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Autour de Lewis Carroll et Alice Liddell 

dimanche 28 mars 2010, par André Bay

ALICE. Cette petite fille douée d’une jeunesse éternelle, est plus célèbre que son père, le révérend Charles Lutwidge, Carolus Ludovicus, alias Carroll Lewis. D’ordinaire, les auteurs s’arrangent pour être au moins aussi célèbres que les personnages qu’ils ont inventés. Au contraire, Lewis Carroll s’est rencogné dans l’ombre, jouissant des succès de son enfant chérie, osant à peine penser qu’il en était responsable. Admirons sa discrétion : jamais il ne voulut lire un article, jamais il ne voulut savoir ce que l’on pensait de son oeuvre. Si l’article était élogieux, la vanité le guettait, si on le critiquait, il serait furieux. Deux mauvais sentiments à éviter.

Pourtant la postérité n’a pas voulu laisser Charles Lutwidge en paix. Par admiration ou curiosité, et aussi parce que Lewis Carroll n’est pas seulement l’auteur d’Alice. Logicien, mathématicien, photographe, et, bien sûr, poète, Lewis Carroll est pour nous un personnage aussi merveilleux que ceux qu’il a inventés.

Nous voyons en Lewis Carroll une figure d’homme-enfant par excellence. Frère aîné d’une famille de onze enfants, pour la plupart des filles, il fut d’abord l’amuseur, le magicien, le prestidigitateur de son auditoire enfantin. Un hiver, il tailla dans la neige un labyrinthe si parfait qu’on ne pouvait s’y retrouver. Voilà bien un exemple d’imagination matérielle fait pour ravir Gaston Bachelard. Qu’avait-il perdu ? Que voulait-il enclore dans ce labyrinthe de neige ? En fait, il avait logé là le vert paradis dont il ne sut jamais se dégager. L’enfance, jusqu’à sa mort, sera toute sa raison de vivre, son seul bonheur, et plus encore l’enfance représentée par les petites filles.

A douze ans, il quittait le foyer familial pour faire connaissance avec l’impitoyable école des hommes. De Richmond, il passa au collège de Rugby. Bien plus tard, il écrivit de ces premières années de collège : " Pour rien au monde, je ne voudrais recommencer une telle expérience." En accentuant le regret d’être séparé de ses soeurs, ses camarades d’école lui donnèrent la crainte et le dégoût des garçons. "J’adore les enfants... à l’exception des petits garçons ", disait-il à sa façon. Mais des petites filles : " Elles sont les trois quarts de ma vie". La nostalgie de l’enfance devait conduire toute son oeuvre.
La vie de Lewis Carroll est un véritable système antagoniste. Il était né gaucher et bégayait : il dut se contraindre à écrire de la main droite et, professeur, à parler distinctement. Il inversait volontiers l’espace et le temps. Il faut un miroir pour lire le " jabberwockeux." Il commençait une lettre par sa signature : " D. L. C. Affectionné oncle votre ". De La Chasse au Snark il écrivit d’abord le dernier vers :

" Car le Snark, bel et bien, était un Boujoum, figurez-vous. "

Dans ce monde, il importe de s’éloigner du but pour l’atteindre. Il y a bien d’autres antagonismes en Lewis Carroll.

Considérons ce passage de La Canne du Destin qu’il écrivit à 19 ans, texte que j’ai traduit naguère (G. L. M. 1939) : " Lecteur, oses-tu pénétrer une fois encore dans la caverne du grand magicien ? Si tu manques de courage, arrête-toi là, ferme ces pages, n’en lis pas plus ! "Ce grand magicien ne nous fait pas peur : il aime trop les petites filles. Mais qui osera montrer le douloureux méli-mélo qui étreint l’esprit et le coeur de cet homme ? Par bonheur, si le labyrinthe est complexe, c’est dans la neige qu’il est creusé, une neige douce comme le duvet et la peau claire des enfants, une neige merveilleuse qui est celle-là même qui fait le charme de ce voyage labyrinthique que constituent Alice au pays des Merveilles, dont le titre original était : Les Aventures souterraines d’Alice, et sa suite, encore plus effarante : De l’autre côté du miroir. Voilà bien pourquoi on a pu dire qu’Alice était le seul livre de "nonsense" qui, bien qu’écrit pour les enfants, n’était pas enfantin. Il offre l’itinéraire d’une âme qui tente de rattraper, au vol de l’imagination, les données d’un bonheur aboli.

