La Revue des Ressources

Jusqu’aux confins de l’écoute 

La musique de Sam Dunscombe

vendredi 5 avril 2024, par Yann Leblanc

Jusqu’aux confins de l’écoute 
la
musique
de
Sam Dunscombe

Photographie / Sam Dunscombe

FACE A – Two Forests

Sons de la forêt. D’abord des chants d’oiseaux, une multitude. Un espace foisonnant qui ne cesse, simultanément, de s’ouvrir et de nous envelopper. On sent la présence des arbres, le couvert végétal bruissant à travers lequel la lumière se diffracte en tâches étincelantes. Chants d’oiseaux provenant de toutes parts, plus ou moins proches ou lointains, légers bourdonnements, vibrations. Par des percées de sons et de silences sur la trame du vent dans les feuillages, ils rythment et composent l’espace. Ce dernier existe par lui-même, en dehors de notre présence ou celle de la compositrice, et pourtant nous sommes dedans. A l’intérieur d’un vaste ensemble vivant dans lequel notre attention peut aussi bien s’exacerber à l’extrême, pour capter les moindres frémissements, se focaliser sur des motifs particuliers, que se laisser flotter dans l’indistinct, à la dérive. Ce n’est toutefois pas à une errance aléatoire que Sam Dunscombe nous invite. Peu à peu quelque chose s’immisce dans ces sons de nature, s’insinue doucement dans notre perception. Des ondes se fondent dans le paysage, émergeant de lui, retournant à lui. L’espace se fait encore plus enveloppant et ouvert, se déployant avec lenteur et sans heurts, en intensités variables. Les fluctuations forment ici une continuité complexe faite d’harmoniques ténues, de strates discrètes, de rythmes éphémères et cependant profondément présents. C’est un monde de présence, que la compositrice a façonné avec un soin et une méticulosité absolument remarquables. C’est un écosystème sonore où les traitements, le mixage, tout l’apport de l’électronique s’agencent et se manifestent dans une sorte de symbiose avec les enregistrements de terrain, tout en y frayant des cheminements de rêve. Peu à peu tout se soulève, le paysage se dilate, temporalités et espaces s’enchevêtrent et il en va également ainsi au-dedans de nous-mêmes. Puis doucement cet univers en expansion se resserre, la clameur s’estompe à l’exception des sonorités d’une forêt, différente de celle du début, où peu à peu nous pouvons reprendre pied dans le présent.

FACE B – Oceanic

Un continuum sonore, qui rapidement forme un motif itératif. Ce sera l’ossature vivante et ondoyante de la pièce. Et tout de suite l’eau. Au départ un doux clapotis de mer étale, mais bientôt le lent soulèvement de la houle, l’omniprésence des vagues qui se brisent. Déferlements, ressac dont la caresse se fait de plus en plus insistante. Flux et reflux infatigables, forces immuables et constamment mouvantes. C’est le bercement sauvage des flots. Ils roulent, grondent sur les rivages retentissants. Ici encore, ce sont plusieurs enregistrements de différentes plages savamment travaillés et composés de manière à brouiller nos repères, mais sans jamais nous perdre ou nous noyer. Les vagues proviennent de toutes les directions, les courants se croisent et forment un champ de tensions et de remous que Sam Dunscombe articule merveilleusement avec le motif de drones initial, lui-même en constante variation. Toutes les fréquences sont ajustées les unes aux autres, tout entre en résonance. Des basses viennent renforcer la démesure de cette masse fluctuante, des sons plus aigus en accompagner les rythmes et soulèvements. L’océan se déverse dans nos oreilles, inonde notre être.

Alors le grand large, en nous, se fait jour.

C’est sur une approche tout à la fois scientifique et artistique que Sam Dunscombe s’est basée pour composer ces deux pièces. Spécifiquement réalisées pour accompagner les thérapies assistées par psychédéliques elles sont néanmoins, en elles-mêmes et par elles-mêmes, des expériences musicales puissantes.

En France, les thérapies assistées par psychédéliques n’en sont qu’à leurs balbutiements. La première étude française, portée par le service d’addictologie du CHU de Nîmes, n’a démarré qu’en février 2024. Elle s’intéresse à certaines propriétés de la psilocybine dans le traitement de dépressions persistantes accompagnées de dépendance à l’alcool. Mais bien d’autres substances existent, aux multiples indications, utilisées de manière encadrée depuis déjà un certain temps dans les pays anglo-saxons ou encore en Suisse. Il semble que la musique tienne une place importante dans ces thérapies, sans pour autant faire l’objet de véritables considérations, pourtant essentielles, quant à son choix ou à son mode de diffusion. Comme bien souvent la musique classique, ou encore la world-music commerciale new-age, sont d’emblée adoptées comme s’il n’existait rien d’autre, alors qu’en fait les possibilités sont innombrables.

