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LE VENT SE LÈVE (cahier japonais) 

mercredi 22 août 2018, par Lionel Marchetti (Date de rédaction antérieure : 1er septembre 2015).

© - Lionel Marchetti

- - -

Le vent se lève (cahier japonais)

« Je me prive volontiers d’un dîner
pour être dehors,
avec le cercle du dehors.
 »
Henri Michaux

« En art, ce qui compte, ce n’est pas une identité, c’est un jeu d’énergies. »
Kenneth White

« Les poissons nagent et nagent,
mais il n’y a pas de fin à l’eau ;
les oiseaux volent et volent,
mais il n’y a pas de fin au ciel. 
 »
Maître Dôgen

« Demain
Le jour suivant ?
Qui sait ?
Nous sommes ivres de ce jour même !
 »
Ryôkan

LE VENT SE LÈVE (CAHIER JAPONAIS)

141 poèmes

2006 - 2014

…∎…

1. VOL 777

Le vent se lève
Ah ce monde Ah l’autre monde [1]
Ko Un

Au-dessus de l’aile de l’avion
je compte dix-sept étoiles
ainsi que ce point lumineux, clignotant
qui se confond avec les astres et nous suit
comme l’ombre suit le corps lors d’une marche au soleil

Les terres, en dessous
dessinent le parcours complexe d’un grand fleuve
— l’espace affolant des plaines et des plateaux de la Sibérie

Ici et là, des nuages transparents se plient
se déplient
déroulant une carte naturelle qui ferait rêver tout géographe.

2. EST / OUEST

Yokohama

Cité humaine à perte de vue

Qui aurait cru
depuis cette maison minuscule
que nos destinées allaient se croiser ?

3. SCHIBUYA LINE

Dans le train
les filles s’endorment comme des colibris.

4. LE VENDEUR DE GRAINES ISEZAKI CHO

Sept scarabées rhinocéros Kabuto Mushi
noirs comme une armure
combattent

Leur posture mammifère m’effraye

Ils se bousculent, se pincent
corne contre corne
jusqu’à la tuerie

Seul le sifflet de minuscules grillons
dans la cage d’à côté
redresse la situation.

5. HAKONE-YAMA ( 1438m )

Lente et longue ascension —

Au sortir d’une immense forêt de conifères
on marche le long de ruisseaux bouillants qui puent le souffre

Même si les anciens disent :

... arrivé au sommet de la montagne
continue ta route...

prendre le temps de déguster
(au-dessus de ce tas de coquilles vides)
un œuf noir cuit dans les entrailles volcaniques
c’est quelque chose !

6. UN CHOIX

Plutôt crier que de rester au sol

Le sacrifice d’un peu de temps, d’un peu de vie
(valeur authentique pour les uns, perte pour les autres)

L’épi des contradictions
un rythme, vers l’éclosion — d’ici
depuis nulle part
à la recherche de quelque chose

Lecture de Gary Snyder :

Cap sur le soleil
route-diamant brillante [2]

Et si, à mon tour, je tentais le voyage ?

7. HAKONE

Dehors, ce matin, vers six heures
pluie dure et persistante — les sommets, enneigés
se gonflent de vivacité glaciale et d’orages

Le soleil — une épaisse boule jaunâtre

Sur le versant sud
une forme noire et rapide décapite tout le massif forestier

Lac en tempête

Montagne immobile

Vienne à présent l’hiver. [3]

8. OOKA RIVER (YOKOHAMA)

Retrouver la fraîcheur
de celui où celle qui ne sait pas.
Daniel Odier

Benten bridge
Oe bridge
Sakuragawa bridge
Miyako bridge
Miyagawa bridge
Chôgya bridge
Asahi bridge
&
Kogane bridge.

9. HOMMOKU FUTÔ

Tokyo bay

Toujours, lorsque tu lèves la tête
et que tu regardes vers l’est
six ou sept supertankers croisent au large de Kisarazu.

10. CITÉ HUMAINE

En arrivant au-dessus de la baie de Tokyo
l’avion bascule lentement sur le flanc
et, par chance, le mont Fuji apparaît

Simple et nu au-dessus des brumes

Gigantesque, blanc
tel que dessiné par Hokusaï dans ses Trente six vues
(ici et nulle part
comme la trace des oiseaux dans le ciel)
 [4]

N’ayant pu l’observer lors de mes précédents voyages
si ce n’est furtivement, il y a deux ans
depuis un train rapide
me voici, aujourd’hui, accueilli par ce volcan
trop géométrique pour être vrai
et bien plus grand que je l’imaginais

La cité, vue d’ici
semble combler l’attente du monstre :
posséder, à ses pieds
une cour multiforme et grouillante.

11. TEMPURA

Pour cent yens seulement
au boui-boui de Rainbowgate
j’obtiens un beignet de poisson succulent.

12. KIYOSUMI TEIN

Un papillon jaune, gros comme la main
butine je ne sais quoi sur mon pantalon
porté jusqu’ici par des ailes de velours noir.

13. OMAMORI GRIS-GRIS

Pour chaque temple :
vendeuses, vendeurs en kimono de soie
(étudiants, Bonzes ou Miko  ?)
et leur multitude habituelle de bondieuseries.

14. DUN SEUL REGARD

Club New York
King Asbee
0457-419422
HAC
Big Echo Karaoke
Scot Endenvour
Nova
Miami garden
314-0437-132…

…tous ces regards réunis en un seul
le sel, l’épice
la vivacité des postures
être (d’après les anciens)
à l’équilibre de toute une vie
pour augmenter le réel
et partager, sans aucune arrière-pensée
notre idée du monde
et surtout notre enthousiasme…

045-206-7350-206
Fujika cafe diner
Sotetsu Join Us
Soft Bank

Newyork Town B1
Nijyu Maru
Kyoraku

4500212663
350/480
&
Toto.

15. LE FOYER IRORI

Péninsule dIzu-Hantô

Un tronc d’arbre évidé, plein de cendres jusqu’à ras bord, au-dessus duquel se déplie tout un enchaînement savamment orchestré : chevillée au plafond, une pièce de bois (on dirait un énorme hameçon) retient deux chaînes métalliques où s’accroche, à son tour, une poulie sculptée en forme de poisson depuis laquelle pend, au-dessus du foyer installé délicatement sur un tapis de cendres, la marmite tetsunabe. Les parois internes du tronc sont protégées des flammes par une plaque de cuivre gris mat, martelée, assortie précisément aux linéaments du bois.

16. SUR LE BALCON (NAKAZATO CHO)

L’humidité recouvre les plantes de gouttes fluorescentes

Le temps s’arrête —

D’après Koichi San, le père de Yôko
il était encore possible de trouver ici
quelques années auparavant
de nombreux scarabées noirs et cornus parmi les galets rapportés des rivières.

17. PREMIER RÊVE DE KAYAMA MATAZO

Snowy moonlight
(in the Northern Song manner)

Toute une nuit, le long des falaises
à observer —
et à aimer la complexité des végétaux

Ainsi que cette fine qualité de la lumière

Toute une nuit le long des falaises
à profiter des vents ascendants
pour dépasser les crêtes et rejoindre la vallée
où vivent ceux qui savent que la vie est la plus grande des richesses.

18. PLISSEMENTS - SECOND RÊVE DE KAYAMA MATAZO

La vision de la Réalité est un acte. 
Jacques Masui

Dans ce haut paysage de sel et de pierres
les arbres semblent irréels
et les formes minérales
recouvertes de fines plantes saturées de givre tremblent
comme un chant d’harmoniques incertaines

La nuit des roches est notre nuit

Le vent blanc dissimule les stratifications de la montagne immobile.

19. SHERATON HOTEL

Au Sheraton Hotel & Restaurant de Yokohama Bay
(face au Love Bazar)
du plafond pendent des joyaux
en regard de quatre piliers en spirale coffrés de bois rare
qui animent, sous leur ballant indicible
la gigantesque salle à manger
comme si nous étions à l’avant d’un paquebot en train de frayer sur le vaste océan

Menu curry buffet accompagné d’une salade composée à volonté : Gombos gluants ; champignons fins de type Enoki (qui fondent dans la bouche comme du miel) ; soja sucré en cubes de couleurs ; oignon rouge aigre-doux ; minuscules tomates italiennes vertes et jaunes et rouges ; champignons noirs séchés Hoshi Shitake ; choux caramélisés, piments coréens, ainsi qu’une myriade de brocolis al dente...
...le tout servi avec ce qu’il faut de riz blanc et de sauce curry savamment relevée et, surtout, assorti de ces étonnants couverts en argent poinçonné

Rassasié et content, je vais fumer au Smoking bar une Seven Star Medium
attendant que la musicienne grimpe sur son improbable estrade à l’allure baroque
et interprète quelques mélodies importées sur sa harpe plaquée or —

Hakuin a dit :

Quel est le son d’une seule main ? [5]

20. CARNET 27

Attraper un retard. Voici mon sentiment. Et toute une vie. Dormir la nuit, travailler le jour. L’ombre, depuis le rêve, vue d’en haut, dessine des stries sur les nuages comme une peau qui voudrait rejoindre un corps. Dès l’aube, avec le sourire, je m’élance. Chaque jour : une tempête. Marcher. Toujours marcher. Le soir venu j’observe le ciel puis je m’enfonce dans le sol, amoureux de l’humus. Le bien être réside sous chaque pierre.