Le 4 juillet 1862 est une grande date dans l’histoire de la littérature anglaise. C’est à la suite des événements de cette journée mémorable que Lewis Carroll écrivit Alice au pays des merveilles. Il était alors professeur à Christ Church. Le doyen de ce collège d’Oxford, Mr. Liddell, avait trois petites filles : Lorina, Alice et Edith. Nous savons qu’elles étaient ravissantes, et Lewis Carroll ne manquait pas une occasion de se promener ou de bavarder un peu avec ses petites amies, dont Alice, sa préférée. Lui qui bégayait avec les grandes personnes n’éprouvait plus de difficulté de parole avec les enfants. Ce 4 Juillet donc, Lewis Carroll, en barque, remonta la Tamise avec les petites Liddell. C’était une après-midi ensoleillée, ils prirent le thé sur les bords de l’eau et Lewis Carroll, très inspiré, raconta les histoires qui donnèrent plus tard Alice au pays des merveilles. Quand ils rentrèrent, tard dans la soirée (nous savons par le Journal de Carroll, qu’il était huit heures un quart), Alice demanda "Oh ! Mr. Dodgson (parce que c’est ainsi qu’il s’appelait de son vrai nom), j’aimerais tant que vous écriviez pour moi les Aventures d’Alice ". Lewis Carroll invita les petites filles à venir chez lui pour leur montrer des photographies, et ce n’est qu’à neuf heures du soir qu’il les ramena chez elles. Mais il avait promis d’écrire Alice au pays des merveilles, et si l’on en croit son oncle, Mr. Collingwood, sa mémoire était si bonne qu’il écrivit presque mot pour mot ce qu’il avait raconté. C’est aussi l’opinion qu’exprima Alice Liddell elle-même, bien des années plus tard. Trois ans après ce 4 juillet, jour pour jour, Lewis Carroll offrait à Alice le premier exemplaire des Aventures d’Alice au pays des merveilles.

C’est un livre qui a fait beaucoup écrire. Le succès d’une oeuvre est toujours un mystère et les esprits critiques sont attirés par les mystères. En fait, la réalité n’est pas absente de ces merveilleuses aventures. Par exemple, le modèle du Chapelier était un personnage connu à Christ Church College, c’était un certain Theophilus Carter, et Tenniel, pour son illustration, le fit, dit-on, ressemblant. Ce prétendu Chapelier qui éprouve des difficultés avec le Temps inventa un réveille-matin qui fut exposé au Crystal Palace en 1851, mais malheureusement la sonnerie ne fonctionnait pas toujours à l’heure voulue. Il se pourrait que la Reine Rouge ne soit qu’une projection de la gouvernante des petites Liddell. La chatte Dinah était la chatte des Liddell et la chérie d’Alice. Il y a d’autres références à la vie quotidienne telle qu’elle se déroulait à Christ Church dans les deux livres de Lewis Carroll.