Cela me rappelle une expérience de stage aux côtés d’un musicothérapeute, auprès de patients en hôpital psychiatrique. Les séances de groupe comportaient toujours un moment d’improvisation collective, enregistré, où chacun pouvait jouer de l’instrument de son choix (l’éventail était large). Le musicothérapeute donnait le signal de départ, puis tout au long de la séquence il était présent avec ses sons, ses gestes, ses regards. Parfois il battait la mesure, cherchant globalement à coordonner et structurer l’ensemble de ce qui était produit. Tout cela durait 10 à 15 minutes environ, puis le musicothérapeute mettait fin à l’improvisation. L’enregistrement réalisé était écouté et commenté par le groupe. Le musicothérapeute cherchait à faire prendre conscience à chacun de la place qu’il avait prise dans le processus groupal de création. Ses critères pour évaluer si le temps d’improvisation avait été positif étaient les suivants : est-ce que vous vous écoutiez les uns les autres ? Est-ce que vous avez fonctionné en harmonie les uns avec les autres ? Est-ce que vous avez créé du rythme, de la mélodie ? Pour lui, rythme, harmonie et mélodie étaient à la fois les ingrédients de base de toute musique digne de ce nom, et aussi le signe d’un mieux-être psychique. Il s’était donc fixé pour objectif d’amener les patients à jouer autant que possible de cette façon-là et généralement, les séances d’improvisation étaient en fait dirigées, orientées. L’atelier de musicothérapie prenait alors souvent des airs de cours de musique.

Mais quand un patient se lance dans un solo frénétique, faisant fi du tempo impulsé, s’autorisant des sonorités discordantes, est-ce forcément le signe qu’il va mal ? Et s’il était au contraire en train de s’essayer à une forme d’expérimentation sensible et créative ? S’il était juste fan de free jazz, de musique expérimentale ou tout autre chose ?

Sam Dunscombe, par sa pratique musicale extrêmement diverse et variée, par sa connaissance approfondie du phénomène sonore et de son fonctionnement, est parfaitement consciente qu’il y a bien mieux à faire que de se cantonner à des styles musicaux standardisés et dominants.
« Je voulais montrer qu’en adoptant une pensée radicalement différente du son (en s’intéressant à l’interaction des tonalités dans l’espace, à cette limite poreuse entre environnement et musique, au fait que tous les sons sont vibrations et que la vibration nous atteint et se propage à travers nous), nous pouvions procurer aux auditeurs une sensation d’immersion et de contemplation bien plus profonde, éloignée de nos postures d’écoute musicale habituelles. » explique-t-elle dans l’interview. Le pari est réussi. La démarche de Sam, scientifique et artistique, originale et complexe, est en mesure d’inspirer les thérapeutes comme les musiciens et compositeurs, les patients comme les simples amateurs de sonorités et d’expériences nouvelles. Que ce soit avec ou sans psychédéliques, ce sont nos corps tout entiers qui se mettent à l’écoute de Two Forests / Oceanic.

Photographie / Todd Mollenberg

ENTRETIEN AVEC SAM DUNSCOMBE

Pourrais-tu, dans un premier temps, présenter les principales étapes de ton parcours de musicienne et compositrice : qu’est-ce qui t’a attirée vers la musique et l’art sonore et quand as-tu commencé à réaliser et à utiliser des enregistrements de terrain ?

J’ai grandi à Melbourne, en Australie. C’est d’abord par un versant « classique », relativement inintéressant, que j’ai commencé la musique. J’ai toujours été une grande fan de musique en général (en particulier de Prince, le héros de mon enfance), mais quand j’ai commencé mon apprentissage instrumental, il était convenu que j’allais jouer du classique. Je suppose que c’est à l’image de l’Australie du milieu des années 90. Mes parents sont assurément de grands amateurs de musique mais ils ne sont pas musiciens eux-mêmes, ils m’ont donc inscrite où ils le pouvaient. Ils trouvaient que j’avais du talent et voulaient m’encourager dans cette voie, alors ils se sont assurés que je puisse recevoir d’abord des cours de piano, puis de clarinette (j’ai laissé tomber le piano presque tout de suite après avoir débuté la clarinette).