21. CANAL OOKAGAWA (MINAMI STATION)

Sept carpes Koï
(corps d’argent fade)
se faufilent lentement
à contre courant
entre feuilles mortes et nappes d’huiles

.../...

Surgit des grands fonds
un banc de poissons minuscules
noir comme l’orage
disperse brutalement celles qui semblaient maîtresses de l’eau.

22. TSUKIJI (TOKYO) - MARCHÉ AUX POISSONS

1.

Millier de caisses de bois alignées
sur lesquelles dégoulinent d’anciens caractères calligraphiés noirs et rouges

Ici et là, parmi les vapeurs givrées
brille une montagne d’écailles
ainsi que les résidus gris orangés d’une grande pieuvre

Cette nuit encore
ne devait-elle pas jouir d’une cache
sous les rochers ?

2.

Très tôt, ce matin
au marché Tsukiji de Tokyo
en cet unique jour du mois d’août où les poissonniers se reposent
(nous ne le savions pas)

Il nous aura fallut nous lever à 5h30
— aube complexe, métallique et humide —
pour rejoindre, en train
depuis Yokohama
le lointain quartier de Chūō

Quelques artisans, restaurateurs et vendeurs
ont tout de même ouvert leurs échoppes dans la petite rue adjacente

C’est ici que je croise le regard de Madame Sakana

Elle attend les clients
depuis l’aube
entourée de toute une faune empaillée, fantastique
amoncelée dans l’espace minuscule de son incroyable boutique

Fatiguée, dubitative
visage d’écailles luisantes comme sa marchandise
elle ne m’adresse pas un seul sourire
voire me dédaigne

Soudain, elle s’assied sous une lampe jaunâtre et prend la pose
semblant dire :

L’énergie des flammes n’est autre que le feu. [6]

23. KAMIOOKA

Je pénètre dans le Pachinko Slot
paradis électronique de jeux violents
où l’on échange son poids en billes d’argent

Le bruit, ici, est atroce
aussi vulgaire que ce monstre de fer
tout là-haut, sur la verrière
exhibant ses parties génitales comme des castagnettes.

24. SUR LE BALCON

Une cigarette – un poème.

25. SUITE

Un acteur habile, maître (de son art),
sil possède des ressources,
saura aussi interpréter le
de manière à paraître intéressant,
même pour un œil non exercé
Zeami

1. Ouverture

L’entrée des acteurs déjà suffit.

2. Le moine

Le moine —
aussi lourd qu’une montagne.

3. La tenue

Immobile — (insecte prêt à fondre sur sa proie.)

4. Lart de lenfant

L’enfant, que l’on aide parfois en glissant sous ses fesses un tabouret, reste immobile plusieurs fois vingt minutes, visage impeccable, avec toute la noblesse qu’il se doit, quand bien même il reste un enfant.

5. La Mort

Son masque fige un sourire malfaisant —
— puis elle relève la tête, lentement
et nous transperce du regard
(lors de la danse macabre).

6. La Mort

Le claquement sec du masque lorsqu’il bascule

La chevelure est très longue, noire, animale
—  brusquement, elle attaque l’enfant.

7. Le musicien

Le vieux percussionniste projette ses sons bien au-delà du cercle des acteurs

Sans lui, peut-être que tout s’effondrerait.

8. Lumières

L’éclairage est rustique
sans mouvements ni couleurs inutiles.

9. Posture et présence

Tous sont à la hauteur de la beauté des motifs qui ornent leur costume : de dos, ils semblent des êtres venus d’une forêt si luxuriante que les fleurs, les tiges, les feuilles s’emmêlent et débordent sur chaque pièce de tissu...

La noblesse de chacun
qu’il soit grand, gros ou petit —
— la noblesse, sans dédain
de celui qui sait donner de la valeur au simple fait d’être là.

26. AU MUSÉE

Hommage à Kobayashi Kokei (1883 - 1957)

En fait il n’y a pas un seul objet à saisir.
Hsing Ming

1907

Agenouillé dans la forêt des bambous d’où semble fuir un chant rauque
le vieil homme attend son heure —

1924

Deux grands paravents (deux arbres pâles
ocre clair, vert pâle et jaune pâle)
se déploient lentement sur quatre volets
et laissent passer, entre leurs branches
une brise légère —

1902

Face à ce grand mur blanc
plus vide que le vide
le musicien cherche l’inspiration

Dans son dos
une vieille glycine serpente
chargée de fleurs odorantes —

1911

Carnet 17 : scarabées, cigales, mouches, ailes, pattes, griffes, quelques pétales épars, une myriade d’insectes minuscules…

Carnet 69 : magnifique iris bleu cendre et, surtout, le long de ces tiges vigoureuses, l’intimité sanguine de trois boutons de fleurs —

1912

Le paysan a besoin d’une canne
pour traverser la forêt et retrouver sa chaumière

Un vol de canards sauvages rejoint les étangs

À l’horizon, le vent (depuis un océan de vagues suspendues)
souffle, impitoyable, sur les végétaux —

1913

Penser, rêver, pleurer parmi les herbes sauvages
face à cette austérité glacée
là où le ciel rejoint la terre —

1925

Une grappe
violacée
mûre à souhait
laissée nue sur un fond blanc
en dit plus que toute mélodie —

1919

Le moine au kimono jaune, mal rasé
regardant par là-bas

Espère-t-il apercevoir le Bouddha ? —

1942

Un lapin noirâtre, torse bombé
— ridicule —
questionne ce monde clos et toute sa progéniture —

1952

Comme si Henri Matisse, passant par là
avait apporté trois poires, deux figues et un bol asiatique

Nature morte, odorante, plus que vive
offerte sur une coupelle

Dans un cadre bordé d’or —

1953

Une fleur de liseron
abandonnée à sa couleur naturelle
vibre parmi les traits noirs du graphite

Pourquoi, en art
avancer plus
lorsque le sujet a déjà tout dit ? —

&

1939

Double paravent

Maïs du matin et maïs du soir

Les feuilles coupantes, profondément noires
nous guident
depuis ces régions de torsades et de sèves
vers une unique floraison blanche.

27. NAGOYA

Je te tends une tasse d’eau fraîche et tu bois.
L’eau te semble délicieuse si tu es là,
insipide si tu es dans la
pensée.
Devī

Une ville, la nuit
entourée de nuages blancs

L’harmonie réside-t-elle au sein du monde des formes ?

Silence de l’image

Affirmation sonore du réel

Comprendre, ne pas comprendre —

Devant cette cage de verre ventilée à l’air sec
(9ème étage de l’improbable Barbecue Building, Nagoya, quartier Sakae)
j’écoute, fasciné, le sifflement métallique d’une myriade d’insectes Suzumuchi.

28. AUTOBIOGRAPHIE 42

J’avance, lentement
prétendant être un pèlerin du vide —
mais j’ai la tête pleine de violence.

29. QUARTIER ROSE

Si des pensées s’élèvent, laissons-les tranquilles
et si nous les ignorons, elles
disparaîtront.
Lu K’uang Yü

Women Residence Yokohama wave
Club Wife
Hotel Toï
Gold Moon
…045 261 0008…
Pink House Passive
Hotel X-Moon
Halth Land Elle 5F 6F
Hotel Clean & Lumine
&

Doremifa Club.

30. YOKOHAMA KOGANE SHÔ

J’ausculte cette superbe robe Léopard
en vain je cherche le prix, l’étiquette...
je suis face à la vitrine d’un Porno Shop !

31. MINI SKATO

La jeune japonaise
excentrique à souhait
laisse défiler ses longues jambes blanches
les pieds en dedans
comme il se doit

Sa ceinture or et argent
descendue sur le bas des hanches
clignote en une rivière de diamants de pacotille
comme il se doit.

32. DÉRIVES

Subway Maita Station

À l’angle de la rue : Hyottoko
petit bonhomme en terre porteur de chance
noir comme du charbon
fait la grimace —­

Miharu Information Center

Premier jour

Quarante-cinq minutes de marche en ligne droite
afin de ne pas se perdre —

Women Residence Yokohama wave

Quartier koganechô, 10h45
une salade (épicée) aux oignons (épicés)
accompagnée d’une bière Sapporo
en face de l’improbable building métallique Club Wife —

Gold Moon 045 261 0008

L’immeuble
sur sept étages
clignote

— un nuage de lucioles

La Coco Hotel - 23h30

Jeune japonaise en kilt
visage pâle
éclairé par son portable Samsung SoftBank —

Pink House Passive

Dans la plus grande cité du monde
(pourtant cet endroit est si calme) —

Halth Land Elle 091 90099… / 5F-6F

Les filles, toujours plus nombreuses et souriantes, se moquent de moi
de mes tatouages et de mon grand nez —

C.C. Lemon

Elle flâne, en écoutant ses messages

Sa jupe, éveillée à contre jour par le distributeur de boissons
découvre deux jambes irrésistiblement fines et impeccables...

