- Édouard Vaillant à Londres
Ingénieur, scientifique, et médecin. En tant qu’élu blanquiste et délégué à l’enseignement par la Commune de Paris il est le novateur et l’administrateur de la première école publique laïque et égalitaire pour tous, qu’il organisa avec les institutrices et les instituteurs anarchistes et blanquistes, grâce à la réquisition des écoles religieuses à l’initiative d’Eugène Varlin chargé de l’intendance générale de la Commune. Il put fuir durant la semaine sanglante en passant par l’Espagne et le Portugal pour naviguer vers Londres, où il vécut exilé jusqu’à l’amnistie générale en 1880. De retour en France, il co-fonda la SFIO.
Photo source marxists.org
Philippe Marlière : « La République est un consensus mou »
Ballast : Commençons par une notion que vous affectionnez, empruntée à Cécile Laborde : « la laïcité de non-domination ». À quoi renvoie-t-elle ?
Philippe Marlière : La notion de non-domination a en réalité été théorisée par Philip Pettit, un philosophe politique irlandais qui enseigne à l’université de Princeton, aux États-Unis [5]1. Cécile Laborde [6]2 et d’autres chercheurs l’ont popularisée dans les débats en langue française [7]3. La non-domination implique que l’État ne peut imposer aux individus une conception positive de ce que devrait être leur autonomie morale. Pour le dire de façon moins philosophique : l’État, au nom de l’idée qu’il se fait du Bien ou de la Liberté, ne peut pas contraindre les individus à se comporter ou vivre d’une manière particulière. Car, dans ce cas, il n’est plus neutre, mais partisan ; il devient un acteur qui tente d’imposer ou de réglementer les vies privées des individus en fonction de ses propres critères de la « vie bonne ». L’idée selon laquelle l’État doit émanciper les citoyens, parfois contre leur propre volonté, est une manière de penser et d’agir inhérente à la culture républicaine française. Cette tendance n’est pas nouvelle, mais elle s’est encore renforcée récemment, dans le contexte réel ou fantasmé des crises identitaires que traverserait le pays (je pense ici aux débats incessants sur la laïcité, sur la République ou sur l’identité française). Nicolas Sarkozy avait lancé un débat sur « l’identité nationale » peu après son élection, et Manuel Valls discourt à son tour sur ce thème.
« L’État, au nom de l’idée qu’il se fait du Bien ou de la Liberté, ne peut pas contraindre les individus à se comporter ou vivre d’une manière particulière. »
Dans les sociétés démocratiques — d’un point de vue culturel et cultuel — un État peut-il imposer à ses citoyens des normes de conduite et exiger d’eux qu’ils se conforment aux « valeurs » essentielles de la France ? C’est une question fondamentale sur le plan des libertés publiques. Je réponds sans équivoque négativement à cette question : un État démocratique doit traiter ses citoyens comme des sujets autonomes et responsables. Il doit donc se tenir à l’écart de leur choix de vie. C’est un principe démocratique essentiel, quelle que soit d’ailleurs la nature du régime (une république ou une monarchie constitutionnelle). J’aborde de front, sans plus tarder, la question du hijab (le foulard musulman) dans les établissements scolaires, ou celle du port de la burqa (le voile intégral) dans les espaces publics. Au nom du principe de non-domination, du respect des choix de vie de chacun et de l’autonomie individuelle, l’État n’a ni à les interdire, ni à légiférer sur ces questions. En votant les lois de 2004 et de 2010, le législateur est devenu un acteur partisan, voire liberticide. Son rôle est de préserver la liberté et l’autonomie de tous, dans le cadre de la loi. Et que l’on ne m’accuse pas de promouvoir une laïcité « positive » ou « ouverte » (en sous-entendant que mon interprétation de la laïcité serait erronée ou laxiste) : cette qualification est hors-sujet et, bien sûr, mal intentionnée car elle veut disqualifier toute personne qui pose, comme je viens de le faire, le principe de la neutralité de l’État vis-à-vis de tous. S’il faut distinguer entre deux interprétations idéal-types de la laïcité en France, aujourd’hui, j’opposerai une laïcité communautarienne à une laïcité pluraliste.
B. : Vous pouvez développer ?
P.M. : La conception communautarienne de la laïcité n’est rien d’autre que la doxa actuelle ; celle des médias et de la classe politique, dans leur immense majorité. Elle propose une interprétation qui, selon moi, tord l’esprit et la lettre de la loi de 1905. Cette dernière est d’inspiration libérale, c’est-à-dire qu’elle met l’accent, avant toute chose, sur les droits, l’autonomie et la liberté des individus contre l’arbitraire des corps constitués, à commencer par l’arbitraire de l’État lui-même. La loi laïque, rappelons-le, avait pour artisans Aristide Briand et Jean Jaurès. Ce qui est fascinant dans cette guerre franco-française sur la laïcité, c’est que peu de personnes semblent connaître une loi à laquelle on se réfère pourtant en permanence. Selon la lecture communautarienne, l’État « n’est pas neutre » ; il peut, il a le devoir même, dans certains cas, d’édicter un certain nombre de « normes nationales » auxquelles les citoyens doivent se conformer. L’État n’est plus ici le garant de la liberté de pensée et d’agir pour chacun, mais un acteur partisan qui se prononce sur certaines manières de paraître, de penser, ou encore de se concevoir sa propre identité (identité régionale, culturelle, religieuse, etc.).