J’étais donc exposée, à la maison, à toutes sortes de musiques que mes parents mettaient à fond sur la chaîne hi-fi tous les week-ends (cela pouvait aller du grunge au jazz cubain en passant par de l’opéra, de l’indus, de la techno ou du folk, du rock psychédélique, de la musique classique indienne etc. etc.), et en revanche j’étais limitée à un champ bien plus restreint dans mon apprentissage. Il a fallu pas mal de temps pour que je réalise que je n’étais pas du tout obligée de me cantonner de cette façon, que rien ne m’empêchait de jouer les musiques que je trouvais vraiment enthousiasmantes plutôt que celles qu’on m’avait présentées, à travers mon éducation, comme les plus appréciables socialement. Il y a là quelque chose d’intéressant, dans cette prise de conscience, cette libération, où l’on réalise que les choses n’ont pas nécessairement à être comme on vous a dit qu’elles devaient être. Votre univers se fend et soudain tout passe en technicolor, vous offrant un nouveau souffle de liberté. C’est quelque chose que j’ai déjà eu la chance d’éprouver à plusieurs reprises dans ma vie. Je m’efforce autant que possible d’y être réceptive, notamment en ce qui concerne mes choix musicaux.

La découverte de la noise et de la musique expérimentale a fait partie de ces premiers moments importants. Je me retrouvais dans une communauté d’artistes, apprenant à jouer de la clarinette de façon non conventionnelle (techniques étendues), passant d’une conception grammaticale / syntaxique de la musique (en termes de mélodie et d’harmonie) à une pratique axée sur la texture, la tonalité et le timbre. On pourrait être tenté de décrire tout cela comme une brève période de quelques années (au début de ma vingtaine) où tout aurait changé, mais ce ne serait pas tout à fait juste je pense, car j’apprends en permanence, je découvre et mûris encore aujourd’hui. Dans les années 2010, j’ai commencé à m’intéresser au spectralisme roumain et à l’intonation juste, ce qui m’a incitée à revenir à une conception quasi grammaticale des liens entre tonalités musicales. Ces dernières années, j’ai commencé à appliquer ces approches et méthodologies avec des enregistrements de terrain, dans la continuité de ce processus d’expansion et de fusion d’influences qui, je pense, est amené à se poursuivre pour le restant de mes jours.

A vingt ans, j’ai économisé pendant 6 mois et me suis acheté mon premier ordinateur, le MacBook original avec son boîtier blanc. C’est encore un de ces moments où mes horizons se sont rapidement ouverts, car la première chose que j’ai faite a été de télécharger Pure Data pour me mettre à la programmation. Mon implication avec la technologie s’est développée à partir de là (plus tôt j’avais réalisé quelques expériences de fabrication et détournement d’appareils électroniques, sans parvenir à un résultat satisfaisant) et à présent, à 38 ans, je me retrouve à faire beaucoup d’ingénierie (enregistrement, montage, mixage, création de patches Max personnalisés etc. etc.). Avoir un ordinateur a considérablement influencé ma façon de comprendre comment fonctionne le son. Même quand je joue de la clarinette, instrument purement acoustique, ma manière d’appréhender son fonctionnement, la façon dont les tonalités interagissent dans l’espace, les choix que je fais en improvisant... sont profondément liés à ma compréhension du trajet du signal, de la synthèse sonore etc.

Ce qui m’amène en quelque sorte à l’enregistrement de terrain. J’ai découvert cette pratique après avoir passé de nombreuses années à jouer de la musique classique contemporaine occidentale, à improviser et à travailler (souvent en temps réel) par traitement électroacoustique d’instruments acoustiques. Je devais avoir dans les vingt cinq ans. L’enregistrement de terrain m’a attirée pour plusieurs raisons, certaines déjà évoquées précédemment. L’écoute d’un enregistrement de terrain peut susciter une forme d’émerveillement et, à mon sens, il ne s’agit pas simplement de la qualité de l’équipement ou de la représentation techniquement parfaite de l’espace…

Photographie / Sam Dunscombe

Il y a tant de paramètres à prendre en compte et sur lesquels jouer quand vous réalisez un enregistrement. Est-ce que vous captez un environnement, un événement, une impression… Est-ce que vous voulez capter et restituer un environnement avec neutralité ? Est-ce que vous essayez plutôt de rendre le sentiment que cet environnement fait naître en vous ? Ou bien vous êtes-vous fixé pour objectif de décontextualiser un son autant que possible, ayant à l’esprit de pures notions de timbre/texture/propriétés concrètes ? La magie dans tout cela est que c’est aussi à l’image des différentes façon dont vous pouvez vous connecter à votre environnement dans la vie de tous les jours. Il me semble que chaque jour nous sommes face à un million d’opportunités d’expérimenter la beauté, d’apprécier la joie esthétique d’être dans le monde. Ce n’est pas simple de s’en saisir, bien sûr, mais c’est une chose que l’enregistrement de terrain m’a appris.

Voilà où j’en suis à présent : il y a plusieurs fils dans mon travail et différentes possibilités de les tisser, de les rassembler. Two Forests / Oceanic en est un exemple, même si j’avais aussi en tête un objectif spécifique...

