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La quête des sources : autour de Conrad 

samedi 24 septembre 2011, par Chloé Hunzinger

Conrad se souvient (1) : "Alors que j’avais dix ans environ, regardant une carte d’Afrique de cette époque et mettant le doigt sur l’espace blanc qui représentait alors l’inconnu mystérieux de ce continent, je me dis... : Quand je serai grand, j’irai là !". Marlow, le héros d’Au Coeur des ténèbres (2) évoque le même épisode et précise encore : "A ce moment-là, il est vrai, ce n’était plus un espace vierge. Depuis mon enfance, il s’était rempli de fleuves et de rivières, de lacs, de noms. Il avait cessé d’être un espace vierge au délicieux mystère - une tache blanche sur laquelle un petit garçon pouvait bâtir de lumineux rêves de gloire. C’était devenu un lieu de ténèbres."

Fantaisie d’enfant ? Sûrement pas. Teodor Jozef Konrad Nalecz Korzeniowski, orphelin, quitte à seize ans la Pologne, navigue de par le monde, séjourne quatre années en France où il finit par se tirer une balle dans la poitrine, puis adopte finalement la langue et la nationalité britannique.

Quelques années plus tard, alors qu’il entrevoit le métier d’écrivain, et qu’il est capitaine sur un vapeur, il se dirige enfin vers l’Afrique. Il a trente-trois ans en 1890 lorsqu’il parvient au Congo et réalise son rêve d’enfant. Cette remontée vers le coeur de l’Afrique, qui dure six mois, est vécue pourtant comme une expérience des limites, comme une hallucination, un cauchemar. Conrad découvre sa fascination pour la magie d’un continent archaïque mais surtout l’horreur de la colonisation la plus brutale et la plus sordide fondée sur le commerce de l’ivoire. Il prend conscience de la dépravation humaine.

Ce n’est qu’en 1898 qu’il revient sur ce voyage, composant Au Coeur des ténèbres (Heart of Darkness) d’une écriture fiévreuse, confessionnelle et presque cathartique. Ce récit est ainsi - comme il l’écrit dans la note de l’auteur de 1917 - fondamentalement authentique. Il transcrit là le résultat d’une expérience, mais c’est l’expérience légèrement poussée (très légèrement seulement) au-delà des faits eux-mêmes.

Au Coeur des ténèbres se situe à l’orée de la principale phase créatrice de Conrad et se détache de l’oeuvre naissante par sa densité et son éclat : un livre comme un rêve, sur lequel on revient, dans la solitude et l’isolement. C’est sans doute son chef d’oeuvre le moins contesté et le plus mystérieux, un livre presque ésotérique.

Le héros - Marlow - explore une géographie intérieure et s’abîme dans une expérience difficile, une situation extrême. Lié par un contrat moral de solidarité, il ne découvre pourtant, au bout de son chemin, qu’une solitude absolue. Marlow qui ressemble à une idole, marin mais vagabond aussi, paria et nomade, déclare finalement : "Nous vivons comme nous rêvons, seuls". Son voyage est évoqué sous le mode du rêve : "C’était comme une sorte de morne pèlerinage parmi des éléments de cauchemar". Pourquoi ? Parce que les colonisateurs européens sont possédés du démon flasque, hypocrite, aux regards évasifs, le démon d’une folie rapace et sans merci. Leur volonté de pouvoir nietzschéenne et brutale donne naissance à des scènes d’enfer. Leur cruauté et leur sadisme, leur futilité et leur avidité, les entraînent dans un monde morbide et cauchemardesque (3). Conrad, marqué par une conscience polonaise, fait une critique satirique de la société corrompue et malade écrasant l’individu. L’écrivain se sert de son déracinement, l’exploite, en fait le matériau de son oeuvre, mêlant Pologne et Congo, passé et présent : une même descente dans les ténèbres, dans les bas-fonds humains.