Saïda
Suntory Dakara
Pokkalisweat
Vitaene C
Crystal Geyser
Sokenchiba
Kilimanjaro
C.C. Lemon
&

Volvic from France.

33. QUARTIER CHINOIS (CHUUKAGAI)

Pour deux mille yens à peine
je lui trouve de hautes chaussures zébrées
qui lui donnent, avec son ravissement en prime
un air de Geisha.

34. MIYAGAWA BRIDGE

Toutes ces conditions de la vie autour de nous
méritent d’être étudiées
à fond.
Hokusaï

La vague du grand peintre reproduite à l’infini

Ici, encore une fois
dessinée sur la devanture de la baraque à nouilles
Syoukousyurou
en train de s’écailler comme un poisson mort.

35. QUARTIER DU TEMPLE DE ASAKUSA

Les vieux portent, coincée dans l’oreille
une petite pièce de cent yens.

36. YUKEMURI MANGEKYO

Onsen

Le riz, dans son épi transparent
protégé par de longues feuilles coupantes
attrape la lumière depuis l’oblique des verrières

Le vent caresse la terre qui a donné ses fruits

Lecture de Taishen Deshimaru :
La posture exclut l’imposture  [7]

Bain noir
bain d’eau verte à 41°
bain jaune soufre
bain rosé
bain aux plantes antiseptiques
bain à 43° — avec décharges électriques ondulantes
bain à remous
bain glacé

Dehors, une cascade chante en suivant les méandres du jardin de pierres

Dans cet espace en forme de vasque
l’eau noire est moussue
on dirait une bière irlandaise

Allongé nu sur une roche bouillante
reposé
j’écoute le crépitement insistant d’une violente pluie d’été.

37. KAWASAKI BUILDINGS

D’une année sur l’autre
les buildings, comme par enchantement
se multiplient

Gigantesque cité humaine où les ouvriers
malgré leur métier dangereux
trouvent le temps de sourire à l’étranger questionneur

Je me remémore Blaise Cendrars
dans ses Feuilles de route

L’élan vital qu’il nous offre et qu’il incarne —

L’air est froid

La mer est d’acier

Le ciel est froid

Mon corps est d’acier [8]

La race des Hommes
sans cesse à la recherche d’autre chose

Comme les végétaux
nous aimons la lumière

Silence
et
clarté

Nous restons, pourtant, des hommes ordinaires.

38. GINKAKUJI TEMPLE (KYOTO)

Pour Yoshimasa Ashikaga

Le Fuji de sable blanc
dans les jardins du temple zen de Ginkakuji
s’effrite délicatement

Il participe à l’horizon pur et géométrique du grand volcan

Écriture entrelacée aux pins tordus
qui sifflent dans le vent
et lentement se couvrent de neige.

39. NOGEYAMA ZOO

L’oiseau asiatique gris bleu
nous offre, par intermittence
une stridence boisée
augmentée à la fin de chacune de ses respirations d’une magnifique petite note ascendante
et écorchée

Sa longue queue balancier lui donne un air des hautes terres
tandis que sa huppe, excentrique
vibre à reculons dès qu’il ouvre le bec.

40. OBON - FÊTE DES MORTS

Grottes de kamakura

On jette une pièce dans la bassine prévue à cet effet
et l’on se prosterne, rapidement
après avoir frappé deux fois des mains
face à Kannon Bosatsu

Ensuite, on se penche, discrètement
dans la pénombre humide

Ici, une terrible tête de bois nous regarde
œil fendu au couteau —
—  souriante.

41. YUI BUTSU YO BUTSU

Nous ne sommes pas encore réellement nés.
Min Tanaka

Une ligne vive
le long de son épaule
s’enfuit
puis se courbe
pour revenir enfin, chargée

Depuis son point d’impact

Le vent que l’on observe alors se concentre, s’embrase, est une boule lumineuse

Que seul un chant immobile pourra éteindre.

42. TRAIN DE NUIT MOON LIGHT SHADOWS

JOT 104150 / 3h30

Des centaines de lumières violacées se mélangent à la géométrie complexe des banlieues de Gifu, tout en résonnant sous le fracas des rails. Train de nuit Moon Light Shadows. Mon ombre, projetée sur le givre de la baie vitrée se fond dans le paysage et se rehausse, ici et là, de flashs multicolores. Trop fatigué, bien que mon esprit soit encore pris par les souvenirs de ce jour, je m’endors et m’abandonne aux gares régulièrement annoncées :

Tarui (Tarui dess)
Ogaki (Ogaki dess)
Gifu (Gifu dess)
Owari-Ichinomia (Owari-Ichinomia dess)
&
Nagoya.

43. TOKYO-WAN

Poussée

Élan vital

Construire, élever jusqu’au ciel et plus loin encore

J’ai observé, cet automne, depuis la baie Tokyo-wan
les brumes océaniques envahir les étages supérieurs d’une myriade d’ouvrages artificiels

Jusqu’à ces espaces de haute atmosphère —

Gigantesque tour de Minato Miraï, Yokohama, 76 étages

Depuis tout là-haut : le Mont Fuji
impeccable et lisse
comme un bijou.

44. CARNET 34

Un seul faux pas
et vous vous écartez de la Voie
tracée toute droite devant
vous.
Maître Dôgen

Attendre que l’encre sèche —

Ces quelques instants suffisent-ils à prendre la mesure de ce qui nous entoure ?

45. YOKOHAMA TOBE AREA

La cité rogne, depuis longtemps
la baie océanique
et déploie des bras puissants qui s’empalent, par milliers
dans les profondeurs de l’eau noire

Fer, acier, plastiques acides, béton…

Le génie, ici
n’est pas tant d’avoir su bâtir de tels ouvrages sur un terrain instable
que de les habiter sainement
en laissant circuler les fluides essentiels à la vie des Hommes —

— contradiction vite effacée
lorsque l’on apprend que l’agglomération de Tokyo
dès le 17ème siècle
possédait déjà plus d’un million d’habitants.

46. IDEMITSU GAZOLINE STAND

Circulation des regards

Corps simple
en accord avec le flux

Vivre, grandir
dériver

Sans trop besoin de savoir
ni poser de questions inutiles

Nous avons été là —

Une image
(pour penser)

Une boule de cristal —
— à la recherche de quoi ?

47. SETO OHASHI - INLAND SEA

Allez au-delà des formes, certes
mais en passant par les
formes.
Swâmi Prajñãnpad

Aidé du gigantesque dragon de béton Seto-ohashi
(l’un des plus grand pont autoroutier du Japon)
on enjambe la mer intérieure pour rejoindre l’île de Shikoku

Ici, quelque chose se déchire et laisse la place à un vide sans fond

Ballet incessant des tankers et des super tankers

Tourbillon soudain
qui serait le lieu piège où se perd le monde

Sur le sommet des collines
(île minuscule de Histsuichi)
domine une improbable foire phosphorescente
qui semble signer un pacte avec toute cette comédie métallique.

48. SETO NAÏKAÏ

D’îles en îles
le vent remue l’eau noire

Archipel, côte fragmentée, lave froide

...nombreuses plages de sable curieusement délavées
surplombées d’une végétation luxuriante où se découpent les bambous comme des sabres...

... à l’horizon
concentration d’usines pétrochimiques
réseau, grues, bâtisses
pollution
containers multicolores agglomérés à je ne sais quels autres monceaux de ferrailles
empilés, ici et là, pour servir à autant d’industries...

Hanjin
Maers
K Line
Uniqlo
Ever Unicorn
SITL
Evergreen
Cosco
MOL
GVL
&
Bonsaï
Black.

49. MEON-FERRY

Face à la grande île de Shikoku
sur les quais du port de Takamatsu
juste avant l’arrivée du ferry pour rejoindre Megijima et Ogijima

J’enregistre, sous la jetée
la lourde et lente battue des vagues
associée à l’incroyable grincement de l’embarcadère

Des méduses Kurage
toutes chapeautées de paraboles luminescentes
vivent ici, par millions

Elles frayent, lentement
à l’aplomb des câbles d’amarrages
dans un épais nuage violet sans cesse changeant

Plus loin, en pleine mer
de nombreux engins glissent sur l’eau huileuse

Et surtout, ce matin, en voiture depuis Tsuyama
découverte de l’improbable pont autoroutier Seto-{}ohashi
(emprunté sur plusieurs kilomètres à plus de trente mètres au dessus des eaux) qui relie, d’une traite, Honshu à Shikoku

— dragon gigantesque
plongeant ses pattes nerveuses dans l’eau profonde et volcanique de l’archipel Nippon.

50. EN PENSANT À KO UN

Le cycle de l’eau

Bleu
et gris bleu
(presque noir)

Le son des sons —

Un jour, soyons-en certain
nous rejoindrons les profondeurs de l’océan.