Quel est le processus de création derrière Two Forests ? Dans la présentation de l’album il est question de « psychothérapie assistée par psychédéliques » et du rôle que la musique peut y jouer. Pourrais-tu expliquer ces théories et concepts ?

L’album a pour point de départ mon étude des musiques employées dans ces psychothérapies. Les psychothérapies assistées par psychédéliques ont beaucoup été dans les médias ces sept, dix dernières années, mais elles n’en sont encore qu’à leurs balbutiements. Je me suis intéressée aux psychédéliques car encore une fois, ils constituent des moyens de voir/faire l’expérience du monde dont nos modèles culturels nous ont beaucoup privé. Une sorte d’« époquè », je suppose, et en ce sens le lien avec les approches expérimentales de la musique, leurs processus, matériaux etc. est assez évident.

Après quelques recherches, j’ai appris qu’il y avait un protocole standard actuellement en vigueur dans ce domaine d’études, incluant de la musique. Un problème fondamental m’apparaît quant à cette approche, car elle se base sur une conception trop limitée de ce qu’est ou peut être la musique. En général, celle-ci est écoutée au casque ou sur des enceintes stéréo positionnées de façon inconsidérée, ce qui fait que nous avons, dès le départ, un rendu « dé-spatialisé » de l’émanation sonore dans l’espace. En outre, c’est un contenu musical soit imprégné de Classicisme occidental, soit de « world music » à tendance new-age qui est diffusé. Des personnes dans ce domaine travaillent à concevoir de la musique spécifiquement dédiée aux séances de psychothérapie, mais je n’ai encore rien entendu qui s’éloigne véritablement de ces styles stéréotypés. C’est, selon moi, passer complètement à côté d’une opportunité intéressante.

En créant ce disque, j’avais en tête de suivre une approche radicalement différente, qui repose sur la pratique expérimentale du son qui est la mienne et que nous avons déjà abordée. L’objectif est de produire quelque chose qui soit toujours agréable à l’oreille – je ne prône pas une mise à l’épreuve de l’auditeur avec des dissonances brutales, des effets explosifs etc. Mais je voulais montrer qu’en adoptant une pensée radicalement différente du son (en s’intéressant à l’interaction des tonalités dans l’espace, à cette limite poreuse entre environnement et musique, au fait que tous les sons sont vibrations et que la vibration nous atteint et se propage à travers nous), nous pouvions procurer aux auditeurs une sensation d’immersion et de contemplation bien plus profonde, éloignée de nos postures d’écoute musicale habituelles.

Un second objectif était de s’affranchir de potentielles problématiques liées au genre ou à la culture. Je ne suis pas forcément à l’aise en écoutant de la musique classique, de par ce à quoi elle me renvoie : à la fois ma propre expérience de pratique et d’acquisition d’une certaine maîtrise, et le statut qu’elle peut avoir dans la culture où j’ai grandi (un symbole d’aisance financière, d’éducation, de supériorité culturelle et, en définitive, de pouvoir). Pour des raisons similaires, je n’aime pas cette sorte d’appropriation culturelle pan-ethnique que véhicule la musique « world ». Et j’imagine combien, pour ces peuples dont la culture fait ainsi l’objet d’appropriations, le malaise doit être encore plus profond. Je voulais voir dans quelle mesure il est possible de rendre ces biais inopérants (naturellement, je suis parfaitement consciente qu’il est impossible de créer une musique « culturellement neutre » et que mon travail reste imprégné de ma propre histoire et des cultures qui m’ont façonnée etc.).

Concrètement, il m’a semblé que le meilleur moyen d’atteindre ces objectifs était de commencer avec de simples enregistrements de terrain d’environnements naturels, et de laisser ces matériaux eux-mêmes guider mes choix musicaux.

Les deux compositions de l’album donnent l’impression d’être totalement immergé, avec des sensations simultanées de proximité immédiate et d’ouverture sans limites. Le moi est entièrement enveloppé et s’évanouit parfois, se fondant avec l’environnement sonore. Ni l’enregistrement de terrain par lui-même, ni la musique électronique seule n’auraient pu produire de telles perceptions. Comment as-tu élaboré leur fusion ? Comment es-tu parvenue à induire des effets aussi subtils et pourtant dotés d’une telle puissance ?

Merci pour ces impressions, je suis toujours si heureuse d’entendre comment les gens réagissent à mon travail. Disons que je peux répondre de deux manières : en décrivant simplement comment j’ai agencé l’album d’un point de vue technique ; et en me référant aux recherches sur la musique dans les thérapies psychédéliques. Je vais essayer de faire un peu les deux.