La laïcité communautarienne couvre un large spectre politique, de certains segments du Front de gauche jusqu’au Front national, en passant par tous les partis de gauche, du centre et de droite. Le législateur en 1905 cherchait à dégager l’État de l’emprise du catholicisme, mais il n’avait pas l’intention de régenter la vie des citoyens. Plus d’un siècle plus tard, nous sommes parvenus à un stade intellectuellement régressif et attentatoire aux libertés. Inversement, la conception pluraliste de la laïcité, qui se base sur le principe de non-domination, est à mes yeux la plus fidèle à l’esprit de la loi de 1905. La laïcité pluraliste propose de dépasser la vieille opposition libérale entre la « liberté négative » (l’État s’abstient d’intervenir dans la sphère privée d’autrui) et la « liberté positive » (l’individu a les moyens de réaliser sa propre autonomie, avec ou sans l’intervention des pouvoirs publics). La non-domination exclut que l’État puisse assigner aux dominés une position sociale subalterne ou vulnérable. Ce principe permet néanmoins que l’État intervienne au-delà d’un stade qui apparaîtrait « intrusif » dans le cadre de la « liberté négative ».
B. : Arrêtons-nous un instant sur les termes « laïcistes » et « laïcards ». Très récemment, l’essayiste Coralie Delaume écrivait qu’elle ne les comprenait pas, qu’elle ne parvenait pas vraiment à saisir ce qu’ils recouvraient.
« On ne débattait pas de la laïcité ad nauseam comme c’est devenu le cas aujourd’hui ; on la vivait tout simplement, de manière concrète, dans le respect des croyances de chacun. »
P.M. : Je n’emploie pas les qualificatifs de « laïcistes » ou de « laïcards ». Il m’est arrivé de les employer dans le passé, mais c’était une erreur. Quand on utilise des expressions négatives et péjoratives dans un débat public, cela se retourne toujours contre soi, même quand on a raison sur le fond. Car vos opposants ne débattent plus de la question de manière concrète, mais s’attachent aux insultes, aux mots qui fâchent. Ce sujet crispe déjà suffisamment les Français pour ne pas avoir à en rajouter dans l’injure. En disant cela, Coralie Delaume s’inscrit dans la conception communautarienne de la laïcité. Je pense que la distinction que je propose — et j’ai conscience qu’elle est fort peu utilisée dans le débat français — est utile, car elle est la plus à même d’éclairer les positions et intentions réelles de chacun. D’une part, on quitte le terrain des passions et des émotions que les expressions laïcité « ouverte », « fermée », de « combat », « laxiste » suggèrent, pour distinguer deux orientations philosophiques différentes. Si on veut parler sérieusement de laïcité, il faut cesser de se réfugier derrière des déclarations incantatoires et abstraites comme le fait 99 % du personnel politique de droite et de gauche, et évaluer rationnellement les tenants et aboutissants de chaque position. Mon interprétation est minoritaire pour le moment, mais elle gagne du terrain dans la société française. Le public sent confusément que la conception communautarienne de la laïcité, pourtant martelée de plus en plus vigoureusement par ses tenants dans les médias, n’a réglé aucun des problèmes majeurs qui traversent la société française : le racisme, l’antisémitisme et, surtout, l’islamophobie. Depuis la loi de 2004, qui a interdit le port des « signes ostentatoires » à l’école, de jeunes chercheurs et de jeunes militants, plus pragmatiques, ont commencé à articuler une critique de la laïcité dévoyée car ils se rendent compte que les grands élans communautariens ne résolvent rien.
Permettez-moi un petit détour personnel : issu d’un milieu populaire du nord minier de la France, non loin d’Hénin-Beaumont, je suis un pur produit de l’école laïque. Dans les années 1970, j’étais en classe avec une majorité d’enfants de l’immigration italienne et polonaise. La plupart d’entre eux étaient catholiques. Nous étions tous blancs et européens. Certains portaient des crucifix en pendentif ; des signes discrets mais visibles, et cela ne posait aucun problème à qui que ce soit. Surtout, on ne parlait alors jamais de laïcité à l’école. On ne débattait pas de la laïcité ad nauseam comme c’est devenu le cas aujourd’hui ; on la vivait tout simplement, de manière concrète, dans le respect des croyances de chacun. Quand j’ai commencé à m’intéresser à la politique quelques années plus tard, on se référait à la droite et à la gauche, car les partis dans ces deux camps portaient des programmes bien différenciés ; on opposait le socialisme au capitalisme ; les élections étaient âprement disputées car les projets politiques de chaque camp étaient différents. Davantage, la gauche, communiste et socialiste, représentait la classe ouvrière et les classes moyennes salariées. Les choses ont commencé à changer à partir des années 1980. La gauche accède au pouvoir et, en 1983, se déroule la Marche pour l’égalité : des jeunes, qu’on qualifiait alors de « Maghrébins » (un terme que l’on n’utilise presque plus dorénavant, qui a été remplacé — ce n’est pas un hasard — par celui de « musulmans »), font irruption dans le débat.