51. YUME (UN RÊVE)

Cette ombre
à bout de bras
plus sauvage encore qu’hier
cherche le vent

Elle semble descendue jusqu’ici pour m’emporter
puis elle disparaît

Ma main, féconde, piquée à l’instant
s’envole vers cette autre lumière brûlante —

Et revoici l’ombre, affolée

Je la découpe

Je te l’offre

Puis je m’ensanglante

Jusqu’à être transparent.

52. MIROIR

Rivière Takano - Kyoto

Le héron cendré se pose au plus près des cascades —
ne cherche-t-il pas vainement son image dans l’eau noire ?

53. CHEZ ICHIBAN

J’allume une cigarette Lark (Premium Quality Tabacco)
je commande une bière Sapporo

La fumée est rapidement balayée par la gigantesque Clim Daikin

Menu : pieuvre Tako et légumes variés
trempés dans de l’œuf cru
boulettes de riz Onigiri, soupe Misoshiru
salade de soja et algues rouges

ça y est, j’y suis et j’ai froid
malgré cette chaleur étouffante et humide
là-dehors
où les cigales sifflent comme des synthétiseurs.

54. DE RETOUR CHEZ ICHIBAN

Un insecte noirâtre, minuscule et rapide
glisse sur mes baguettes
puis disparaît sous la table pégueuse

Je ne reviendrai pas.

55. YOKOSUKA INDUSTRIE

Fukada Salvage Fu Ji - 17 333 T
formidable grue portuaire
de plus de trente mètres de haut
envahie de câbles et autres poulies graisseuses
experte pour soulever, hors de l’eau
n’importe quel Supertanker

...avec ses quatre pinces

verte
jaune
orange
&
bleue

qui tanguent comme des armes...

Attend patiemment sa proie le long de Shirahama beach.

56. PORT DE CHOSHI - 6H30

Sur cette natte de bambous
sèchent cinquante trois harengs argentés
savamment évidés — je les ai comptés.

57. AUTOBIOGRAPHIE 41

Jinchin (tremblement de terre)

Une boule de feu
fend le ciel en deux —

La nuit se referme sur la nuit.

58. CÔTE FRAGMENTÉE (MER DE URAGA SUIDÔ)

Suspendus aux rochers comme une araigne fantastique
les restes d’un filet de pêche rogné par le sel
(certainement apportés ici par la tempête d’hier)
font un clin d’œil malicieux aux ancestrales pratiques Shinto
lorsque l’on assemble, avec une énorme corde savamment tressée
deux arbres, deux rochers
à je ne sais quelle autre force naturelle.

59. HOKAÏ DE LINE

La micheline — moteur, conducteur et passagers réunis sur une unique rame — toussote
(on dirait un vieux camion diésel)

Entre Himeji et Sayo
elle serpente dans la forêt
sans cesse griffée par les bambous et les herbes
ralentissant, klaxonnant et sifflant à chaque virage
comme si la voie ferrée n’était pas assez solide

Après ce long tunnel sans lumière, étroit et sinueux
(il est impossible, ici, d’envisager croiser quoi que ce soit)
l’engin s’enfonce péniblement dans les collines en direction des orages.

60. TSUYAMA

Improbable parking sur les toits du supermarché Sogo
juste au dessus de l’immense terrain de baseball
(essence, pharmacie et victuailles…)

Le vent se lève

À l’horizon
depuis les orages en formation
quelques éclairs incandescents tranchent le ciel
blanc sur blanc, silencieux
venus de nulle part

Vie et mort de l’atmosphère

Altocumulus
&
Cumulus
&
Cumulonimbus

Montagne boisée que nous explorerons demain

Lumière intense

En direction du sud —

61. CHOSHI KOU RESTAURANT

Chez Hitachi Sakanryôri-ya
le long des quais du port de pêche de Choshi
(où nous emmène Rie, l’amie de Yôko)
nous dégustons, à la baguette
et trempé dans une sauce aigre douce
un inquiétant poisson Lamproie mi-cuit
que l’on pèche rarement, parait-il
en ces parages

Son foie, apporté sur un plateau de bois noir
découpé en cinq petites tranches roses et vertes
dépasse, tant en goût qu’en finesse
tout ce que j’ai pu manger jusqu’alors
et, surtout, se marie à merveille avec un verre de saké chaud

Sa chair, gélatineuse à souhait
ne ressemble à rien d’autre
(à moins que le cuisinier, hâbleur, nous ait servi un fragment de tête de veau à la lyonnaise)
tout comme ses intestins, dépliés en tourbillon
ou encore l’étrangeté de cette nageoire
que ma voisine de droite se plaît à sucer longuement et bruyamment

Dans ce restaurant, pour notre seul repas
j’ai compté pas moins de quatre-vingt plats divers
et ce, pour cinq personnes à table seulement
sans compter la petite vingtaine de verres de thé, de bière ou de saké.

62. PORT DE CHOSHI - 7H30

Armé d’un simple nylon et d’un gros hameçon
il sort de l’eau (en moins d’une minute)
six poissons argentés grands comme la main
qu’il laisse agoniser sur le quai

Il espère d’ailleurs capturer tout le banc qui fraye dans l’eau huileuse
et semble rendu fou par les restes sanglants de la pêche matinale.

63. QUARTIER NAKASATO

Mer verte et ciel bleu
au cœur de la nuit.

Ikkyû (Nuages Fous)

Rêve éveillé : je saute d’un immeuble à un autre dans la plus grande ville du monde
je rencontre celui qui fut mon ami
mais son visage s’effrite
une lumière forte envahit tout
et le vent transforme en sable tout ce qu’il touche.

64. KAYAMA MATAZO RETROSPECTIVE (1927-2004)

Dans une coupe d’argent
amasser de la neige

Zeami

Oirase river — 1962
Sur le côté droit du grand paravent à quatre volets
un magnifique parterre de fougères luit
en avant, en arrière — or sur or.

Winter — 1957
Corbeau naïf
sur son arbre perché
attend je ne sais quoi —

Cherry blossom at night — 1988 et 1998
La lune éclaire le grand cerisier d’une profonde couleur de lait

Pour cette autre version, datée de 1998
l’arbre flamboie sous les insistances d’une torche qui s’embrase dans le vent
et se joint au souffle circulaire de celui qui sait donner la vie aux formes les plus simples.

A black wind — 1959
Dans l’or solaire de l’hiver et des forêts
les oiseaux, affolés
tournoient
aspirés par une lente et longue force blanche.

65. LIBRAIRIE DU THÉÂTRE KABUKI ZA

Masque rapace

Cri figé
plus grand que tout visage

Foudre de voix à l’inverse du regard
qui cherche, véritablement
à sortir.

66. EN REGARDANT KOBAYASHI KOKEI

Je trouverai bientôt couleur et ligne
qui, plus que d’être simple expression
offriront la réalité à même.

67. TOWARD THE CITY

Tokyo Bay

L’autoroute à quatre voies
(près de Yokohama Minato Mirai)
s’élève, depuis les ports et les industries
sur un interminable pont suspendu et plonge définitivement...

...puis ressort vingt kilomètres plus loin
plein océan
au sein du complexe panoramique de Bay View

D’ici, en équilibre sur les flots noirs
j’observe, balayées par les brumes
les lumières de Yokohama, Kawasaki, Tokyo
Ichikawa, Ichihara, Chiba et Kisarazu

Bien qu’il soit possible, ici
de déjeuner dans de nombreux restaurants
je reste dehors, absorbé par les lointains

Quelques flammes vomissent en silence depuis les zones pétrolières

Dans mon esprit se mélangent alors les sombres photographies de Yutaka Takanashi
(de sa série Toward the city) à cette phrase acide de Kenji Miyazawa  :
La neige fondue m’a complètement trempé
allumons donc une cigarette.
 [9]

68. TOBE METRO STATION

Ouvrir la Terre
laisser le vent s’y engouffrer

Saisir ce qui, du froid
(depuis la bouche d’ombre)
aurait ce pouvoir d’éviter que le sol ne se fende -

Maître Dôgen :
Nulle part la Voie n’est dissimulée.  [10]

69. HUMAN 21

Appex
JPR
Sato Katawaki
Toli
Iso 9001
Showa
Nichirei
D’urban
Ikari
Redu
Mr Max
Tokyo Interior
Kronoike
Bravia
DHC
Canon
Nakamitsu
Hotel Rainbow
Eneos
SCEC
Shoei motors
Sankai trading
JRF 196-4468
Narita view Hotel
Smile auto
Crown 14
Shibahashi
Nanso
First wood
Anai cargo 5

&
La Coco Hotel.

70. PHOTOGRAPHIE

2011

Mont Fuji, attrapé depuis la vitre d’un taxi
entre brumes de sel et nuages (comme si rien n’était)
vers dix huit heures, ce vingt et un août
non loin de Kamakura Station

- comme si rien n’était.

71. VOL ANA 723

Force froide et force blanche s’entremêlent, s’enlacent, grandissent
jusqu’à s’obscurcir et rendre un son

Assis, en voyage, emporté dans les airs
et sur Terre
et sur mer

Notre refuge : le temps arrêté d’une vision
(d’où surgit, parfois, un peu de chaleur).