Nous savons grâce aux études que la musique joue un rôle crucial dans les psychothérapies psychédéliques. En fait elle est si importante que si un patient est positivement réceptif à la musique utilisée lors d’une séance, il est possible de réduire drastiquement le dosage de la substance psychoactive tout en obtenant des bienfaits identiques. C’est important aussi bien pour limiter les risques d’effets secondaires que pour donner au thérapeute une marge un peu plus importante de liberté dans la conduite de la séance (si le besoin se fait sentir). Quand j’ai commencé à étudier ce domaine, l’une de mes premières démarches a été de passer en revue toutes les publications que je pouvais trouver sur le sujet (peut-être une ou deux douzaine de livres et entre vingt et trente articles), afin d’essayer d’en extraire un maximum d’informations musicologiques. Mon intention était de déboucher sur un modèle, une structure compositionnelle inspirée de ces travaux. Je crois qu’à ce jour aucun compositeur/musicologue n’a encore publié semblable modèle et la prochaine étape de mon projet sera de soumettre une publication scientifique reprenant mon étude.

Sans entrer dans des détails trop techniques, certaines données semblent montrer que les patients sont plus réceptifs aux musiques qui se déploient et évoluent lentement dans le temps, plutôt qu’à des changements d’ambiance soudains. Une autre observation suggère cependant que d’importantes variations peuvent aussi être bénéfiques, à condition qu’elles ne se produisent pas brusquement. A l’écoute du disque, vous remarquerez que la face A (Two Forests) passe au cours des 20 minutes par des états qui diffèrent fortement les uns des autres. Les « deux forêts » en question dans le titre renvoient à un voyage qui débute dans un bois de séquoias californien et se termine dans l’Amazonie brésilienne. Mais au milieu se trouvent davantage d’enregistrements de terrain (un canyon semi-aride, en Californie également), un drone de clarinettes et ainsi de suite. C’est une synthèse numérique réalisée de manière très spécifique qui permet de tout assembler : j’ai effectué une analyse spectrale des enregistrements (oiseaux, insectes et mêmes sonorités produites par l’être humain telles que des moteurs distants etc.), pour développer ensuite un modèle d’intervalles d’intonation juste capable de relier les espaces / environnements. A un moment donné cet espace tonal synthétique lui-même devient l’environnement dominant, mais sinon c’est toujours à partir des enregistrements qu’il se développe et aussi en eux qu’il s’estompe. Ainsi, plusieurs espaces sonores extrêmement différents se manifestent, mais c’est une synthèse sonore en harmonie avec chacun d’eux qui guide la progression des uns vers les autres.

Il y a deux points importants à prendre en compte concernant cette approche :

Premièrement, elle est garante d’harmonies issues des paysages sonores naturels plutôt que des systèmes d’accord consacrés utilisés dans les traditions classiques (et folk) d’Europe, d’Inde, d’Asie de l’Est, du monde Arabe, de l’Afrique… Les modèles existants des thérapies standards penchent plutôt vers une perspective occidentale classique (comme c’est le cas de la pop, la dance, la musique de film, etc. qui toutes conçoivent la musique à partir d’une même grille. En ce qui me concerne, écouter de la musique classique ne me procure pas beaucoup de plaisir car trop de choses ne relevant pas de la musique y sont rattachées. J’y entends le pouvoir, les classes sociales, les cultures dont elle provient, et à mon plaisir vient se mêler tout ce faisceau d’éléments extérieurs. C’est ce nœud qui fait que j’éprouve une certaine ambivalence et je me dis que c’est peut-être le cas pour beaucoup d’autres gens. Bien évidemment, je ne prétends pas que ma musique peut totalement résoudre les problèmes de mémoire culturelle et d’associations (nombre d’études montrent d’ailleurs qu’elles peuvent constituer un apport très positif dans l’expérience du patient !). Je propose, par contre, que l’on envisage d’élargir considérablement l’éventail des approches musicales possibles.

