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Post scriptum de Gourgounel 

lundi 1er mars 2021, par Stéphane Bigeard

Introduction, traduction et notes de Stéphane Bigeard

En 1961, Kenneth White fait l’acquisition de Gourgounel, une vieille demeure ardéchoise située près de Valgorge, et débute l’ouvrage consacré à cet ermitage dès son installation. Après une longue incubation, Letters from Gourgounel paraît en 1966 chez Jonathan Cape à Londres en même temps qu’un recueil de poèmes : The Cold Wind of Dawn. Par deux fois déjà publié en France en 1963 et 1964 au Mercure de France, l’auteur fait ainsi son entrée sur la scène littéraire britannique avec ces deux livres inclassables : « reçus comme étant tout à fait en dehors des normes de la littérature anglaise contemporaine : des espèces de blocs erratiques » (1) .

Letters from Gourgounel est en effet inclassable car il ne s’agit ni d’un roman ni d’un livre de voyage, ni d’un livre régionaliste sur les charmes rudes de l’Ardèche, ni d’un livre de prose poétique ou de philosophie orientale. Cet ouvrage est tout cela à la fois et bien plus encore. C’est un ouvrage qui parle d’alchimie, de champignons, de châtaignes aussi bien que de taoïsme et de poésie chinoise. En fait, il est question avec ce livre, selon la terminologie de l’auteur, d’un « staybook » (2), d’un livre-de-la-demeure où « il s’agit d’habiter le plus pleinement possible un lieu, mais en l’ouvrant, pour respirer à pleins poumons, à plein esprit » (3).

Traduit en France seulement en 1979, Les Lettres de Gourgounel fait partie des ouvrages qui ont fait la renommée de l’écrivain écossais dans notre pays. En comparant l’édition originale anglaise de 1966, j’ai pu constater que quelques passages et un chapitre entier n’avaient pas fait l’objet d’une traduction dans l’édition française. Comme me l’a écrit Kenneth White dans une lettre en date du 5 décembre 2020 : « Tu sais, à l’époque (et cela reste en grande partie encore vrai), j’écrivais comme coulent les ruisseaux de montagne, avec plein de gourgues et de précipitations rocailleuses. Ensuite, j’élague, je sélectionne, selon plusieurs critères. C’est ce qui est arrivé ici. Je n’ai pas repris ce chapitre (que, comme toi, j’aime bien) dans l’édition française, et (je viens de vérifier) je ne l’ai pas mis non plus dans la nouvelle version anglaise qui se trouve dans le volume 1 de mes Collected Works publiées par Aberdeen University Press en 2016. Sans regret. La version finale des Lettres est meilleure sans ce texte. Mais je te remercie de l’avoir repêché car il indique une de mes ressources, la latiniste ».

Voici donc la version inédite de ce post-scriptum de Gourgounel.

Kenneth WHITE, « Miel, Pain et Latin », Letters from Gourgounel, Jonathan Cape, Londres, 1966, p. 136-138.

« Meliboeia (4) et moi sommes assis à l’ombre à Jaujac sur la rive du Lignon.

Nous avons acheté un pot de miel et une miche et nous déjeunons. Je coupe une tranche de pain avec mon couteau et je laisse couler le miel dessus. Meliboeia en fait de même.

Ses petits seins bruns luisent de sueur. Elle ressemble à une enfant-miel.

Le soleil brille, le Lignon fait des clapotis. Meliboeia rompt le pain avec moi.

Quelqu’un finira bien par me demander qui est Meliboeia. Elle est ma compagne. Nous nous sommes unis dans l’église des éléments (5). Nous irons de par le monde plus ou moins ensemble.

Je pense à Virgile. C’est pour cette raison que j’ai nommé ma compagne Meliboeia. Je pense aux Eglogues de Publius Virgilius Maro (6), le sage de Mantoue, et je pense à Arthur Rimbaud, maître latiniste, qui, dans un de ses poèmes, évoque « les églogues en sabots  » (7). Je me demande si c’est grâce à l’association de mots « eclogue-clog » (8) que Rimbaud a trouvé cette image et si l’anglais ne lui a pas fourni quelques autres images.

