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Viola Céleste - Sur une photographie de Vincent Boisot 

mardi 3 mai 2011, par Mariana Naydova, Vincent Boisot

VBoisot-Kinshasa

Tiens-le bien, mon garçon. Oui, ce sera le manche. Il est beau, je sais ! Est-ce qu’on ne dirait pas la proue d’un navire ? Mais où aurais-tu pu voir la proue d’un navire ? Ah ! oui ! Dans ce film qui montre Ulysse attaché au mât du bateau. Tu te demandes pourquoi Ulysse était attaché de cette façon ? Est-ce que tu ne l’as pas compris ? C’était à cause du chant des sirènes. Leurs voix sont ensorcelantes. Ce manche que tu vois fera lui aussi entendre son chant. Est-ce qu’il me faudra t’attacher pour te le faire écouter ? Je ne crois pas que ça sera nécessaire.
Mon père m’attachait au pied de la table pour que je fasse mes devoirs. Pourquoi ? Et bien parce que toute la journée je lambinais chez le vieux luthier pour voir comment il créait les violons. Il fabriquait aussi des flûtes, mais je n’aimais que les violons, jusqu’au jour où j’ai vu la femme au grand violon, très haut et très fin. Depuis, il occupe seul mon cœur. Attention, je ne te parle que du violon, pas de la femme. Elle est venue au village pour jouer sa musique sous les arbres. Nous l’écoutions, les femmes pleuraient. Cette musicienne est restée dans le village environ un mois. Pendant tout ce temps, les hommes ont cessé de boire. C’était comme si Dieu était descendu parmi nous. De ce jour, je suis devenu complètement fou des violons. Papa ne m’a plus attaché à la table pour que je fasse mes devoirs. Il m’a dit que ce qui devrait arriver, arrivera et que si j’étais sous l’emprise d’une sorte de magie, il priait pour qu’elle me soit bénéfique. Tu sais, la magie devait être bonne puisque je suis toujours sous son charme.
Regarde ce qu’il va advenir de ce morceau de bois ! Ah ! je vois une vraie beauté ! Ce bois est vraiment très vieux. Non-on, comment peux-tu penser une chose pareille ? Personne ne tue l’arbre pour en faire un violon. Le violon vit dans l’arbre et un jour vient son temps. Tu dois savoir qu’il faut attendre très longtemps pour obtenir quelque chose de si beau. Ce manche est là, dans l’arbre, depuis de très nombreuses années.
Sens son odeur… c’est bon, non ? C’est de l’épicéa. Au fond viendra se coucher le tilleul. Ils vont rester ensemble pour toujours. Ne crois pas qu’il soit facile d’être avec quelqu’un pour toujours. Tu as vu comment Arsène a quittée Gloria. Ils ne sont pas méchants, mais ils se sont querellés. Le secret, vois-tu, c’est la colle ! Elle lie fortement les deux parties et leurs deux voix n’en font plus qu’une seule. Plus d’épicéa, plus de tilleul. Il y aura désormais une voix : celle du Violon Céleste ! Arsène et Gloria ont du se tromper de colle. Celle-ci les a liés si rapidement, et ils se sont serrés si fort et si douloureusement qu’ils ont tous deux cessé de chanter.
Que veux-tu encore savoir sur la magie ? Mais oui elle a été bonne ! Si tu savais comment j’ai couru après cette femme pour lui dire que je voulais toucher le grand violon ! Elle m’a expliqué que ce n’étais pas un violon, mais plutôt sa grande sœur. Elle portait un nom très particulier : Violoncelle. Je ne trouvais pas ce nom très féminin, alors je l’ai rebaptisé Viola Céleste. Il lui allait mieux, ce nom, et depuis je l’appelle toujours comme ça. Tu vois, on travaille ensemble à faire un violoncelle.
Elle était vraiment céleste, cette Viola. Elle dormait dans un étui de velours et je l’ai réveillée. Je l’ai touchée, la femme ne m’a pas vu. La Céleste s’est mise à gémir, une petite plainte capricieuse, irritée. La femme m’a dit qu’elle n’était pas habituée à un réveil aussi rude, qu’elle avait besoin de davantage d’affection.
Tiens-le bien ! N’est-ce pas que ça sent bon ? C’est le bois qui sent comme ça.
Veux-tu que je te raconte ce qui s’est passé ensuite ? Quoi te dire ? D’abord, sa voix m’a fait sursauter. Quelle peur ! C’était une voix humaine, et moi qui la pensait sans âme ! Elle a toussoté légèrement, d’une voix calme, un peu enrouée, comme si elle avait trop fumé. Ensuite, la femme est venue, elle a guidé ma main. J’ai tendu les cordes. La voix de Céleste est devenue claire, de miel, et sa peau laquée resplendissait sous les arbres.
Tiens bien, garçon ! Le manche est important, tu sais ? C’est par ici que va sortir la voix de notre Céleste !

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