au bout de deux semaines, on n’avait pas avancé. Tous les couples approchés, comme les célibataires, prétendaient n’avoir jamais eu recours à ces pratiques. Depuis qu’elles sont redevenues illégales sous ce gouvernement que toute forme de liberté hérisse, on dirait qu’il n’en a jamais été question pour qui que ce soit. Par conviction, s’empressaient d’ajouter ceux qui se préoccupaient encore de faire croire que s’il y avait lieu, ils sauraient résister. Par peur des sanctions, complétions-nous intérieurement. Le temps fuyait. On ne voyait rien encore mais Marius, notre chat, semblait avoir compris. Il flairait le ventre de Marie, renfrogné de la truffe, l’air offusqué, le boudait, ce ventre, lui qui aimait tant s’étaler dessus dès qu’elle était allongée ou le malaxer voluptueusement des griffes en ronronnant. Si lui savait, les humains ne tarderaient pas à remarquer à leur tour des changements dans la silhouette de Marie, son brusque dégoût pour le café. Plus il y aurait de gens au courant, plus le risque de se faire prendre serait grand, mais on n’avait pas le début d’une piste.

Restait l’étranger, les rares pays d’Europe où le nouvel ordre moral n’a pas encore effacé des décennies de luttes et de victoires arrachées peu à peu ; se rendre dans ces zones libres signifiait un long voyage, des sommes que nous n’avons pas.

L’absence de solution nous rongeait, imprégnait notre humeur. Les enfants, qui devaient recevoir en plein ventre nos vibrations affolées, filaient doux, se faisaient oublier. Nous en avions le cœur serré.

C’est finalement Sonia, une amie écrivain de Marie à qui elle s’est confiée un soir de découragement, qui nous a aidés. J’espère ne jamais la revoir. Je ne peux m’empêcher de l’accabler.

Sonia s’était elle-même retrouvée enceinte alors que son compagnon venait de la quitter. Seule, fâchée avec sa famille, accumulant à ce moment-là les petits boulots mal payés et éreintants, elle ne pouvait envisager d’avoir l’enfant. Deux ans plus tard, elle connaissait un succès immense qui ne la comblait pas.

Mais elle était assez fine pour ne pas verser dans le « si j’avais su » ni chercher à nous dissuader. Notre cas n’était pas le sien, de toute façon.
Un rendez-vous a été pris sans qu’aucun nom ne soit prononcé. Sonia devrait nous accompagner, ferait office de passeuse. Il faudrait s’absenter une journée seulement. Nous dirions à ma mère que Marie était sur le point de signer un gros contrat avec un éditeur en province et qu’elle me voulait à ses côtés pour les négociations, qui ne sont pas son fort. Elle aimerait l’idée que son fils mis sur la touche soit tout d’un coup indispensable à quoi que ce soit. Elle accepterait sans sourciller nos explications et nous pourrions partir l’esprit à peu près tranquille. Soucieux du secret puisque nous irions nous mettre hors la loi, nous étions aussi de nature confiante et optimiste. Nous ne ferions rien pour attirer l’attention mais n’avions pas pour autant le sentiment de braver le sort. L’idée d’un imprévu ne nous a pas effleurés. Encore moins celle d’un désastre. Ou alors, si Marie y a songé, elle ne m’en a rien dit. Je déteste imaginer qu’elle a pu avoir peur et choisir de se taire.

Nous nous sommes levés à l’aube. Les enfants dormaient encore. Je me suis souvenu plus tard que Marie, affairée, nerveuse, n’est pas allée les embrasser.
Sonia nous avait donné une adresse à Lyon. Pourquoi Lyon ? Je l’ignore. Peut-être simplement parce qu’elle y connaissait du monde. Ou personne, au contraire. En prenant le premier TGV, nous sommes arrivés avant le jour. Ça a l’air idiot, mais on se sent beaucoup plus transparent dans la pénombre. Cette histoire de chats gris n’est pas un mythe. Sonia nous attendait sous le porche. En voyant s’agiter le bout incandescent de sa cigarette, je me suis dit qu’elle affichait décidément toutes les rébellions d’aujourd’hui. C‘était à la fois sympathique et inquiétant. Ou peut-être suis-je tenté, sachant ce qui nous attendait, de transformer en perception d’un présage une réflexion furtive.
Quand elle nous a aperçus, Sonia a jeté son mégot d’un geste sec, assez viril, et s’est avancée à notre rencontre. Elle nous a donné à chacun une accolade qui m’a semblée vaguement théâtrale. J’avais l’impression de répéter une scène mal écrite. De ne pas tout à fait habiter mon personnage. En dehors de Sonia, dont je ne suis pas proche, personne autour de moi n’est passé par là. Le danger, tant physique, pour Marie, que vis-à-vis de la loi, ne me semblait avoir aucune réalité. Pas davantage qu’un fait divers lu au détour d’un journal. Une vague crainte avec laquelle on joue pour se rassurer sur sa propre sécurité. On y était, là, pourtant. C’était de nous qu’il s’agissait. Mais je ne pouvais me défaire de ce sentiment de décalage.