Alice Liddell a raconté ses souvenirs et je crois que cela mérite d’être rappelé ici, car nous y voyons vivre Lewis Carroll (The Cornhill Magazine, Juillet 1932) : " Nous allions chez lui escortées de notre gouvernante. Nous prenions place sur un grand sofa. Il s’installait entre nous et, tout en nous racontant des histoires, il dessinait avec un crayon ou une plume. Quand il nous avait bien amusées, il nous faisait poser et il prenait ses photographies avant que nos expressions aient eu le temps de changer. II semblait avoir une réserve inépuisable d’histoires fantastiques, qu’il inventait au fur et à mesure tout en dessinant sans arrêt sur une grande feuille de papier. Ses histoires n’étaient pas toujours complètement inédites. Parfois, il nous donnait une variante d’une histoire déjà racontée, parfois il débutait sur quelque chose que nous connaissions mais, en se développant, l’histoire, fréquemment interrompue, changeait du tout au tout et de façon inattendue.
Quand nous allions en excursion sur la rivière avec Mr. Dodgson, ce que nous faisions tout au plus quatre ou cinq fois au cours du trimestre d’été, il emportait toujours un panier plein de gâteaux et une bouilloire qu’il faisait chauffer sur un feu de brindilles. Plus rarement nous partions pour une journée entière, et alors il emportait toutes sortes de provisions - du poulet froid, de la salade et des tas de bonnes choses. Ce que nous aimions le mieux, c’était de remonter à la rame jusqu’à Nuneham et de pique-niquer sous bois dans l’une des huttes construites à cet effet par Mr. Harcourt.

Mr. Dodgson, à Oxford, était toujours vêtu de noir, comme un pasteur, mais, quand il nous emmenait sur la rivière, il portait des pantalons de flanelle blanche. Il remplaçait son chapeau noir par un chapeau de paille, mais, naturellement, il gardait ses chaussures noires, parce qu’à cette époque les tennis blancs n’avaient pas été inventés. Il se tenait toujours très droit, plus que très droit même, il avait l’air d’avoir avalé un manche à balai. . . " Il me semble que ces souvenirs d’Alice, outre qu’ils ont l’avantage d’être d’Alice, nous montrent bien notre Lewis Carroll tel qu’il était.

Maintenant, donnons la parole à Lewis Carroll lui-même. Dans son Journal il écrit, le 17 juin 1862 :" Expédition à Nuneham, à 2 heures, nous avons déjeuné, promenade dans le parc, départ vers 4 heures 30. A environ un kilomètre de Nuneham, surpris par une pluie de chien, nous l’avons supportée quelque temps, puis j’ai pensé qu’il valait mieux abandonner le bateau et marcher ; nous avons parcouru quatre kilomètres, complètement trempés. Je marchais devant avec les enfants, car elles allaient plus vite qu’Elizabeth, et je les ai ramenées à la seule maison que je connaissais à Sandford, chez Mrs. Broughton. Je les ai laissées là pour qu’elles sèchent leurs vêtements et je suis parti chercher une voiture, mais en vain, et quand les autres sont arrivés, avec Duckworth, je suis allé jusqu’à Iffley d’où nous avons pu leur envoyer un véhicule. Nous nous sommes tous retrouvés pour prendre le thé chez moi vers 8 heures 30, après quoi j’ai ramené les enfants chez elles. "

Le récit de cette expédition manquée peut paraître anodin, bien que Lewis Carroll soit d’ordinaire, dans son journal, beaucoup plus bref. En fait, cette mésaventure joua un grand rôle dans le récit d’Alice au pays des Merveilles lors de l’expédition qui se fit trois semaines plus tard. D’après Green, toute l’histoire de la Mare de Larmes et de la course à la Caucus est sortie de là. Alice avait pleuré et l’on dit qu’elle avait provoqué ainsi la pluie. Le Canard, c’est Duckworth (duck = canard), le Lory, c’est Lorina (la petite Ina), le Dodo, c’est Lewis Carroll lui-même (Dogson, Do-do-dogson en bégayant) etc... A quoi bon entrer dans le détail de toutes ces évocations ? Nous ne voulons pas faire ici une édition critique, mais seulement montrer que les choses sont parfois plus simples qu’elles ne paraissent. Aussi bien, les Dodo et les Lory sont aussi des oiseaux fabuleux. Qu’il nous suffise de rêver avec Alice.
Le livre connut un succès immédiat. Malgré les difficultés d’un texte où fourmillent les calembours intraduisibles et les allusions à la vie anglaise, Alice au pays des Merveilles fut traduit et publié en plusieurs langues du vivant même de Lewis Carroll. Depuis, la célébrité de ce livre n’a cessé de croître.