La gauche au pouvoir, entre 1981 et 1983, met en œuvre des mesures de redistribution assez radicales. Le pouvoir mitterrandien s’intéresse aux revendications de ces jeunes et l’Élysée pilote la création de SOS Racisme. Mais la gauche a vite renoncé sur le plan économique et a tourné le dos à ses engagements égalitaires. Elle a donc échoué sur ce plan, puis a perdu progressivement son électorat populaire. Mitterrand tourne le dos au socialisme et fait le choix de la poursuite de l’intégration européenne dans un cadre néolibéral (Acte unique européen, puis traité de Maastricht). C’est une rupture fondamentale. Jean-Pierre Chevènement, alors dans l’aile gauche du Parti socialiste, opère un changement de cap qui sera lourd de conséquences pour la gauche : le CERES (Centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste, d’inspiration marxiste) devient Socialisme et République en 1986, puis le Mouvement des citoyens en 1991, quand Chevènement quitte le PS. La problématique marxienne, de la lutte des classes et de combat pour l’égalité sociale, passe au second plan au profit d’un discours républicain de plus en plus identitaire : être républicain devient synonyme de « Français », et renvoie donc à l’appartenance à une communauté nationale. À partir du début des années 2000, cela débouche sur l’alliance républicaine « des deux rives » et l’adieu à la gauche de Chevènement lors de la campagne présidentielle de 2002. À l’occasion des célébrations du bicentenaire de la Révolution en 1989, le républicanisme communautarien triomphe. Mitterrand, réélu en 1988, pratique « l’ouverture » : des personnalités de droite rejoignent le gouvernement Rocard. Les commémorations escamotent les événements ou actes réellement révolutionnaires — je pense ici à la Constitution de l’An II, qui est la seule constitution républicaine, au sens propre du terme, qui ait jamais existé. Le PS commence à revendiquer timidement son tournant néolibéral, qu’il ne corrigera jamais malgré quelques réformes sociales-démocrates sous le quinquennat de Lionel Jospin. C’est à cette époque que des figures centrales de la gauche intellectuelle et politique abandonnent leurs fondamentaux de gauche pour se tourner vers la célébration d’une République théorique et identitaire (je pense ici à Régis Debray, à Max Gallo ou à Alain Finkielkraut — ce dernier étant encore considéré de gauche à l’époque). Une droite revancharde revient au pouvoir une première fois en 1986, puis en 1993. La presse de gauche, tel Libération, se désintéresse de la question sociale et fait l’éloge de l’économie de marché. Ces nouvelles politiques « de gauche » désespèrent le peuple, qui commence à se tourner vers le FN.
« La lutte des classes et de combat pour l’égalité sociale passe au second plan au profit d’un discours républicain de plus en plus identitaire. »
En 1989, à Creil, éclate ce que l’on a appelé l’« affaire du foulard », au moment même où tombe le Mur de Berlin. Lionel Jospin perçoit judicieusement que cette affaire est une diversion aussi inutile que dangereuse pour la gauche. Il saisit le Conseil d’État, qui estime en substance que tant qu’il n’y a pas d’actes prosélytes le port du voile ne peut être prohibé, car rien dans la loi 1905 ne prescrit une telle restriction aux libertés individuelles. La plus haute juridiction administrative fait une interprétation pluraliste de la loi de 1905. Des intellectuels néo-républicains (Debray, Élisabeth Badinter [8], Finkielkraut) parlent à cette occasion d’un « Munich de la République ! » [9]4. En 2004, le camp communautarien parvient à faire adopter une loi qui prohibe les « signes religieux ostentatoires ». Loin de calmer les esprits, la « loi foulardière », selon l’expression d’Alain Badiou [10]5, va davantage radicaliser les laïcs communautariens qui vont exiger d’autres d’interdictions (la loi de 2010 interdit le port de la burqa dans l’espace public). La surenchère et l’outrance verbale contre « l’islamisme » ou « l’islamofascisme » (Manuel Valls), ou tout simplement « l’islam » et « les musulmans », ne choquent plus grand monde de nos jours. On ne compte plus les unes de magazines qui désignent l’islam comme un danger national (Marianne et Le Point sont spécialistes de ces couvertures racoleuses, mais ils ne sont pas les seuls). Le roman Soumission de Michel Houellebecq et Le Suicide français d’Éric Zemmour ont établi des records de vente. Ce sont deux ouvrages qui professent une islamophobie sans fard. Ces discours de haine et d’exclusion sont même devenus une doxa ; un ensemble de croyances et de pensées qui vont de soi, alors qu’il ne s’agit que d’un assemblage d’amalgames, d’affirmations sans fondement, voire de déclarations mal intentionnées qui ont pour objectif de construire un « problème musulman » en France. Les présupposés antireligieux de certains laïcs apparaissent en surface : l’ennemi n’est plus le catholique, mais le musulman. La férocité de la charge est d’autant plus féroce que l’islam renvoie à l’extranéité, à ce qui est étranger à la « tradition française ».
À cela vient se greffer l’impensé post-colonial de la France, notamment les crimes de l’armée française et d’une partie de la population pied-noir en Algérie. Voilà où nous en sommes. Disons-le clairement : interdire le foulard est contraire à la loi de 1905, c’est donc un acte anti-laïc. La loi anti-hijab a été une diversion, un tour de passe-passe politicien qui s’avère tragique pour la gauche : au lieu de combattre l’exploitation capitaliste et les dominations liées aux rapports de classe — dominations qui se doublent, ne l’oublions jamais, de dominations liées à l’ethnie et au genre, — une partie de la gauche a cédé à une psychose anti-islam régressive. Le discours incantatoire et abstrait sur la République et la laïcité n’est pas le signe d’un renouveau de la gauche et de ses valeurs. Contrairement à la doxa en la matière, le combat contre les dominations liées à l’ethnie ou au genre ne constitue pas une « dérive communautaire », mais un retour vers la lutte des classes abandonnée par la gauche. Ce sont les adeptes d’une laïcité abstraite qui font le jeu des conservatismes de tout poil. Cette interprétation magique de la laïcité consacre une dérive morbide vers un consensus nationaliste inquiétant. Aujourd’hui, si tout le monde déclame son amour pour la République et la laïcité (Mélenchon, Valls, Sarkozy, Le Pen), quel politicien de premier plan — y compris à gauche — combat avec la même fougue le racisme antimusulman qui est devenu un problème majeur en France ?