72. TOKAÏDO LINE TRAIN

Left door
Cette maison traditionnelle Nihon kaoku
d’où déborde un jardin luxuriant étrangement agencé
ferait la joie du Facteur Cheval

Les buissons de clématites, ici et là
translucides comme des nids exotiques
dressent leurs filets géants sur tous les autres végétaux -

Right door
Minuscule usine abandonnée
jonchée d’innombrables citernes, cuves, containers et autres détritus rouillés
définitivement prise au piège sous un stock de bambous morts…

Elle agonise, lentement
comme un être métallique que l’on aurait oublié de nourrir.

73. MÉDECINE CHINOISE - ISESAKI MALL

La devanture de la pharmacie chinoise
exhibe un Naja de presque deux mètres de haut
enroulé le long d’un immense bocal verdâtre rempli d’herbes rares

Si l’on entre ici
une première salle nous accueille
avec une dizaine de grands verres où lévite
dans une solution jaune
une multiplicité d’êtres fripés

Le patron, vieil homme torve et agressif
refuse vivement de me laisser approcher de son herboristerie
(monumentale bibliothèque à tiroirs d’où s’échappe une odeur âcre)

Au fond, trois, quatre pharmaciennes en tablier s’affairent
disciplinées, en silence
broyant au mortier ce qu’il me semble être des feuilles
mélangées à des petites racines jaunâtres
pour je ne sais quelle préparation inconnue...

Megalobatracus Japonicus
Crocodilus porosus Schnider
Naja Naja atra (cantor) Cobra
Agkistrodon acutus Günter
Caretta caretta olivscea
Trimesurus flavoridis flavoridis
Python reticularis

ainsi que
Erun (bébé dauphin)
attendent leur tour, patiemment
dans une dizaine de hautes jarres à formol.

74. APRÈS LA PLUIE

La réalité vient à toi. [11]
Sigurdur Palsson

Rivière noire de Kawa no kawa
près des sources bouillantes ashiyu
où l’on trempe nos pieds
jusqu’à ce que la peau devienne rouge

Immensité d’eau à l’aplomb de l’épaisse forêt

Lentement, depuis l’ombre
la végétation grignote la fin du jour

Attente et silence —

Une roche

Le pêcheur.

75. RÉGION KANSAÏ

35°41’Nord - 135°50’Est

Vallée minuscule

Végétation sauvage, secrète, impénétrable

Bascule des températures

Quelque chose tombe du ciel

Une force humide et lente —

Et cette odeur de bois fraîchement coupé.

76. KUSAKABE (TSUYAMA)

Il pleut sur les rizières

Je me réfugie dans cette petite cabane de fortune derrière la maison
entre oignons et poireaux suspendus

Attentif, j’écoute la pluie.

77. KURUMA

Subaru Legacy

Voiture profilée, luisante et noire

Les japonais aiment leur véhicule
toujours propre
impeccable bijou lustré

Signe extérieur de richesse
obsession du poli et de la technique
ou divinité mécanique qu’il s’agira de brûler
consciencieusement
au nouvel an ?

78. NOTES DE TRAVAIL (CHUO TOSHOKAN)

En suivant Lorand Gaspar

...le bruit de leau parmi les pierres (p. 50.)
lidée de la nuit (p. 48.)
la joie daller à découvert (p. 41.)
une simple résonance suffit ;
- une eau qui coule (p. 31.)
musique qui passe entre les roches (p. 33.)
poignées de semences que dispersent les vents (p. 22.)
pour que reste entière l’énigme (p. 23.)
&
lintensité dun geste... (p. 27.)

79. DANS UN LIVRE (BIBLIOTHÈQUE DE YOKOHAMA)

Pablo Picasso
La mort de Casagemas
Huile sur bois – 1901

Le monde
pour ceux qui veulent l’inventer
s’invente

Du paradoxe d’une mort sans surprise surgit la couleur bleue

Comme si une balle, dans la tête
était cette signature du don de l’un...
une béance de chair et d’os brisés où passe le vent
...pour l’autre

Qui saura en faire ce que l’on sait.

80. KAGERU

Île de Naoshima

Insecte-dragon minuscule Kageru

Coiffé d’une crête ailée qui vibre et gonfle à l’approche des intrus

Aime l’humide
et cette surface vitreuse où il se fond

Aperçu, par hasard, presqu’immobile
sur le verre dépoli de la cuisine de Soko restaurant
(à l’arrière de la boutique)

Semble m’attendre —

D’un petit mouvement de tête
me fait comprendre que nous ne pouvons partager le même territoire.

81. KONAN MACHI

Volcan Bandaï

Les étoiles d’hier sont là
une planète scintille
la fraîcheur nous entoure —
nous vivons
et nous le savons.

82. GUMIYOJI

Une cigale, noire comme un morceau de charbon
s’écrase violemment contre la vitrine du vendeur de beignets Furai
puis agonise un temps, sur le dos
après avoir laissé filer un improbable crissement.

83. NAN TU I YUN

Eau glaciale depuis les hauteurs

Torrent bruyant -

Dans la forêt
une immense vasque d’eau claire
envahies de pierres plates

Choc des températures

S’immerger le corps en entier

Selon nos envies, le milieu
notre esprit (bien qu’harnaché du sac des pensées)
s’ouvre
ou se laisse attraper par des dents invisibles.

84. GUMIYOJI NO KANE

Oshô Gatsu (rituel du nouvel an)

Demain, comme tous, comme toutes
j’irai au temple
lire le papier roulé de ma destinée

Sortir de la maison à tout prix
respirer profondément
la chaleur du soleil.
 [12]

85. UN RÊVE

2011

Longue pluie de cendres sur la neige

­— une fin
ou un commencement ?

86. NAGI SAN

Sur la montagne de Nagi (1255m)

En suivant, à pied, le torrent Nan to i Yun
au dessus de Tsuyama

Baignade, eau glaciale et pierres coupantes

Ici, seules la roche noire et la végétation me comprennent

Lecture de Ko Un

Prends ce chemin il mène au Nirvâna

Pas question
moi j’irai mon chemin
sur les rochers ou dans l’eau
. [13]

87. TSUYAMA

La pluie s’abat sur les rizières

Quelques éclairs déchirent le ciel

Montagne dévorée, sombres nuages

Le niveau des eaux monte dangereusement

Les insectes se taisent
laissant la place, toute une nuit
à un déferlement sonore de minuscules grenouilles et autres batraciens

J’enregistre cette symphonie fantastique
depuis la salle de bain
espérant ainsi protéger mes microphones de la pluie

Le lendemain matin
le ciel a viré au noir et semble sculpté

La rivière Tsuyama no kawa charrie une matière grisâtre

Bientôt retournée à l’océan
l’eau claire, souillée
redeviendra pure.

88. UN SON, UNE VISION

Une cigarette, dehors, vers minuit

De temps à autre un insecte grille, poliment
sur les lignes à haute tension.


89.
DE YOKOHAMA À KYOTO

Sept vues du train

Fujisawa  : une dizaine de pêcheurs dans l’eau glaciale jusqu’à la taille —

Lecture de Kenji Miyazawa  :

Ce corps : qu’il s’éparpille
en mille morceaux dans le ciel
. [14]

À l’orée de la forêt, près de Minami Ashigara, la porte Shinto rouge-sang ouvre l’espace d’une sente d’où semble naître une respiration —

Lecture de lAshtâvakra Samhitâ :

Se risquer à penser l’impensable, c’est encore épouser la forme d’une pensée. C’est en renonçant à cette fiction qu’en vérité réel est l’être. [15]

Voiture 94C : trois grand-mères (comme du bois brûlé) ; en face, les écolières, jambes blanches sous leur minijupe stricte semblent accepter leur sort, sans se soucier des vieilles, sans se soucier de moi —

Lecture de Saigyô  :

Celui qui croit rejeter le monde
l’a-t-il vraiment rejeté ?

Celui qui ne le rejette pas
pourra peut-être un jour le rejeter.
 [16]

Odawara  : toujours de riches jardins potagers le long des rivières —

Lecture de Blaise Cendrars  :

Pourquoi j’écris ?

Parce que... [17]

Cimetière dans la zone industrielle de Toyokawa  : la cheminée fume, les morts sont brûlés —

Lecture de Kenneth White  :

Eh, petit frère, nous en sommes tous, du Pays Noir. Quelques-uns d’entre nous essaient d’entrer au Pays Blanc. [18]

Atagawa station : quelques hautes cheminées de bois crachent une épaisse fumée claire. Les bains, vus d’en haut (le chemin de fer surplombe la petite ville) ressemblent à d’immenses radeaux à la renverse, coque blanche ouverte sur une machinerie ancienne, toute de bois, supportant, à elle seule, le bien être de l’équipage improbable caché en son sein —

Lecture de Henri Michaux  :
L’homme qui sait se reposer, le cou sur une ficelle tendue, n’aura que faire des enseignements d’un philosophe qui a besoin d’un lit. [19]

Le train vibre à chaque tournant et siffle sous les tunnels ; j’écoute claquer ses vertèbres ; j’enregistre de tels sons, presque chaque jour, pendant un mois.