Deuxièmement, faire dériver toutes les harmonies des captations elles-mêmes est une façon d’estomper les frontières entre ce qui se passe dans le paysage sonore et ce qui est synthétiquement généré après-coup. Il y a là un lien avec ce que je disais un peu avant des sentiments de transformation épanouissante, de liberté que des expériences esthétiques puissantes sont en mesure de soulever en nous. Je crois que beaucoup de gens ont du mal à écouter de la musique qui n’est que pur enregistrement de terrain, sans intervention humaine. Une critique maintes fois entendue est que l’environnement capté, quelle que soit la qualité de l’enregistrement et sa haute fidélité, paraîtra en quelque sorte plat ou dénué de vie lors de sa restitution. Il en va ainsi pour tous les enregistrements : dès l’instant où ils ont été réalisés, les choses qu’ils représentent ne sont plus… mais dès lors qu’il s’agit de sons environnementaux c’est encore plus évident et perturbant. Faire intervenir la synthèse numérique est le moyen que j’ai trouvé de réinjecter une part de magie ou un surcroît de vie aux enregistrements de terrain. Pour produire interactions et élaborations, j’utilise toutes les astuces apprises en interprétant la musique d’Alvin Lucier, Horatiu Radulescu, Eliane Radigue, Cat Lamb ; en travaillant aussi en tant qu’ingénieur du son, en réalisant des installations sonores, en écrivant des patches MaxMSP pour moi et pour d’autres… Un exemple simple : l’utilisation d’un oscillateur étroitement accordé couplé à un chant d’oiseau pour générer, dans l’espace, des motifs rythmiques à trois dimensions. Mais je peux aussi intervenir de bien d’autres manières, dans le champ des fréquences ou le domaine temporel.

Revenons à la thérapie : d’après mes recherches, la liberté de choisir ce que je pourrais appeler des « chemins d’écoute » dans un paysage sonore est souvent plus favorablement accueillie qu’une unique trajectoire narrative marquée. De Rios et Katz emploient l’expression « a jungle gym in consciousness [1] » pour décrire un tel rapport. Je me suis donc efforcée de composer plusieurs chemins narratifs qui se déploient dans différents registres et à des vitesses variables, que l’auditeur est libre de suivre mais qui ne renvoient pas à cette forme de hiérarchisation traditionnelle entre « premier plan et arrière-plan ». Un chant d’oiseau pourra lentement se transformer, dans un intervalle de plusieurs minutes, à l’intérieur et en dehors d’une ligne mélodique ; ou toute la palette de tons présents sur une période donnée pourra à un moment se fondre en une pulsation lente. Les basses fréquences de branches qui s’entrechoquent pourront devenir une délicate pulsation cardiaque. Le vent dans le feuillage pourra se changer, par synthèse soustractive, en une sorte de nuage spectral. Le plus important dans tout cela est qu’aucun des éléments ne se retrouve jamais au premier plan, mais qu’en même temps chacun d’eux soit suffisamment distinct pour que l’auditeur puisse en retirer quelque chose et, s’il le souhaite, se focaliser dessus. C’est un équilibre subtile à trouver !

Il y aurait encore tant de choses à dire là-dessus. Mais je devrais peut-être réserver ça pour mon article car cette réponse est déjà bien longue ! Je m’aperçois que je n’ai pas du tout pris le temps d’aborder Oceanic, la face B. Plutôt que de plonger dans les profondeurs de la pièce, je dirai simplement que c’est davantage le rythme qui m’intéresse dans ce travail. J’ai fait du rythme des vagues sur la plage une sorte de « phase rythmique » centrale (pour véritablement saisir ce que j’entends par là, on peut aller voir du côté de Stockhausen), puis j’ai tenté d’élaborer à partir de ces rythmes à travers des échelles temporelles très différentes (de la tonalité/fréquence en passant par le rythme, la structure et, finalement, la forme). Il existe bon nombre d’études sur les rapports entre le rythme et la santé, la méditation, le soin (avec aussi un très grand nombre de travaux bidons et de charlatanisme new-age...), qui constituent le socle de la face B.

Une dernière chose que je pourrais ajouter est la plus grande leçon que j’ai apprise de la musique d’Alvin Lucier (j’ai joué toutes ses compositions pour clarinette, ainsi que pas mal de pièces pour d’autres instruments / ensembles etc.) : l’effet le plus puissant est parfois atteint grâce aux ajustements les plus ténus. J’entends beaucoup de musiques qui tentent d’unir enregistrements de terrain et jeu instrumental ou sons électroniques, et bien souvent je les trouve plutôt décevantes car l’humain essaye d’en faire trop, d’ajouter trop de choses, d’être trop intelligent. Quand j’ajoute quelque chose à un enregistrement de terrain (quelle que soit cette chose, même un simple filtre ou compresseur audio etc.), je le fais dans l’intention de faire ressortir, de rehausser une part de vie que je perçois déjà dans l’enregistrement. Ou pour transmettre à l’auditeur ou au public cet enchantement ou bouleversement que j’ai pu ressentir en tant qu’écoutant-preneur de sons. Par le passé j’ai défendu l’idée que l’enregistrement de terrain est performatif, qu’un enregistrement de terrain peut être une sorte de performance d’écoute (même s’il peut aussi être bien d’autres choses). Two Forests / Oceanic donnent à entendre une approche identique, même si mon action y est un peu plus radicale.

Est-ce que tu pourrais nous dire quelques mots de tes autres projets en cours et à venir ?