B. : Mais il y a toujours eu un socialisme républicain — à commencer par Jaurès.
P.M. : Chez Jaurès, il y a avant tout le souci de relier le matérialisme marxiste au libéralisme républicain issu de 1789. De manière générale, lorsque vous étudiez l’histoire du républicanisme et de la laïcité française, vous vous rendez compte que ces deux notions n’ont jamais été exclusivement associées à la gauche, et encore moins au mouvement ouvrier. Je dis par là même que la République, surtout après 1875, n’est certainement pas synonyme de gauche radicale ou de socialisme. Il y a en réalité très peu de moments républicains de gauche. La République a essentiellement été « bourgeoise » ou conservatrice en France. C’est au nom de la République qu’Adolphe Thiers a fait massacrer 25.000 communards ! Pourtant ceux-ci revendiquaient une « république universelle », bien éloignée de la représentation au rabais de ce régime que nous connaissons depuis [11]6. D’ailleurs, de nombreux communards se méfiaient de la République. Gustave Lefrançais, un anarchiste révolutionnaire et élu de quartier sous la Commune, disait de ce régime : « Le prolétariat ne sera jamais réellement émancipé tant qu’il ne se sera pas débarrassé de la République, l’une des formes de gouvernements autoritaires les plus nocives ». Le français n’était pas n’importe qui : Eugène Pottier, son ami, lui a dédié le chant socialiste L’Internationale en 1871. Il ne va pas du tout de soi, pour un marxiste, de présenter la République comme la médiation vers un radicalisme anticapitaliste ou comme un régime qui permet l’émancipation réelle des individus.
« Il y a en réalité très peu de moments républicains de gauche. La République a essentiellement été "bourgeoise" ou conservatrice. C’est au nom de la République qu’Adolphe Thiers a fait massacrer 25.000 communards ! »
Vous parliez de Jaurès : République et socialisme sont tout à fait compatibles et leurs valeurs vont très bien ensemble, mais on peut tout aussi bien imaginer une République non socialiste et un socialisme sans références à la République. C’est une spécificité française plutôt récente de vouloir relier les deux de manière consubstantielle : il existe des États républicains qui ne sont ni progressistes, ni démocratiques. Par exemple, la République arabe syrienne. Inversement, les monarchies constitutionnelles en Europe (Royaume-Uni, Espagne, Pays-Bas) sont des régimes démocratiques et, dans les faits, elles ne sont pas plus inégales de nos jours, que la République française. Ceux qui adoptent une lecture communautarienne de la laïcité et de la République font passer, de façon prioritaire, leurs soucis identitaires (« Qu’est-ce qui nous réunit en tant que Français ? ») avant de considérer le sort des populations exploitées ou discriminées. Évidemment, je ne sous-entends pas que l’ensemble des communautariens ne s’intéresse pas à la question sociale, je dis que celle-ci passe au second plan, après celle de l’identité nationale. Or le rôle historique de la gauche a été de privilégier la défense des intérêts de la classe ouvrière, au-delà des particularismes nationaux. C’est en ce sens qu’elle est internationaliste et qu’elle a toujours combattu le nationalisme, qui essentialise les peuples et porte davantage son attention sur les conflits inter-étatiques plutôt que sur les conflits de classe.
B. : Le Front national s’est fait le chantre de la laïcité, depuis quelques années. Quelle lecture en faites-vous ?
P.M. : Je reste confondu que la gauche soit surprise de la « récupération » lepéniste de la laïcité. Mais c’est l’inverse qui serait étonnant ! La doxa communautarienne en cours a tout pour plaire à Marine Le Pen. Elle lui permet de développer un discours d’exclusion à l’égard des musulmans en toute tranquillité. Pourquoi serait-elle contre cette laïcité-là ? J’apprécie les travaux de Jean Baubérot, mais il m’étonne quand il s’insurge contre la « manipulation » de la laïcité par Marine Le Pen [12]7. La laïcité communautarienne, par son souci de dégager des règles de vie commune très contraignantes et « franco-centrées », est compatible avec le discours du Front national sur la « préférence nationale ». Jean-Marie Le Pen, moins fin stratège que sa fille, n’a jamais revendiqué la laïcité ou la République car il se plaçait dans une tradition d’extrême droite ou fasciste classique. Il ne pouvait pas se référer à « la Gueuse ». Marine Le Pen a, quant à elle, adopté ces deux notions, les a intégrées au récit de son parti, mais sans distordre quoi que ce soit : elle n’a fait que fredonner la musique communautarienne en vogue depuis trente ans. Elle a bien compris l’intérêt politique que le FN pouvait en tirer. Elle sait que ce discours lui offre un cadre utile pour attaquer les musulmans. Elle critique les menus sans porc à la cantine au nom de la laïcité, mais en réalité ce sont les musulmans qu’elle cherche à stigmatiser. Comme des dirigeants de droite font de la surenchère dans ce domaine, ses propos discriminatoires n’en sont que davantage légitimés auprès du public. Notons par ailleurs que Marine Le Pen est secondée par des transfuges du républicanisme de la rive gauche, notamment l’ex-chevènementiste Florian Philippot.
B. : Vous n’épargnez pas non plus la gauche radicale...
P.M. : Il existe un courant qui, au nom de la critique radicale de l’Union européenne, verse dans ce communautarisme national. Soyons clair : la critique de l’Union européenne à l’heure actuelle est totalement justifiée. Je l’ai faite [13]8. Le problème est que, au nom d’une telle critique, il y a des intellectuels qui empruntent un chemin souverainiste à l’accent de plus en plus nationaliste dont on discerne souvent mal les tenants et aboutissants.
B. : Vous songez à qui ? Lordon, Ruffin, Bernier ?
P.M. : La liste est longue, alors mieux vaut éviter de s’attarder sur quelques noms qui ne sont d’ailleurs ni les plus importants ni les plus influents dans ce débat.
B. : Mais ils ne parlent jamais de la laïcité, eux ! Ils évoquent seulement l’État comme cadre de régulation, comme espace possible pour penser une rupture politique. Mélenchon, en revanche, parle sans cesse de la République et loue son caractère « non neutre » — vous lui avez d’ailleurs, un jour, adressé une lettre ouverte critique.