(De Yokohama à Kyôto / JR Line / 8 changements – 7h de voyage...)

90. RYOANJI

Kyoto

Au-delà de cet étrange jardin de pierres flottantes
(de la pierre sur de la pierre)
et de l’espace irréel des mousses Kokedera
la forêt - le domaine des oiseaux -
nous accueille
malgré toute sa sauvagerie.

91. MONTAGNE DE NAGI

Genko aux 1000 années...

(Mimasaka area)

Ascension tortueuse pour le temple de Bodaiji

La route
envahie d’herbes folles, de feuilles et de branches
est finalement bloquée, à mi-parcours
par une avalanche de boues et de pierres

Cette année, hélas
nous ne pourrons pas voir le gigantesque arbre millénaire.

92. TOBE

Près du temple, cette nuit
une carcasse de cigale visitée par les fourmis

Seul reste au sol cette aile nervurée
encore ferme et luisante
vestige immobile de qui savait voler.

93. LES SPHÈRES (CARNET 27)

Chaleur quasi-tropicale. Progressivement, je m’adapte à l’humidité ambiante. Et je transpire, je transpire... La vasque de porcelaine (où à une époque aurait vécu Kingyo, le poisson chinois) laisse flotter deux étranges sphères bleutées : elles partagent cet enclos avec un minuscule nénuphar dont les feuilles ont grandi de plus de dix centimètres en trois jours. Quelle est cette force qui le nourrit ainsi ? En accompagnant, à ma manière, tout ce petit monde, je transpire, je transpire...

94. LESPACE DE LA MER ET DES VOLCANS

Côte fragmentée. Village de pêcheurs. Iles découpées comme des ombres flottantes. Un poissonnier nous accueille dans la gare de Odawara. Sur l’étal de bois, parmi la dizaine de harengs, les bulots, les crevettes et les calamars, un poulpe encore vivant cherche sa place entre deux monticules d’algues vertes où scintillent des milliers de cristaux de sel.

95. TOTTORI SAKYU

Guidés par l’ordinateur de bord de notre Toyota Voxy Hybrid
nous traversons les nombreux tunnels qui percent la montagne volcanique
puis l’autoroute serpente longuement au-dessus des lacs

Dune géante de Tottori Sakyu
sur les grèves de la mer du Japon
juste en face de Vladivostok (Russie)

Le sable, incroyablement blanc et fin, s’effondre dans l’eau huileuse où fraye
immobile au-dessus des eaux
un improbable bateau-usine mangé par la rouille.

96. ÉCRITURE MINUSCULE

Sur le balcon

Quelques feuilles sèches bougent toutes seules avec le vent —
— ma petite fille s’interroge.

97. 7H30

L’instant, quel qu’il soit
s’il est regardé et apprécié dans sa nudité
s’enflamme
et nous livre à la beauté

Être disponible —

À tout moment l’aube paraît.

98. SUR LE BALCON

Un sol de terre volcanique et de coquillages

Parmi les pots de grès et les quelques arbres tropicaux qui s’enracinent ici
(plantés par Kinuko, la mère de Yôko)
une statuette de bois intitulée Guam
me regarde, les yeux tendus
tandis que se faufile entre les feuilles du Lotus un grand scolopendre couleur de miel

Il se recroqueville, brutalement
dès que je le touche avec la pointe de mon stylo.

99. TYPHON

Le journal Asahi annonce, pour ce soir, l’arrivée d’un typhon sur le nord-est du Japon. Vers 18h, le ciel s’assombrit, se gonfle, puis soudainement se cabre en éclairs et trombes d’eau. Finalement, vers 19h, et malgré ces prémisses violentes, la radio annonce qu’il évitera la baie de Tokyo.

100. SUZUME BACHI

Une grande guêpe Suzume bachi
pattes arrières brillantes
chargée de son butin de pollen
voltige lourdement entre les herbes

Avec son poids à elle
elle semble aussi lourde que moi

Avec son poids à elle n’est-elle pas la plus lourde des abeilles ?

Reine, certainement, en ces lieux.

101. MYOO

Face à face avec Myoo
imposante déité irritée
en poste à l’entrée du temple
(la sculpture est cachée derrière un épais grillage)

Poussières d’encens, odeur de feu —

Suis-je l’ami ?

Suis-je l’ennemi ?

Ardent défenseur, aide-moi !

102. KANNON LA BLANCHE

Le sourire de Kannon la blanche
déesse gigantesque qui dépasse les cimes de la bambouseraie du cimetière de Totsuka
réveille une peur ancienne qui hanta quelques-unes de mes nuits d’enfant

Chez notre arrière grand-mère maternelle 
une divinité courroucée ornait un grand meuble laqué rapporté d’Asie

Face colérique
vénéneuse
avec, sous l’œil fendu
ce lointain psychique qui semblait dire :

Chez moi, il ny a ni vie ni mort  !

103. MER DE URAGA SUIDO

Baignade sur la plage d’Oiso
sud-sud-est de Yokohama
près de la maison du 12ème siècle où Saigyô (1118-1190)
aurait composé quelques poèmes essentiels

En contrebas, un arbre torturé prend racine
et incise le lit asséché d’une minuscule rivière

Non loin de là, l’autoroute à deux étages Chuô-line serpente — dragon sonore gigantesque
dont on ne perçoit ni la queue
ni la tête

Lecture de Saigyô :

Quel monde !
l’on s’y attache
l’on s’y attache
seul celui qui le rejette
sauve son corps.
 [20]

104. LE CYCLE DE LEAU

Au musée, Tokyo

Gigantesque rouleau calligraphié noir et blanc
installé ici
à l’horizontal
que l’on explore longuement
en marchant

La Terre et ses montagnes les plus escarpées

Vallées, fleuve en crue et océans
les animaux, les Hommes (leurs métiers) —

— techniques d’encres diverses
d’où se dégage, à chaque instant
un souffle essentiel

Kuo Hi a dit :

La forme de la montagne change d’un pas à un autre [21]

Gigantesque cascade nourrie par les glaces

Torrents, rivières, roches et pins tourmentés

La fraîcheur (depuis ce désert de haute altitude)

Mi Fou à dit :

Un ruisseau jaillit des profondeurs, la cascade semble avoir une voix [22]

Regarde la vivacité de ce grand rapace, tout là-haut, qui plane, tourne et plane et sait tout du monde ; plus loin, ce village de pêcheurs au sortir des méandres ; et les champs, alentours, qui s’enroulent sur les pentes veinées de ruisseaux scintillants…

Mong-tseu à dit :

Un cœur disponible est seul capable de capter dans l’objet ce qu’il porte en lui d’inexprimable [23]

Falaise abrupte, forêt dense et sauvage
pins tordus sur les sommets —
— géologie complexe
réalité sans cesse changeante de l’atmosphère

Cet ermitage parmi les brumes

Et, bien au-delà de la Porte du Mystère
passée l’immensité glacée du vaste océan
un gigantesque dragon souriant danse, solitaire
sur l’échine d’une tempête.

105. CHUÔ - LINE

Kotagawa express
Tomaki 0062
Kanamoto DPD 10725
China shiping
Rikuo kotsu
Toto kanto
Vantec
Sinotrans
Hutech norins
Wan hai
Land carny
Cold express
Eneos
Voxy
Alto
Estima
Skyline
Granvia
Corollla
Shinmaywa
Condor
Cube

&
Avenir

Capella
Colt
Grandis
Arrai 7
MPV
Noah
GT Cruise
Familia
Move
El Grand
Aeras
Carina
Mira
Teana
Stream
Imprezzo
Loge
Raum
Ame
Probox
Vanguard
Acty
Spacio
Passo
Edix
Wish
Regius
Note
Porte
Vitz
Crown
Vista
Orthia
Dion-Excell
Win Groad
Mark 2
Legacy
Max

&
Liberty.

106. RÊVE DU DRAGON RYÛ

Pour Emmanuel Petit

Sur ton dos, emporté, je vole
et la vitesse, les hauteurs, les chutes brutales
l’air pur, tout là-haut
nous offre ce que du monde nous n’avions jamais soupçonné

Un être plus grand et plus fort nous soutient
(il était là, à nos côtés, nous n’en savions rien)

Aujourd’hui plus grand encore qu’hier

Après notre mort — mémoire de notre vie grandie à sa recherche.

107. KABUKI-ZA

Tokyo, théâtre Kabuki

1.

Juste avant le combat final
il se dénoue les cheveux
tout en balayant définitivement ses adversaires

D’un simple regard.

2. Kakegoe

Trois, cinq, sept spectateurs
connaisseurs
lancent le cri du clan
au bon moment —

Kobaïa  !

3.

Déguisé en clochard
il s’introduit dans la cours des grands
espérant, par vengeance calculée
tout effondrer.

4.

Dans la manche de son Kimono
une lettre cachée.

&

5.

Les musiciens, invisibles
n’apparaîtront pas.