Eh bien c’est une période plutôt étrange pour moi actuellement. L’an dernier, on m’a diagnostiqué une forme agressive de cancer du sang (lymphome), et j’ai passé la seconde moitié de l’année à recevoir un traitement de chimio et immunothérapie. Je suis encore en convalescence, ce qui ne rend pas les choses évidentes. Je suis en rémission, mais encore à mi-chemin de tout le parcours : mon corps récupère doucement, même 4-5 mois après la fin du traitement je me retrouve souvent avec très peu d’énergie. Une telle expérience pèse beaucoup sur le mental. C’est quelque chose qui ne peut guérir qu’avec le temps je crois. En même temps, j’ai tellement appris de cette expérience. J’ai beaucoup grandi et évolué en tant que personne. Il n’est pas rare que des personnes ayant survécu à un cancer se sentent presque reconnaissantes pour cette expérience, c’est quelque chose qu’il est très difficile d’expliquer à quelqu’un qui n’est pas passé par là. Mais oui, malheureusement l’histoire ne s’arrête pas une fois le traitement mené à terme avec succès. Beaucoup de problèmes persistent et, à certains moments, une peur panique que la maladie revienne (les probabilités en ce qui me concernent sont plutôt bonnes, mais il y a toujours un risque…). Une chose qui m’a énormément aidée pendant et après le traitement, et que je recommanderais à quiconque dans ce cas, a été d’acheter une guitare. A mes 38 ans pour mon anniversaire, quelques jours après avoir reçu une perfusion de chimio, je suis allée sur le net et me suis acheté la copie la moins chère de la Squier Telecaster. Quand elle a été livrée, j’en suis tombée amoureuse. N’en ayant jamais joué auparavant, je passais quatre, parfois six heures assise sur mon lit à faire de la guitare. Apprenant simplement la logique de l’instrument, comment fonctionnent les touches, les cordes, etc. etc. Ça m’a vraiment sauvée et à présent j’adore cet instrument.

Donc les projets en cours… à vrai dire il y en a beaucoup. Je suis si curieuse et attirée par tant de domaines. J’ai tendance à travailler sur 7-10 projets à la fois (ou plus), la plupart prenant plusieurs années pour aboutir. J’aime bien dire que je travaille en parallèle, pas en série. Voici un petit aperçu de quelques projets :

Le premier concert important que j’ai donné, après avoir reçu de bons résultats d’analyses, était à Paris. J’ai diffusé sur l’acousmonium une nouvelle pièce pour clarinette et traitements en temps réel. C’était génial de se retrouver à nouveau dans le studio, de composer, travailler chaque jour… je suis fière du travail accompli ! J’espère le faire paraître mais j’hésite encore à l’associer à une autre composition écrite pour 8 clarinettes (la « Paranormal Clarinet Society », que nous interprétons deux ou trois fois par an en Allemagne), ou à créer un autre solo pour la face B.

La pièce réalisée au GRM est née d’une série de techniques de composition spectrale que j’ai développées ces cinq dernières années en me basant sur les écrits théoriques d’Horatio Radulescu (je travaille en tant qu’archiviste de son patrimoine musical et j’ai publié en CD plusieurs de ses compositions chez Mode – trois disques devraient sortir à la fin du projet). Radulescu a beaucoup écrit sur le spectre sonore et à partir de là j’ai développé ma propre conception de « Mass Plasma Synthesis ». Pour celles et ceux que cela intéresse, il est possible d’écouter deux ou trois études employant cette technique sur ma page Bandcamp. En novembre, pour lever des fonds, j’ai aussi utilisé cette technique lors d’un concert pour quartet de guitares et je compte développer l’idée avec un enregistrement de la pièce où j’interpréterai l’ensemble des quatre parties.

Quand j’étais malade et avant de savoir ce qui n’allait pas, j’ai commencé à travailler sur un nouvel album qui constituait pour moi un départ radicalement nouveau. Dans une veine bien plus pop, très marquée émotionnellement. Le projet est toujours lié à mon intérêt pour le spectralisme et l’intonation juste, mais pour la première fois j’ai tenté de m’orienter vers quelque chose de linéaire / mélodique, avec le sentiment de quasiment faire du jazz. Je suis encore un peu stressée de m’y remettre car ce travail me renvoie à une période sombre, mais d’un autre côté j’aimerais beaucoup terminer cet album pour qu’il puisse voir le jour. Au final, ce sera peut-être une dernière étape dans la guérison de cette satanée maladie !