« La doxa républicaine communautarienne a tout pour plaire à Marine Le Pen. Elle lui permet de développer un discours d’exclusion à l’égard des musulmans en toute tranquillité. »
P.M. : Je ne conteste pas le fait qu’un régime politique, avec ses institutions et ses représentants, émettent des préférences (par le biais de l’énoncé de principes, de valeurs et de normes). Mais, là encore, d’autres régimes que la république font cela ! Dans un régime monarchique, il existe également des normes et des principes qui sont associés au communautarisme national (au Royaume-Uni, ce serait la liberté, le parlementarisme, les idées de decency et de fair play, le pragmatisme, etc.). D’un point de vue normatif, aucun régime n’est « neutre ». Là n’est pas la question. Ce qui m’intéresse, c’est le concret. Les valeurs abstraites, les grands principes déclamés de manière incantatoire dans un entre soi militant, ne permettent pas de comprendre ce que pensent et ressentent les dominés, ni de proposer les solutions adéquates à leurs problèmes. En France, on parle constamment d’égalité. Or, selon un rapport récent de l’OCDE, la France est le pays où les inégalités socio-économiques ont le plus progressé depuis 2007. De quelle utilité est le rappel constant du principe d’égalité, quand celui-ci est de plus en plus bafoué dans la pratique ? Est-ce une façon de distraire l’attention du public ? On pourrait le croire. Que fait-on par rapport aux inégalités sociales, aux inégalités entre les hommes et les femmes, au racisme ? Les étrangers qui connaissent et aiment la France sourient lorsqu’ils entendent dire que le modèle français serait unique au monde. Il est vrai que la première grande révolution menée contre l’absolutisme monarchique s’est déroulée en France. Mais plus de deux cents ans après l’événement, dire que nous sommes les seuls et authentiques républicains, que nous avons inventé la démocratie populaire, l’État de droit et l’idée de solidarité sociale, c’est tout à fait exagéré.
D’autres nations — avant ou après 1789 — ont apporté leur pierre à l’édifice. Il existe une arrogance française, à gauche et à droite (appelons cela un chauvinisme), qui estime que la France a été et demeure le phare politique et intellectuel de l’univers. Nos voisins se marrent quand ils entendent nos politiciens dire cela ! Cessons de penser 1789 de manière religieuse, comme le moment où le bonheur universel aurait fait son apparition sur terre. Le peuple a assez vite été exclu de cette Révolution : des droits fondamentaux furent accordés au peuple, certes, mais ils étaient souvent purement formels. Dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, texte révolutionnaire s’il en est, le droit de propriété privé est listé comme droit naturel ! La Révolution de 1789 a été dirigée par une bourgeoisie qui avait conscience de ses intérêts économiques, et qui s’est battue pour les défendre et les accroître. Depuis, toutes les Républiques — à l’exception du bref moment magique de la Commune (72 jours) — ont été bourgeoises. La Ve République est bonapartiste ; c’est un retour vers une forme de pouvoir personnel politiquement irresponsable. Et vous voudriez que les autres nations nous envient cette République à la française ? On s’insurge que Sarkozy veuille nommer l’UMP « Les Républicains ». Mais cela ne devrait poser de problème à qui que ce soit, puisque cette notion renvoie à un consensus mou et à un imaginaire plutôt indéfini. Je ne suis pas sûr que ce soit politiquement porteur pour Sarkozy et, franchement, cette querelle sémantique ne passionne pas le peuple. Notez encore que 95 % des partis politiques français qui se sont expressément dénommés « républicains » étaient ou sont de droite. Il doit bien avoir une raison politique à cela…
B. : C’était la position de Blanqui sur la démocratie. Il disait qu’elle était un mot « en caoutchouc », que tout le monde reprend à son compte et qui, au final, n’a plus de portée réelle.
« On s’insurge que Sarkozy veuille nommer l’UMP "Les Républicains". Mais cela ne devrait poser de problème à qui que ce soit, puisque cette notion renvoie à un consensus mou et à un imaginaire plutôt indéfini. »
P.M. : Entendons-nous bien : mieux vaut vivre dans une République que dans une monarchie ou une dictature. Mais la République, comme véhicule de valeurs et de normes, ne suffit plus à imprimer une direction politique claire. Il y a en France une surcharge émotionnelle à l’égard du mot « République », du fait de l’héritage révolutionnaire. La République n’est pas tant un acteur de nos jours, qu’un discours cloisonné et autoréférentiel, qui est souvent sourd et aveugle aux inégalités anciennes (socio-économiques) et nouvelles (ethniques et de genre). Le discours républicain est celui des élites. Dans la France laïque et républicaine, il est frappant de constater que le paysage public (médias, politique professionnelle, films et séries télévisées) est saturé de débats et de représentations qui trahissent, souvent de manière crûe, de fortes tensions ethniques et religieuses. Si la République était vraiment républicaine, de telles tensions n’existeraient pas. Si la République était authentiquement colour blind, c’est-à-dire insensible à l’origine ethnique des individus, pourquoi tant de politiciens ou de médias nous renverraient constamment à ces différences ? Dans un système multiculturel d’État comme la Grande-Bretagne, on débat beaucoup moins de ces questions, et quand on le fait, c’est d’une manière plus dépassionnée et plus respectueuse des minorités. Cela s’explique : les différences de nature ethnique et religieuse étant reconnues dans un cadre pluraliste, elles sont donc mieux comprises et acceptées par le public. On a tendance à craindre et à rejeter ce que l’on ne connaît pas. Davantage, les discours racistes, islamophobes ou sexistes ne sont pas tolérés en Grande-Bretagne. Utiliser un tel discours vous condamne à l’ignominie sociale.
B. : Comment expliquez-vous, si la laïcité sature à ce point la gauche, qu’un journaliste comme Julliard, qui se dit de gauche, puisse il y a peu écrire que la gauche abandonne la laïcité ?
P.M. : Il veut dire que sa conception communautarienne de la laïcité perd du terrain. Il faut décoder et retraduire ce type de propos. Bien que bénéficiant d’une surexposition médiatique, les Julliard et les Fourest se rendent compte, à leur grand désarroi, que, de plus en plus, les individus s’écartent de leur manière de voir les choses.