108. SUR LE BALCON

Aujourd’hui, chaleur et air sec. L’orage de ce matin s’est déplacé rapidement puis a disparu vers l’ouest. Les plantes, avec le vent, se sont asséchées. Dans chaque pot fourmille une multitude d’insectes. Comme des bolides, ils courent si vite que la folie humaine de la gare centrale de Yokohama, traversée tout à l’heure, me semble presque désuète.

109. DANS LES JARDINS DU TEMPLE

Lorsqu’on jette un ballon dans un torrent,
il ne s’arrête même un instant.
 
Takuan

1.

Au sol
six grosses pierres rondes (recouvertes de pièces de monnaie)
avec, à leur extrémité
une myriade de petits tétons en galets.

2.

Un papillon verdâtre s’accroche à ma chaussure

Je n’ose plus bouger
de peur de briser son nouvel espace familier. 

3.

Lotus Nelumbo nucifera

Au centre de cette large feuille grasse
l’eau, piégée - un bijou lumineux.

4.

Une minuscule chenille fluorescente Aomushi
agite lentement sa queue en guise de tête
pendant que le reste de son corps disparaît sous les branches.


110.
JOURNAL D E-NO-SHIMA

35°17′59″Nord — 139°28′49″Est

La petite île, habituellement traversée par des vents violents, s’écroule aujourd’hui sous la chaleur. De nombreux rapaces errent ici, sur les hauteurs, portés par le souffle du large ; l’un d’eux me frôle et je croise son œil noir. Plus bas, les cigales sifflent comme des animaux fantastiques. Après quelques enregistrements, avec Seijiro, près du sombre cimetière enfoui dans la bambouseraie (où nous dévorent un millier de moustiques) nous nous attablons au bord des falaises pour goûter, à la baguette, Sazae, un énorme coquillage marin.

111. GUMIYÔJI SHÔTENGAI

Ennichi

La vieille s’approche des hautes marches de bois qui, automatiquement, s’allument

Elle prie, les mains jointes, quelques instants
puis retourne s’asseoir sur le banc et grille cigarettes sur cigarettes, machinalement

Les vœux de papiers Omikuji vibrent comme un nuage d’insectes

Deux, puis trois cigales se taisent

La nuit est là

Au loin, par lentes effluves, les cris de la fête des enfants.

112. NARA

Temple de Tôdaiji, région Kansaï

Ici, les cerfs (Sika Cervus Nippon) circulent librement

Plus qu’à la spiritualité où à je ne sais quel autre chemin de vie
— arrivé au sommet de la montagne, continue ta route
ils s’intéressent à nos victuailles

L’un d’eux, habile et franchement brutal
s’est jeté sur la glace de la pauvre petite Kyô
(elle est revenue vers moi en courant et en pleurant)

D’amis les voici devenus ennemis —

Lecture de Ko Un  :

La grande salle du temple

Une grande erreur

On aurait dû
s’en aller dès la porte d’entrée du temple.
 [24]

113 . ISSE SHIRINE

Nous tournons tous, là autour
papillons attirés par la lampe

Est-ce ainsi que s’enracine la grande erreur ?

Aujourd’hui tout comme hier
demain certainement encore
course folle (astres dans le ciel vide)
pour quelques millions d’années

Le temps s’arrête

Les arbres sont des géants.

114. CARNET 27

Premium Quality Tabacco

J’abandonne mes cendres au pied d’une plante tropicale. En profitera-t-elle ? L’air traverse mes poumons et redonne toute sa chimie à l’air - pourquoi ne pas l’offrir au massif qui ploie sous le vent ? Comme les plantes, je voudrais me nourrir avec toute la surface de mon corps. Être celui de l’atmosphère, de la terre et de l’eau.

115. SHIMENAWA (OCÉAN PACIFIQUE)

À l’équilibre
d’une roche à une autre roche
cet agencement de cordes savamment tressées vibre avec le vent

Bientôt mangé par la rapacité des eaux tumultueuses.

116. SAGAMI-NADA SEA

Ferry — Uraga Channel

Le cycle de l’eau

Bleu
et gris bleu
(presque noir)

Le son des sons —

Un jour, soyons-en certain
nous rejoindrons les profondeurs de l’océan.

117. MER INTÉRIEURE

Inland sea

Ici-même
l’horizon bascule

Le moteur du ferry mélange vibrations
gasoil et basses fréquences
à l’épaisse eau volcanique

De temps à autre, des profondeurs de l’océan
émerge une méduse quasi translucide
dont l’aspect nuageux et sucré n’aura pas échappé à cette mouette cruelle.

118. TEMPLE DE KAMAKURA

Une mouche minuscule
corps en or, ailes métalliques et bleutées
se pose, paisible
sur la feuille du Lotus
pour quelques instants à l’abri du vent.

119. DRINK COMPANY (YOKOHAMA - QUARTIER NOGE)

Le vieux japonais, un pack de six bières Asahi dans chaque main, saoul, chante, en titubant. Il remonte la pente d’asphalte, lentement, sourire aux lèvres, enfin lâche un crachat, toujours en souriant. Plus bas, les trains climatisés tracent en silence leur filament de lumière et disparaissent, un à un, tandis que le ciel étoilé se mêle à la complexité lumineuse de cette étrange cité humaine.

120. SODA LIST

Suntory Dakara-Pokka-Unsui Ringo-Meiji-Pepsi nex zero-Espresso-Dakaui ta-Cocao-Bikkle-Black boss-Primedge-Amino supli 3-Senoby-Fanta grape-Gatorade-Misslaron-Roots Mr Farmer-Fire-Afternoon tea-Fire-Aroma black-Kilimanjaro-Vintage label-Fire African-VX11-MissParlor-Royal milk tea-Vitane C-Aromax-Zero max-Roots-Wonda-Calpis soda-Pocari sweat-Nescafé-Bitter roast-Welchs-Lemon tea-Café de crié-Mitsuya cider-Demitasse shot-Minaqua aquatherapy-Crystal geyser-Jet café-Clear rich-Felice-Body shot-Volvic from France-Café au lait-Special-Jet café-Bircleys-Sangaria Regular-Fibemine-Nectar-Tropicana-Amino valve BCAA-Big-Green tea-Fire café zero-Sprite-Aromax-VCC blended coffée-Cocoteen-Aquarius-Extrabitter-VCC Super-100%Orange juice-SAORI-Kirin hot lemon-Super H20-Thé au Jasmine-Fire black special-Georgia-Premium clear-Mountain Dew-Vitamin water-The Royal-Premium clear-Bitter roast-European-Emerald mountain Label & Rainbow.

121. RED MEMORY

Autobiographie 43

Un soir
comme un autre soir —
il regarde les étoiles et se surprend à pleurer

Un soir
(sans rien)

Un peu d’alcool aura suffit à tout faire basculer.

122. GROTTE D’ E-NO-SHIMA

{}Pour Seijiro Murayama

Une inexplicable lumière noire écrase notre nuque

Nous descendons encore plus bas
là où l’humidité et la chaleur s’unissent jusqu’à former une brume immobile

Sur cette stèle
mélangeant roche volcanique et cristaux de sel
nous déchiffrons le poème du vent et de l’eau

À l’extrémité du boyau souterrain
un gigantesque serpent, lové
tête blanche, fendue
nous attend.

123. CHOCHO

Le long de la plage d’Oiso
je ramasse un large papillon noir

Je l’ouvre délicatement et le place dans mon carnet

Ses ailes sont croustillantes
et son corps ressemble à une crevette ayant enfin réussi à voler.

124. DANS LA FORÊT

Une forme noirâtre
à l’affût
dans les interstices de la roche

Le souffle du large

Quelques pétales emportés par le vent

Et ces gigantesques bambous, entrechoqués
qui composent une musique naturelle sur un sol de feuilles blanches.

125. LES ORAGES (YOKOHAMA)

L’été, brutal
associé à la fatigue
aux insectes stridents et à l’humide
tout à coup vibre et s’écroule

Une fraîcheur nouvelle
(née de l’entente entre un corps, une vision et l’éclair) se déploie
sensible et nue
au détour de cette rue où le pollen danse avec le vent.

126. GINKAKUJI TEMPLE (KYOTO)

{}Pour Yoshimasa Ashikaga

Toute une vie à l’écoute de la montagne et des forêts

Si tu marches
lentement
entre les arbres et les rochers
tu percevras le grand silence.

127. KYOTO

Aucun mérite !
Bodhidharma

Ici
où se rencontrent la rivière Kamo et la rivière Takano
s’étire, en une parfaite pointe de flèche
le parc, glacial et enneigé
du sanctuaire Shinto — Shimogano Shrine.

128. FUNATSU (FUKUSHIMA)

Si tu t’approches des nombreuses stèles
enfouies sous les racines et les feuilles du temple de Funatsu
(juste en face du volcan déchiré de Bandaï)
un long serpent gris et visqueux t’accueille
en souriant
puis glisse, lentement, le long du mur
avant de rejoindre l’épaisseur des fourrés

En sachant que tes ancêtres vivent ici
quand bien même seules quelques cendres persistent
écoute ces paroles éparses qui luisent entre les pierres :

Je te parle depuis ce corps de cendres
je continue son souffle
(très haut, très loin)

J’essaye, avec les mots
de comprendre un peu du monde
et le monde me répond
silencieusement
depuis l’abîme qu’il connaît.

