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Dernier baiser 

vendredi 12 février 2016, par Xavier Zimbardo

Il y a des gens comme ça, qu’on connaît ou qu’on croise…

Des visages tellement noyés d’un long chagrin qu’ils sont devenus le masque même de l’amertume. Des traits anéantis, où tout est effondré, exténué, dévasté, une bouche si affaissée qu’elle ne trouve plus que le menton pour la stopper dans sa chute et sa défaite, et des regards qui ficheraient le bourdon à une armée entière de cafards. Des yeux qui ne pleurent même plus tant le malheur a plu sur eux à force de ployer sous le poids des orages et des années de mauvais temps. Des yeux à succomber, à tomber, à déprimer. Des yeux avec lesquels on ne sait plus trop bien par où ni comment ni quand il faudrait commencer. Des yeux injectés, altérés, infectés par une peine si enfouie, si profonde, si dénuée de sens qu’on sait d’entrée de jeu que, plus que de mouchoirs, on va manquer des mots qu’il faudrait pour ces maux… Les soupirs y ont étouffé les sourires, le corps vieux n’a plus d’ailes à déployer ni de ciel où s’élancer ni de vœux à force de plier sous les coups du sort.

Il y a des gens comme ça, qu’on connaît ou qu’on croise… Des gens comme ma maman, morte il y a deux ou trois ans… Eh oui, j’ai même enfoui dans ma mémoire jusqu’à la date de son départ. Des gens comme cette vieille personne rencontrée hier au Nepali Temple de Varanasi, où les veuves de l’ashram voisin, ses ultimes compagnes d’abandon, psalmodiaient des chants religieux tristement lancinants en faisant tinter de minuscules cymbales et tintinnabuler des clochettes. Elle, ne chantait pas. Elle se tenait un peu à l’écart, posée discrètement sur une rambarde de pierre, surplombant de très haut le très lent cours du Gange dans son châle frissonnant. La clarté du soleil illuminait sa silhouette emmitouflée dont toute lumière avait disparu.

Je lui ai demandé si je pouvais m’asseoir à côté d’elle. Je lui ai caressé la main tout doucement, puis les joues, elle s’est laissée chavirer au creux de mon cou, comme un navire efflanqué fait naufrage. Je l’ai tendrement maintenue enlacée par les épaules mais n’ai pas senti son souffle ténu, devenu presque inexistant. Nous avons partagé un thé avec toute l’assemblée. Elle a semblé le savourer, comme une de ces dernières saveurs qui ne ferait pas peur quand, bien au-delà du dégoût, on a perdu le goût de tout.

Et puis après, je me suis risqué à tenter quelques brefs numéros de clown gentil, à la manière de Charlot ou Benigni, ceux que j’appelle à mon secours quand le désespoir me menace. A force de grimaces fraternelles et respectueuses, j’ai fini par lui arracher un semblant de sourire, une sorte de rictus qui a creusé encore plus ses rides sous la contraction du visage définitivement flétri. Les autres veuves ont applaudi rieuses le fugitif miracle entraperçu.

Peut-être le thé l’avait-elle réchauffée ? Peut-être a-t-elle eu pitié de mes efforts ou, de me voir soudain agenouillé devant sa grandeur pour la photographier, ça lui a rappelé un galant d’il y a très longtemps… Sous de funestes cendres déjà funéraires, ça a soufflé sur quelques braises d’un obscur souvenir d‘amour vibrant encore, fragile… En tout cas, ça l’a fait un quart de poil rigoler, hier, la petite mémé…

Et moi, aujourd’hui, je suis resté toute la journée cloîtré dans ma chambrée juste pour y penser… Je ne saurai jamais ce qui m’a valu cette amorce de baiser du cœur, ce pâle signe de reconnaissance venu d’une autre rive si lointaine, une rive où il fait froid au cœur… Un froid glaçant, glacial, déchiré et déchirant. Le grand vent du néant sans âge, sans fond ni nom ni forme.

Il y a des jours comme ça… Des jours où il vaut mieux ne pas mettre le nez dehors et rester blotti sous la couette pour ne pas attraper la mort dans l’âme. Surtout ne pas sortir et se barricader. Réfléchir, méditer, pour ne plus y penser mais y penser toujours.

Nous sommes tous des gibiers de brasier. Braise n’est que l’anagramme suppliciée d’un baiser enflammé. « Laisse-moi une dernière fois t’embraser ! », lui dira bientôt, au Ghat Manikarnika, le bûcher.

P.-S.

©photographies de Xavier Zimbardo.

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