B. : Vous utilisez volontiers le terme « islamophobie », qui fait polémique jusque dans la gauche critique (Autain a longtemps refusé de l’employer, Mélenchon le trouve ambigu, certains anarchistes le rejettent, etc.). Pourquoi ce choix ?
« Les Julliard et les Fourest se rendent compte, à leur grand désarroi, que, de plus en plus, les individus s’écartent de leur manière de voir les choses. »
P.M. : J’ai réfléchi à la signification de ce terme. Je pense que c’est le moins mauvais de tous, sans pour autant être idéal. À gauche, on parle parfois de « racisme antimusulman » : c’est reconnaître qu’il existe un problème, c’est un premier pas, mais la notion d’« islamophobie » me semble plus pertinente. Celle-ci permet de désigner le phénomène d’essentialisation des nouvelles « populations dangereuses » que seraient les musulmans (c’est-à-dire, souvent, des prolétaires de banlieue). L’islamophobie est un processus social complexe de racialisation ou d’altérisation sur la base de l’appartenance (réelle ou supposée) à la religion musulmane. Cette définition permet d’articuler les idéologies, les préjugés et les actes avec la construction publique d’un « problème musulman » par certaines élites en France depuis les années 1980. Je me réfère ici aux travaux de deux sociologues, Marwan Mohammed et Abdellali Hajjat [14]9. Ils reconnaissent que ce mot n’est pas parfait, mais la notion d’« antisémitisme », par exemple, ne l’est pas non plus (les Arabes sont aussi des Sémites), mais cela n’empêche pas le public de savoir que l’antisémitisme renvoie au racisme et à la haine anti-juifs. L’islamophobie est donc le qualificatif le moins mauvais qui soit. Caroline Fourest a causé beaucoup de dégâts sur ce terrain : elle a, à tort, diffusé l’idée que ce mot avait été inventé par les mollahs iraniens dans les années 1970. Ce n’est pas le cas, puisqu’on le trouve utilisé au sein de l’administration coloniale française dès les années 1920. Les idées de Fourest sont influentes au sein du PS. Elles le sont également au sein de certains cercles du Front de gauche, ce qui est inquiétant. Elle représente, de façon caricaturale, ce courant communautarien, et n’hésite pas à cosigner un article avec Pierre Cassen de Riposte laïque, une association d’extrême droite expressément islamophobe qui s’est alliée au Bloc identitaire [15]10. Certains courants féministes historiques, notamment ceux issus de Mai 68, rejettent également cette terminologie : elles ont lutté contre la société patriarcale dans les années 1979-80, donc contre l’emprise de la religion catholique — qui n’est pas très favorable aux femmes...
B. : ... Comme tous les monothéismes, non ?
P.M. : Oui, comme l’islam et le judaïsme aussi. En France, la religion catholique, très patriarcale, exerçait une influence sociale et politique très importante pendant des siècles. Certaines féministes ont eu tendance à calquer la même grille de lecture sur l’islam. Mais elles ont oublié que l’islam est une religion minoritaire, sans aucun pouvoir institutionnel dans la société. De surcroît, les musulmans appartiennent souvent aux catégories prolétarisées issues de l’immigration. Nous ne sommes pas du tout dans le même cas de figure. Par ailleurs, je ne comprends pas cette insistance sur le soi-disant « droit au blasphème ». Pourquoi une personne athée, dans le cadre d’un État laïque et démocratique comme la France, devrait blasphémer une religion et heurter les croyances intimes d’individus ? Quelle est l’utilité sociale d’un tel comportement ? Pour paraphraser Emmanuel Todd : en quoi « la sacralisation par l’État français d’une image de Mahomet en forme de bite » [16]11 constitue-t-elle un acte libérateur ? Autant la résistance à un pouvoir clérical oppressif est nécessaire, autant les moqueries et insultes à l’encontre de croyants dans une société démocratique me semblent être de l’ordre du défoulement gratuit. Ce comportement trahit un sentiment de supériorité et de mépris à l’égard des croyants. Cette condescendance très voltairienne renvoie à ce qu’Edward Saïd nommait « l’orientalisme », c’est-à-dire le regard factice porté par l’occident sur un orient « islamisé, barbare et rétrograde » [17]12. Il y a traditionnellement, dans la gauche française, un vieux fond antireligieux qui est une survivance atavique de la lutte contre l’Église catholique.
« La religion est donc illusion, mais reflète l’état des rapports de domination au sein de la structure capitaliste. La religion est une consolation pour le prolétariat qui souffre. »
Chez certains, il demeure une forme d’arrogance à l’égard des croyances et des croyants. Ce vieux réflexe antireligieux fut réactivé lors de la « disqualification » par le NPA de la candidate Ilham Moussaïd [18] en 2010 parce qu’elle portait un hijab. Pourtant Moussaïd se présentait comme laïque, féministe et révolutionnaire. Ce n’était pas suffisant pour les laïcs communautariens de gauche qui savaient ce qui était bon pour la jeune femme, et qui avaient entrepris de l’émanciper contre son gré ! Résultat : son éviction de la liste NPA à Avignon l’a poussée à démissionner du parti et avec elle des centaines de jeunes militants des banlieues qui avaient adhéré au NPA en croyant rejoindre un parti pluraliste. Je me souviens que cet incident avait causé consternation et incompréhension au sein de la gauche radicale européenne. Il y avait même un aspect comique à cette histoire sordide. De tous les côtés de l’échiquier, l’hystérie foulardière s’était abattue sur la candidate ; une espèce d’union nationale anti-foulard. Et certains d’hurler avec la meute aux dirigeants du NPA « Relisez Marx ! ». Oui, commencez par le lire pourrait-on répondre à ces ignorants, ainsi que les très belles pages de Gramsci sur les croyances populaires et les religions. En réalité, la tradition marxiste, parce qu’elle est matérialiste, ne pouvait justifier une telle exclusion. À l’inverse des républicains communautariens qui sont idéalistes, les marxistes, bien qu’athées, reconnaissent que « la misère religieuse est tout à la fois l’expression de la misère réelle et la protestation contre cette misère réelle ». La religion est donc illusion, mais reflète l’état des rapports de domination au sein de la structure capitaliste. La religion est une consolation pour le prolétariat qui souffre (un « opium »). Stigmatiser les croyances « erronées » d’individus avant d’avoir transformé les structures sociales qui leur donnent vie est un grave contresens et une erreur politique. C’est même une distraction coupable par rapport au vrai combat révolutionnaire. J’ajouterai, dans une perspective plus gramscienne : en quoi les croyances religieuses constitueraient-elles un obstacle rédhibitoire au combat pour le socialisme ? Peut-on être croyant et révolutionnaire ? Évidemment ! Les communistes italiens nous l’ont amplement démontré. L’obsession antireligieuse est donc française ; ce n’est pas la marque d’un radicalisme politique. On la trouve plutôt chez les radicaux-socialistes ou les sociaux-démocrates ; chez ceux qui n’ont aucune intention de renverser le capitalisme.