129. HANEDA AIRPORT

Vol 723-1-6

Une forme
détachée de la plus haute des atmosphères
est venue jusqu’ici

Évidence aussi étrange que naturelle

Les machines (nos véhicules)
enveloppées de métal, de plastique et de verre
puissantes et bruyantes comme le tonnerre
et plus légères que l’air : comment cela est-il possible ?

J’ai vu
depuis cette mer noire et tumultueuse
une forme se détacher

Et lorsque je me suis approché
elle a pris feu.

130. KURAGE (LES MÉDUSES)

Mer de Uraga Suidô

Baignade dans le Pacifique

Eau sombre, volcanique, presque douce
(le sel qui cristallise la peau ne semble pas exister sur ces grèves)

Le sable est noir ; l’horizon : noir
je m’éloigne à la nage
d’une centaine de mètres, pas plus
à cause des grandes méduses sucrées qui, parait-il
frayent à cette époque sur la côte.

131. MER DE URAGA SUIDO

Garuda Indonesia s’approche
pour draguer le sable volcanique
et pivote, lentement, pris par les courants profonds

Il nous offre, tracé d’ocre rouge
sur l’aile droite de son flan métallique
ces quelques chiffres

37333 - 250 800 t

Puis il s’enfonce et disparaît sous la brume océanique.

132. TAIHEIYO

Route du Tôkaīdô

Les surfeurs tentent leur chance
mais l’océan reste calme

Je me laisse rouler, à mon tour, par les vagues du Pacifique

Quelques haut-parleurs disséminés crachent une musique inaudible

Le panorama est étrange —
la double voie périphérique
élevée sur de gigantesques pilotis
passe très proche de la plage
(sous ses arches bétonnées se disputent trois paillotes où il est possible de manger copieusement pour quatre cent yens)

Nous décidons de déjeuner un peu plus loin
dans une taverne populaire Soba-ya
au bord de cette route qui serait l’une des plus ancienne du Japon

Menu : nouilles froides Soba
avec une énorme crevette frite façon Tempura

Le patron, bel homme ridé et souriant
nous montre une très vieille lampe-tempête

Depuis toujours, selon lui, elle attire les voyageurs.

133. HAKONE LAC ASHINOKO

Une Torii
— porte Shinto rouge sang —
au bord du lac noir

Sous l’eau brillent quelques pièces

Les montagnes ont définitivement disparu dans la brume
mais je sais que tout là-haut
derrière les futaies
se cache Fuji San.

134. MÉTÉO

Taïtô-zaki

Selon la diversité des nuages
de la vitesse du vent, de la lumière
de la présence ou non des vagues
l’eau du Pacifique vire en un large précipité rougeâtre.

135. CARNET 28

Trois jours sans écrire —
comme si l’éternité m’avait mangé.

136. OCÉAN PACIFIQUE

Baie de Sagami, Japon — décembre 2011

Seul
sur cette grève
ne sachant plus grand chose

Un froid épais

La densité n’est pas donnée à qui croit la posséder

Le rythme premier
depuis le fondement de toute existence

Main gauche au plus proche du feu
main droite
mélangeant algues et eaux

Face à l’océan

Essayant de comprendre, des nuages, la structure sans cesse changeante
d’où les saisons s’expriment comme l’or des origines.

137. CARNET 28 (SAISON DES PLUIES)

Ce nuage-là
marque l’attente
des éclairs

Bashô

Je grimpe sur le petit toit terrasse de la maison familiale de Yokohama
quartier Nakasato

Fuji San apparaît
gigantesque
coiffé de longues langues de neige

Il laisse rapidement sa place à une cité en feu
si humide
que l’on se demande si les orages qui désirent s’abattre
chaque soir
ne viennent pas jusqu’ici
dans la fournaise
pour y puiser le maximum de leur force.

138. CARTE POSTALE

Cette vie de mots
comme autant de forces changeantes
(constamment changeantes)
révèle
sous la noirceur du fruit
un être lumineux

Qui emporte toute la comédie.

139. X-LINE

Soyez toujours prêt à être surpris
Swâmi Prajñãnpad

Le mot voyage aurait-il perdu son sens ?

Enfermés, vitesse extrême, dans cette carlingue
à je ne sais combien de mètres d’altitude

Vue haute, vue blanche

Le mot voyage n’est plus un mot
mais un acte solitaire
qui m’observe
immobile
et me grille les pupilles au travers de ce hublot glacé

Vue blanche — depuis l’enfer coloré des cités
jusqu’à ces grèves volcaniques
peuplées d’oiseaux

Je voyage et donne un peu de moi
sans exiger, en retour, quoi que ce soit

Un souffle me pousse et me nourrit

Je le laisse me traverser
comme la vague enrichie de tout l’océan.

&

140. JR LINE - 17 SEPTEMBRE

En train, fatigué

Soudain le volcan apparaît
très loin, petit, géométrique et parfait

Impossible de ne pas saisir l’influence d’une telle abstraction
sur les esprits, les motifs artistiques, la pensée
jusqu’à la forme même de ce train qui nous emporte

Fuji San : je n’arrive pas à le saisir avec mon appareil photographique

Est-ce un signe ?

Puis la nuit tombe très vite sur le fracas des rails
et la luminosité de la cité qui s’approche embrase tout.

ENVOI

Vol 051Boeing 777/200 IGW

L’océan, blanc
à l’extrémité de l’aile de l’avion
avec, pour horizon
(bien au-delà des nuages d’altitude)
du bleu jusqu’à l’infini
et, là-dessous, un autre océan
encore plus blanc.

—  — — 

Lionel Marchetti - Japon - 2006 / 2014

P.-S.

Photographie - © Lionel Marchetti / Seto Inland sea - 2015

- - -

Notes

[1Ko Un, Qu’est-ce, Poèmes zen, trad. du coréen par NO MI-Sug et Alain Génetiot, éd. Maisonneuve & Larose, 2000, p. 67

[2Gary Snyder, in Amérique : Ile-Tortue, trad. Brice Matthieusent, éd. P.J.Oswald, 1977

[3Kenneth White, in En toute candeur, trad. Pierre Leyris, éd. Mercure de France, 1964, p. 87

[4Kenneth White in Hokusaï ou l’horizon sensible, Prélude à une esthétique du monde, éd. Terrain vague, 1990

[5Hakuin (1685-1768)

[6Vijnanabhairava Tantra, in Daniel Odier

[7Taisen Deshimaru, in L’esprit du Ch’an, éd Albin Michel Spiritualités vivantes, 2000

[8Blaise Cendrars, in Au cœur du monde, éd. nrf Poésie/Gallimard, 1991, pp. 17 & 18

[9Kenji Miyazawa, in Printemps et Ashura, éd. fata morgana, traduction de Françoise Lecœur, Francis Coffinet, 1998, p. 23

[10Maître Dôgen (1200-1253)

[11Sigurdur Palsson, in Sur le chemin de Krisuvik, Poèmes de hommes et du sel, éd. La différence, 2011, p. 101

[12Ishikawa Takuboku, in L’amour de moi, traduit du japonais par Tomoko Takahashi et Thierry Trubert-Ouvrard, Arfuyen, 2003, p. 43

[13Ko Un, Qu’est-ce, Poèmes zen, trad. du coréen par NO MI-Sug et Alain Génetiot, éd. Maisonneuve & Larose, 2000, p. 7

[14Kenji Miyazawa, in Printemps et Ashura, éd. fata morgana, traduction de Françoise Lecœur, Francis Coffinet, 1998, p. 31

[15Les paroles du huit-fois-difforme (Ashtâvakra Samhitâ), dialogue sur la réalité, traduit du sanskrit par Alain Porte, éd. de l’éclat, 1996

[16Saigyô, in Vers le vide, trad. Hiromi Tsukui et Abdelwahab Meddeb, éd. Albin Michel Spiritualités, 2004

[17Blaise Cendrars, in Au cœur du monde, Feuilles de route, éd. nrf Poésie/Gallimard, 1991, p. 90

[18Kenneth White, in En toute candeur, éd. Mercure de France, 1964

[19Henri Michaux, in Poteaux d’angle, éd. nrf Poésie/Gallimard, 2007, p. 18

[20Saigyô, in Vers le vide, trad. Hiromi Tsukui et Abdelwahab Meddeb, éd. Albin Michel Spiritualités, 2004, p. 50

[21In Esthétique et peinture de paysage en Chine (des origines aux Song), trad. et présentation de Nicole Vandier-Nicolas, éd. Klincksieck, L’esprit des formes, 1987

[22Ibid.

[23Ibid.

[24Ko Un, Qu’est-ce, Poèmes zen, trad. du coréen par NO MI-Sug et Alain Génetiot, éd. Maisonneuve & Larose, 2000, p. 41

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