Je poursuis également un projet d’enregistrement de terrain que j’ai commencé en 2016. J’ai avancé à 90 %. L’objectif était de créer un réseau de 34 points de captation sonore couvrant tout l’état de Californie, avec des enregistrements d’une heure, chacun accompagné d’une documentation abondante sur l’histoire, les usages, les propriétés, les influences sociales qui ont façonné le paysage sonore d’aujourd’hui. Cela m’a conduite dans des lieux incroyablement étranges – des mines d’or abandonnées, des centrales électriques solaires, des clôtures de prison, des parkings de casino, de lointaines collines et montagnes balafrées par les incendies. Il ne me reste plus que deux endroits à enregistrer – l’un se trouve presque au sommet d’une montagne de 3500m dans la Sierra Nevada ; l’autre sous le niveau de la mer, au nord de la Vallée de la Mort, à proximité d’une communauté de marginaux libertaires adeptes des bains à remous. Ces deux localisations sont à moins de 100km l’une de l’autre, ce qui illustre bien à quel point l’état de Californie peut être dingue sous certains aspects. Pendant toute la période où je me consacrais à ce projet des événement majeurs se sont également produits dans ma vie, ce qui fait que c’est autant une cartographie de moi-même que de tous ces lieux qui en résulte ! Je ne suis pas originaire de Californie et j’habite actuellement à Berlin, mais après y avoir vécu sept ans lors de mes études de troisième cycle, je m’y sens comme chez moi, plus que n’importe où ailleurs. Ces endroits me manquent.

Photographie / Sam Dunscombe

J’ai pas mal de collaborations en cours – dans quelques mois un nouvel album avec Julia Reidy va sortir, qui allie clarinette et synthèse sonore avec son jeu de guitare plus mélodique. Une pièce radiophonique que j’ai commencée (en 2015 !) avec James Rushford, Judith Hamann et Dennis Cooper devrait si tout se passe bien être terminée l’an prochain. Ici à Berlin, je fais partie d’un orchestre d’intonation juste, l’Harmonic Space Orchestra, avec lequel nous continuons à rechercher et présenter des approches nouvelles de la musique tonale. Je joue dans le groupe Carpe Diem d’Oren Ambarchi et nous devrions enregistrer et diffuser ses compositions dans un futur proche. Je collabore régulièrement avec ma compagne, Michiko Ogawa. Nous venons de sortir un album en duo intitulé « expended desert » sur le label français Ferns. Il y a encore bien d’autres projets et collaborations mais je ferais sans doute mieux de m’arrêter là !

Ah si, il faut tout de même mentionner le fait que Two Forests / Oceanic n’est pas un album indépendant, mais fait partie d’une série s’appuyant sur les recherches dont j’ai déjà parlé, en proposant à chaque fois des angles complètement nouveaux sur les connexions possibles entre l’expérience psychédélique et les techniques et approches expérimentales de la musique. Enfin, j’espère pouvoir publier en complément un article qui résume et retrace mes démarches et découvertes, dans l’espoir que cela inspire d’autres compositeurs et/ou praticiens. On peut donc s’attendre à du nouveau dans le champ du psychédélisme sonore !

Introduction et entretien réalisés par Yann Leblanc en février/mars 2024.
Traduction Yann Leblanc.

P.-S.

Sam Dunscombe travaille à la croisée des musiques expérimentales, de l’ingénierie audio et du spectralisme. Elle s’intéresse en particulier aux possibilités d’expériences temporelles inédites offertes par la musique, ce qui l’a conduite à explorer synthèse sonore, intonation juste, improvisation, interprétation de répertoires écrits complexes, enregistrement de terrain, ingénierie de studio, programmation informatique et performances électroniques live.

Titulaire d’un Doctorat en Arts musicaux à l’Université de Californie San Diego avec une thèse sur les compositions pour clarinette de Radulescu, elle travaille depuis 2018 en tant qu’archiviste du patrimoine musical du compositeur.

Elle a collaboré avec des compositeurs comme Cat Lamb, Anthony Pateras, Taku Sugimoto, Iancu Dumitrescu et Ana Maria Avram, Richard Barret et d’autres. En tant qu’improvisatrice, Sam a joué avec des artistes comme Jim O’Rourke, Toshimaru Nakamura, Seijiro Murayama, Madoka Kouno, Oren Ambarchi… pour n’en mentionner que quelques uns.

Elle est aussi membre de plusieurs groupes musicaux comme le « Berlin’s Harmonic Space Orchestra », le trio australien d’interprètes compositeurs Gloden Fur (avec James Rushford et Judith Hamann), le groupe Carpe Diem d’Oren Ambarchi et de multiples projets en duo avec Michiko Ogawa, Rebecca Lane, Julia Reidy etc.

Notes

[1Dans leur article, les auteurs se réfèrent métaphoriquement aux structures de jeux type cages à poules, où les enfants peuvent choisir passages et itinéraires d’escalade. Pour eux, la musique induirait lors de l’état de conscience altérée des possibilités de cheminement similaires

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