B. : Suite aux attentats de Charlie Hebdo, Natacha Polony a écrit une tribune, « La laïcité ou la mort », dans Le Figaro...
P.M. : ... Le détournement ostensible du slogan révolutionnaire cubain est édifiant : « Socialismo o muerte », ce qui, dans le contexte de l’embargo américain, impliquait une défense implacable et périlleuse de la révolution contre le camp capitaliste. Polony est une journaliste connue, bien payée et aussi bien connectée dans le paysage audiovisuel français. Je note que ce n’est pas le même type de combat… C’est surtout le cri de ralliement d’une bourgeoisie qui se dit de gauche, mais qui n’a que faire des inégalités liées à la classe sociale ou à l’origine ethnique. Polony s’est signalée l’année dernière par un tweet nauséabond dans lequel elle se moquait de l’habillement d’une femme Rom qui faisait la quête dans la rue. Ce tweet ignoble suintait le racisme et le mépris de classe. Cette médiacratie croit qu’être de gauche, c’est répéter à longueur de temps des formules abstraites tel que « souveraineté nationale », « le peuple », « république », « laïcité », etc. Le problème de la gauche néo-républicaine, c’est qu’elle est idéaliste. Elle croit que les discours, surtout quand ils sont prononcés par des tribuns, sont décisifs. En réalité, le verbe des leaders n’est qu’un facteur parmi d’autres dans le rapport de forces que l’on construit contre l’adversaire politique. La gauche française n’est, aujourd’hui, ni marxiste, ni libérale. Il faudrait pourtant qu’elle soit plus matérialiste et moins idéaliste pour renouer avec la lutte des classes. Il faudrait qu’elle soit davantage pluraliste et moins communautarienne. En d’autres termes, elle aurait tout intérêt à être davantage politiquement libérale : les individus tiennent beaucoup à leurs libertés publiques et à leur autonomie. Je l’ai dit, il y a une partie de la gauche qui pense que défendre l’égalité de genre, la liberté sexuelle, linguistique, culturelle ou le droit à la vie privée est une distraction de « bobo ». C’est méconnaitre les attentes du public qui veut avant tout vivre sa vie librement.
B. : Vous vous revendiquez donc du libéralisme... ?
« Polony, c’est le cri de ralliement d’une bourgeoisie qui se dit de gauche mais n’a que faire des inégalités liées à la classe sociale ou à l’origine ethnique. Elle s’est signalée par un tweet dans lequel elle se moquait d’une femme Rom. Ce tweet ignoble suintait le racisme et le mépris de classe. »
P.M. : Le libéralisme politique est dans une large mesure positif ! Il ne se réduit pas à sa caricature néolibérale (hayékienne/thatchérienne) qui prône le laissez-faire économique. Au XIXe siècle, un courant libéral britannique qui s’appelait les New Liberals recommandait l’intervention étatique dans l’économie. John Maynard Keynes, le père de l’État social britannique, était un libéral. Marx a été un lecteur attentif de philosophes libéraux tel que Kant ou d’économistes libéraux comme Adam Smith. L’émancipation communiste prônée par Marx est d’ordre individuel, même s’il met l’accent sur la coopération et la solidarité entre groupes humains. Ceci dit, Marx ne croyait pas à la liberté individuelle en soi, in abstracto ; une pensée au cœur de l’idéologie libérale. La sociologie marxiste insiste sur le fait que l’individu est un agent social qui réagit à, et est influencé par son environnement social.
B. : Vous dissociez donc le libéralisme politique du libéralisme économique. Ce qui est contesté, pourtant, par certains marxistes ou penseurs anticapitalistes, qui jurent de son unicité profonde.
P.M. : Pas du tout ! On peut être néolibéral économiquement (donc partisan du laissez-faire économique) et extrêmement antilibéral sur le plan des libertés publiques (donc autoritaire). Prenez le cas de Margaret Thatcher. Elle était ultralibérale sur le plan économique et antilibérale d’un point de vue culturel et politique. Chaque idéologie majeure connait ses déviations, révisionnismes ou contradictions. Le socialisme lui-même en connaît plusieurs. Entre le socialisme scientifique de type marxiste — lui-même pluriel — et la social-démocratie (qui fut à l’origine révolutionnaire, avec Rosa Luxemburg et Lénine), il y a de grandes différences. La social-démocratie de l’entre-deux-guerres et sa pitoyable parodie actuelle se situent à deux pôles radicalement opposés.