Mais il y a autre chose : l’Afrique et tout ce qu’elle abrite semble étrange et mystérieuse à Marlow. Et son voyage au coeur des ténèbres africaines est, avant tout, un retour à ses origines primordiales, à son passé ancestral. "Nous errions sur un sol préhistorique... Nous voyagions dans la nuit des premiers âges... Ces terres sauvages ont un coeur que l’occidental peut trouver dans sa propre poitrine : Je prenais les battements du tam-tam pour les battements de mon coeur, dit-il, devinant peu à peu qu’il y a sans doute là quelque vérité essentielle à découvrir : Ce qui saisissait, c’était le sentiment qu’on avait de leur humanité pareille à la nôtre, la pensée de notre lointaine affinité avec cette violence sauvage et passionnée". Marlow comprend alors que le coeur de l’occidental reste un séjour des ténèbres et qu’il doit venir seul à bout de la dualité qui lui a été révélée. Il trouve ce qu’il appelle la vérité dépouillée des oripeaux du temps, c’est-à-dire une vérité qui précède celle de la civilisation. Vérité pourtant contradictoire parce que : "moi aussi j’ai ma voix et, pour le bien ou pour le mal, c’est ma parole et elle ne peut être réduite au silence". En effet, le primitivisme comme l’innocence, aux yeux de Conrad, ne peuvent être retrouvés, une fois perdus.

Voici donc un livre à lire avec un certain abandon au fatum. Oui, la destinée existe, pour Marlow comme pour Conrad : Quelle chose baroque que la vie : cette mystérieuse mise en oeuvre d’impitoyable logique pour quels desseins dérisoires ! Et les hommes semblent les jouets de dieux cachés qui les piègent : Qu’étions-nous pour nous être fourvoyés là ? Allions-nous soumettre cette chose muette ou être soumis par elle ? Cette force implacable, Marlow la devine, la flaire : "Je sentais sa mystérieuse immobilité qui épiait mes malices de singe - comme elle vous épie aussi, vous autres, tandis que vous vous évertuez... à faire des culbutes". Oui, les tragédiens font toujours des entrées de clown...Et les héros conradiens sont tous des tragédiens. Une oeuvre tragique, donc. Une force créatrice noire et sombre, certes. Mais une fois emporté - véritablement saisi - par cette oeuvre, quel étonnement ! Cet univers et cette langue nous permettent, comme l’a écrit Le Clezio (4), de voir plus loin que notre propre vie, comme dans un songe... Conrad nous initie encore aujourd’hui à la grandeur épique... Espace et temps prennent des dimensions magiques, mythiques : l’immobilité est au coeur du mouvement, la stagnation se mêle à l’aventure, l’inertie fait partie intégrante du voyage...Et ces paradoxes contribuent à donner toute sa force à ce récit.

Certes, l’écriture de Conrad n’est jamais tout à fait spontanée ou naturelle. Certains (comme V. Woolf qui lui a consacré un essai) l’ont trouvée trop travaillée, trop littéraire. Conrad était, il est vrai, très scrupuleux par rapport à une langue qu’il avait adoptée. Il y a chez lui comme un souci d’en faire trop mais cette maladresse par excès est, au fond, plutôt savoureuse. Chaque page semble être l’aveu de son tourment : "Toute oeuvre littéraire...doit justifier son existence à chaque ligne", écrit-il. Conrad se sentait, en effet, l’obligé à l’égard de cette langue qui n’était pas la sienne.

D.H. Lawrence reprochait à Conrad d’être si triste et si soumis (5). Triste et soumis, lui ? Tout au contraire. On est frappé par l’éclat et la puissance de ces pages qui atteignent parfois une plénitude étonnante. Elles révèlent toujours un sentiment d’urgence et une folle excitation. Au Coeur des ténèbres, surtout, témoigne d’une intensité dans l’exploration que seul peut accomplir un homme écrivant : "J’ai jeté ma vie à tous les vents du ciel mais j’ai gardé ma pensée - C’est peu de chose - C’est tout - Ce n’est rien - C’est la vie même" (6).

P.-S.

Notes :

(1) Conrad Des souvenirs, Gallimard (1923).

(2) Conrad Au coeur des Ténèbres suivi de Jeunesse, Gallimard l’Imaginaire (1979), dont toutes les citations sont extraites.

(3) La version du voyage africain de Céline, Voyage au bout de la nuit (1932), qui doit beaucoup au Coeur des Ténèbres, souligne cet aspect démentiel. Tout comme l’adaptation filmique qu’en a fait Coppola avec son Apocalypse Now en 1979.

(4) Le Clezio Libération (1985), reproduit dans L’Oeil et la Lettre "Les écrivains britanniques...".

(5) Lawrence Collected letters, ed. Heinemann (1962).

(6) Conrad à R.B. Cunningham Graham, 8 fev. 1899.

Une excellente biographie sur Conrad a été écrite par F.R. Karl : J. Conrad, Trois vies, Mazarine (1987).

Article publié pour la première fois en septembre 2002 dans la revue.

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