En Angleterre, on cite Carroll aussi souvent que Shakespeare ou la Bible. Un poète, Walter de la Mare a écrit : "Alice au Pays des merveilles est l’un des très rares livres qui peuvent être lus avec un égal plaisir par les grandes personnes et les enfants. . . Bien plus, il nous fait accéder à une région de l’esprit jusqu’alors inexplorée... pour une fois et dans un même moment, le temps, le lieu et l’aimée se virent réunis. " L’aimée, c’était bien entendu la petite Alice, qui avait dix ans quand elle se promenait avec son grand ami (il avait alors trente ans) et qui avait donc treize ans quand il lui remit le livre qu’il avait écrit pour elle. Tout Alice au pays des Merveilles et même De l’autre côté du Miroir est un voyage imaginaire dans le labyrinthe d’un coeur, une sorte de rêve éveillé.

En 1867, Lewis Carroll partit pour un long voyage réel ; il alla même jusqu’en Russie. C’est peu après son retour qu’il rencontra une autre Alice. Il se promenait dans les jardins de Kensington et regardait les petites filles s’amuser et s’interpeller quand il comprit que l’une d’elles se nommait Alice ; il se présenta en disant : " Ainsi vous êtes une autre Alice. J’aime beaucoup les Alice. " Puis il invita les enfants à l’accompagner jusqu’à la maison de son oncle, à quelques pas de là, afin de leur faire voir " quelque chose d’assez curieux ". ll donna une orange à Alice et lui demanda dans quelle main elle la tenait. "Dans la main droite" répondit Alice. Il y avait dans la pièce un grand miroir. Il dit : " Regardez la petite fille qui est dans la glace et dites-moi dans quelle main elle tient son orange ?" Alice répondit : "Elle la tient dans sa main gauche" Il lui demanda alors comment cela se pouvait. Elle réfléchit un moment et dit : " Si j’étais de l’autre côté du miroir, est-ce que l’orange ne serait pas toujours dans ma main droite ? "

Ce serait là l’origine de la suite d’Alice. On ne doit pas oublier que Lewis Carroll était né gaucher, défaut qui n’était pas admis à l’époque, et que, sans doute, il souffrait d’avoir à rendre à la droite ce qui naturellement revenait à la gauche. Il ne faut pas oublier non plus qu’il aimait toujours la véritable Alice, la première, et que c’est encore à elle qu’il offrit son nouveau livre, et que le poème qui termine ce livre est un acrostiche de Alice Pleasance Liddell, le nom entier d’Alice. Il est enfin certain que la plupart des histoires qui constituent De l’autre côté du Miroir avaient été racontées avant même la parution d’Alice au pays des Merveilles et que, notamment, tout ce qui concerne la partie d’échecs remonte à l’époque, pour lui inoubliable, où il apprenait aux petites Liddell, donc à Alice, à jouer aux échecs.
C’est pourquoi il entre beaucoup de tendresse contenue dans ce livre fou et merveilleux d’un homme qui n’avait cessé d’être un grand frère et un coeur pur.

De l’autre côté du Miroir parut en 1871. Ce fut un succès comparable à celui d’Alice au pays des Merveilles, et les deux livres sont inséparables.

P.-S.

Ce texte a été publié dans l’édition de 1955 d’Alice aux pays des Merveilles et de L’autre côté du miroir, éditions Club des librairies de France en postface de l’ouvrage.

Les illustrations sont de Jean de Boschère, et ont été publiées dans l’édition de 1947 de Stock (collection Voyages imaginaires dirigée par André Bay). Elles nous ont été confiées par l’auteur de l’article.

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