A l’instant où l’on nous a fait entrer, il m’a quitté. Dans la pièce sombre qui servait de salle d’attente, d’autres couples patientaient, des femmes seules aussi. Et des hommes guettant le retour de celle qu’ils étaient venus accompagner. L’odeur de sueur acre et d’hôpital était une présence aussitôt accablante. Personne, d’ailleurs, ne se tenait droit. Et les mots, rares, s’échangeaient à voix basse.

Sonia, Marie et moi nous sommes assis, serrés ensemble sur un banc. Nous ne voulions pas être séparés. Toute discussion, pourtant, semblait incongrue. Il s’agissait seulement de se toucher, de sentir circuler entre nous trois, quoi ? De la confiance ? De l’énergie ? Quelque chose qui rassurait en tout cas.

Des heures interminables se sont écoulées. Je ne saurais dire combien. Les regards, dans ces quelques mètres carrés saturés d’angoisse, n’osaient pas se croiser, rebondissaient d’un mur à l’autre, se posaient sur les pieds, les mains, le néon blême au plafond. On ne voulait pas se voir, entre clandestins.
Trois femmes sont revenues l’une après l’autre de là où on emmènerait Marie. Je me souviens très précisément de chacune d’elles. La première était très jeune et paraissait avoir pleuré. Elle est repartie seule et j’ai eu honte de notre délégation. Difficile de donner un âge à la suivante, qui a traversé la pièce d’un pas raide, comme verrouillé sur une douleur aigue. Son compagnon a bondi, rassemblé leurs affaires à la hâte, l’a suivie en lui coulant des regards admiratifs et penauds car, tout bien bâti qu’il était, il demeurait impuissant à la soulager. La troisième est restée assise un long moment, la main sur le ventre, pas encore déshabituée de cette attention que portent les femmes à l’endroit où grandit leur bébé. La main de l’homme près d’elle s’est posée sur la sienne puis glissée dessous, séparant avec une infinie douceur la mère et l’enfant qui n’y était plus. C’est à ce moment là qu’on est venu chercher Marie.

L’attente a repris. Les regards m’ont encore plus soigneusement évité, m’enjoignant, en quelque sorte, de ne pas exister ici, de ne pas me rappeler aux autres avec mon inquiétude et notre délit. J’ai obéi en me laissant glisser dans la torpeur.

Le cri étouffé de Sonia à l’apparition d’une aide-soignante m’en a tiré. Sa blouse était tout éclaboussée d’un sang frais. J’ai compris. J’aurais voulu lui dire de ne pas s’approcher de moi, de se taire. Ce qu’elle avait à m’apprendre, si je l’entendais, deviendrait réel. Tout en moi s’y refusait. Chaque seconde était bonne à gagner.

J’ai appelé ma mère et je lui ai tout raconté. J’étais obligé de la mettre au courant : elle devait garder les enfants plus longtemps. Je resterais à Lyon le temps d’organiser le retour du corps – et d’acheter ces fichus cadeaux pour différer l’annonce. J’aurais pu me contenter de prétendre que les discussions éditoriales traînaient, mais j’avais sans doute besoin de m’épancher. J’ai eu l’impression de mentir, d’inventer une histoire abracadabrante pour une raison qui m’échappait. A l’autre bout du fil, ça a gémi.

— Oh mon pauvre chéri, mon Dieu. Oh quelle tragédie. Mais tais-toi, maintenant. Pas au téléphone.

Qu’est-ce que ça pouvait faire, à présent, qu’on me soupçonne ou pire, qu’on m’arrête ? J’ai tout de même raccroché. Ma mère risquait d’effrayer les enfants avec ses lamentations. Mes enfants que j’entends rire, s’amuser avec leurs pauvres jouets tandis que je repousse l’heure odieuse de révéler.
Sonia, effondrée, a proposé son aide à la sortie du lieu secret et désormais honni, mais j’étais incapable de la regarder. Encore moins de supporter l’idée qu’elle se tienne à mes côtés tandis que j’officialiserais la mort de Marie. Sa simple présence risquait de faire rompre les digues contenant je ne sais comment ma colère grandissante, mon désarroi. C’était injuste mais je l’aurais à coup sûr prise pour cible. Nous nous sommes quittés sans un mot là où nous nous étions retrouvés quelques heures plus tôt.

J’ai fait ce que j’avais à faire dans une hébétude presque agréable. Je n’étais pas tout à fait là. Ce n’était pas moi qui expliquais à l’homme obséquieux des pompes funèbres que ma femme était morte sur la table d’opération. Péritonite, hémorragie, tout est allé très vite. Je me suis entendu dire ce qu’il est convenu de dire dans ces cas-là. Et le mensonge accentuait encore mon sentiment de laisser durer trop longtemps une mauvaise farce.

— Mes condoléances, cher monsieur. Et pour le cercueil, vous avez des préférences ?

J’ignore comment j’ai réussi à venir à bout des formalités et des choix mais j’y ai réussi. Je ne voulais pas le savoir alors mais quand j’aurais quitté le bureau de l’homme trop poli, je serais profondément veuf de Marie.

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