J’ai oublié à peu près tout le latin que j’ai pu connaître. Il ne me reste que des lignes bien sonnantes, des rythmes et quelques images solaires. Ce que j’appréciais dans le latin, c’est qu’il éludait nombre de prépositions. Vous pouviez infléchir les mots, les entremêler comme bon vous semblait dans le cœur de votre propos. Cette sorte de tissage de mots me ravit. Ce fut un langage solide et composite, le latin, sans crochets, que j’aimais écrire et parler. Ce fut le premier langage à m’avoir procuré du plaisir à l’usage et ce fut avec le latin que je commençai à écrire pour mon propre agrément. J’écrivais des poèmes latins et des chroniques latines au sujet du village où je vivais, intitulant cela « Vallum Damnoniorum » - l’enceinte des Damnonii (une tribu qui habitait autrefois cette partie de la Valentia). Je placardais ma chambre avec des feuilles de vers latins et passais des heures à lire à haute voix, laissant les syllabes rouler, monter et chuter.

J’ai beaucoup appris du latin. Mais à partir du moment où j’en ai saisi les principes, je me suis dit qu’il était temps de le quitter et d’essayer de mettre en pratique ce que j’en avais appris dans des langages courants. Continuer en latin, me semblait-il, n’aurait présenté qu’un intérêt académique.

Je suis assis à l’ombre avec Meliboeia et toute l’atmosphère des vieux poèmes latins s’élève autour de nous – en particulier Les Géorgiques et Les Églogues (9) de Virgile mais aussi Catulle, Ovide et Lucrèce.

Le latin fut un langage de miel. Il était doux mais contenait en lui de la vigueur. Comme ce miel devant moi. Miel du pays – sapin et fleurs (10).

J’estime que c’est en latin que fut écrite une bonne part de la meilleure poésie européenne. J’affirme qu’une grande part de la meilleure pensée européenne fut exprimée en latin.

Je ne pense d’aucune manière que l’enseignement du latin – à condition que cela soit fait intelligemment (une réserve qui peut être faite pour toutes les matières) – soit une perte de temps. Vous n’allez sûrement pas faire du business avec. Pour cette raison, vous êtes susceptible d’en extraire quelque chose de plus grande valeur.

Pendant que j’écrivais tout ceci, Meliboiea s’était occupée avec diligence du miel et de la miche de pain.

J’ai temporairement mis fin à mes méditations et je l’ai rejointe.

Homo sum (11) ».

 

Notes :

1) Kenneth White, L’Homme et l’œuvre, Grasset, 1987, p. 35.

2) Staybook, compagnon des waybooks, livres de voyage à travers les territoires (cf. notice Livre in Bigeard S. (2015), Dictionnaire de géopoétique, éléments puisés dans l’œuvre fondatrice de Kenneth White, Institut International de Géopoétique, en ligne : https://www.institut-geopoetique.org/fr/dictionnaire-de-geopoetique. Voir aussi sur le même site l’article de Régis Poulet, Lecture saltatoire des Lettres de Gourgounel, 2019).

3) Sur la route bleue, rencontre avec Kenneth White, Chemins d’étoiles, n°4, automne-hiver 1998, p. 33.

4) Nom d’une nymphe selon Oppian, Cynegetica.

5) Le poème Precentor Seagull s’ouvre sur le vers suivant : « You up there in the lurching church of the elements… » (The Cold Wind of Dawn, Jonathan Cape, Londres, 1966, p. 9). Traduction par Pierre Leyris in En toute Candeur, « Le Goéland Préchantre », Mercure de France, Paris, 1964, p. 77 : “Toi là-haut dans l’église tanguante des éléments…”.

6) Nom complet de Virgile.

7) Arthur Rimbaud, « Après le déluge », Les Illuminations, La Vogue, Paris, 1886.

8) En anglais clog signifie sabot.

9) Le Livre IV des Bucoliques (ou Églogues) débute par un chapitre sur les abeilles et l’apiculture.

10) En français dans le texte.

11) En latin dans le texte : Je suis un homme. On peut y lire un petit rappel discret du fameux vers de Terence (Publius Terentius Afer, 2ème siècle avant notre ère) : « Homo sum, humani nihil a me alienum puto » (Je suis un homme, rien de ce qui est humain ne m’est étranger). Une des caractéristiques des Lettres de Gourgounel c’est le mélange subtil entre humanisme et naturalisme.

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