B. : C’est votre côté anglo-saxon, ça.
P.M. : C’est mon côté pragmatique : j’en ai vraiment assez des discours politiques ronflants et creux qui sont assénés et qui ne règlent aucun problème, car ils ne se donnent pas les moyens de comprendre le monde tel qu’il est réellement. Ces discours expriment des schèmes purement dogmatiques. La classe politique française, une grande partie de la gauche, hélas, agit de la sorte. Mais revenons un instant aux crispations actuelles autour de l’interprétation communautaire de la laïcité. En quoi, par exemple, un menu de substitution sans porc à la cantine porterait-il atteinte à la laïcité ? La classe politique et les médias devraient s’attacher à faire retomber les tensions plutôt que de jeter de l’huile sur le feu. Si des parents refusent que leurs enfants participent à telle ou telle activité scolaire au nom de leur religion, cela pose évidemment un problème qu’il faut régler. Mais en quoi des menus sans porc ou un morceau de tissu sur les cheveux, posent-ils un problème ? Une telle mauvaise foi est choquante et suspecte.
B. : C’est ce que vous appelez les « pratiques d’harmonisation » dans un texte favorable aux « accommodements raisonnables », n’est-ce pas ?
P.M. : La laïcité à la française a de tout temps procédé à des accommodements qui n’étaient pas toujours… raisonnables. Enfant, dans la cour de mon école, les garçons et les filles n’étaient pas mélangés. Il y avait une ligne tracée à la peinture sur le sol qui séparait l’aire de jeu en deux : les filles d’un côté, les garçons de l’autre. Il ne fallait surtout pas franchir cette ligne sous peine de punition ! Le principe de la vie en société implique l’existence d’accommodements, c’est-à-dire de compromis, d’ajustements, d’exceptions anodines et pragmatiques qui permettent à chacun de réaliser un potentiel qu’il/elle ne pourrait atteindre sans cela. Pourquoi ne pas traiter cette question de manière apaisée ? Prenez la question de la non-mixité dans les piscines. Des femmes, qui ne sont pas musulmanes, aimeraient bénéficier d’horaires non-mixtes pour pouvoir nager tranquillement sans avoir de gros dragueurs dans les jambes, ou tout simplement parce qu’elles se sentent plus à l’aise sans le regard des hommes quand elles portent un maillot de bain. Des études montrent que cette attente existe. Ce n’est pas forcément lié à la question de l’islam. L’adjectif « raisonnable » est important, car on ne peut bien sûr tolérer et accepter tout et n’importe quoi : est « raisonnable » tout accommodement qui, sans rien retirer à la liberté de la majorité, permet à tous d’accéder à un service ou d’exercer un droit. C’est en quelque sorte une manière de mettre en pratique le principe de non-domination dont nous parlions au début de l’entretien !
B. : On doit vous objecter, systématiquement : sur quelle base rationnelle et quels critères objectifs identifier les limites ?
« Des filles ont été renvoyées du collège car elles portaient des jupes… trop longues ! Où s’arrêtera cette folie ? »
P.M. : C’est pourtant plus simple qu’il n’y paraît. Il n’est pas utile de constamment légiférer et de prohiber sur l’ensemble du territoire national. On peut très bien, dans des règlements intérieurs, penser à des accommodements et en discuter avec les usagers d’un service. Il y a des droits et des principes sur lesquels les autorités ne pourront pas transiger. Nous parlons d’accommodements « raisonnables ». Ils sont donc accessoires et certainement pas infinis. Avec ce principe à l’esprit, la France devrait abolir la loi de 2004, dont on voit qu’elle n’a pas satisfait la frange communautarienne la plus radicale. Dernièrement, des filles ont été renvoyées du collège car elles portaient des jupes… trop longues ! Où s’arrêtera cette folie de la surveillance des corps selon des critères de plus en plus arbitraires et ambigus ? Ma fille, qui est athée, étudie dans une école publique à Londres. La moitié des filles de sa classe porte le hijab. Elle n’a jamais subi d’actes prosélytes de la part de ses amies et les cours se déroulent sans incident. Les élèves sont familiarisés dès le plus jeune âge avec la diversité culturelle et religieuse ; cette diversité à l’école n’est que le reflet de l’état de la société en général. En conséquence, les signes religieux à l’école ne créent aucune tension et ne posent aucun problème à personne. Un dernier point important : en permettant aux enfants d’arborer des signes religieux distinctifs en classe, l’éducation nationale britannique traite les enfants, quelle que soit leur origine philosophique, religieuse ou ethnique, de manière égale. Inversement, imposer des restrictions vestimentaires en classe est un acte discriminatoire et attentatoire à l’égalité entre élèves car l’interdit sanctionne les pratiques d’un groupe particulier d’élèves.
B. : C’était déjà le mot de Lénine : mettre l’accent sur la lutte contre la religion diviserait inutilement les travailleurs.
P.M. : Exactement. Marx, Engels, Lénine, Trotsky ou Gramsci avaient bien compris cela : on n’abolit pas Dieu par décret. On peut penser et affirmer que la foi religieuse est une fausse conscience ou de la poudre aux yeux, mais il est contre-productif et dangereux de faire du combat antireligieux un étendard. La gauche doit tendre la main aux croyants, comme Maurice Thorez en 1936 ou Enrico Berlinguer en 1973, et non s’embourber dans des campagnes antireligieuses d’un autre âge.
Avec l’aimable autorisation © Ballast 2015
Source : « Philippe Marlière : « La République est un consensus mou » », au sommaire de l’édition numérique du 3 juin 2015, à cette adresse, depuis laquelle nous le citons intégralement :
http://www.revue-ballast.fr/philippe-marliere-la-republique/
N. B.
Dans la publication numérique originale les mentions de copyrights de certaines illustrations requièrent d’obtenir les mêmes droits pour recopier ces documents avec l’article reproduit dans un autre support. Nous avons fait le choix pratique, et radical étant aussi un choix graphique, d’exclure toute iconographie dans le cours de l’entretien. Mais nous citons cette iconographie en indexant ses titres en italiques maigres signalées entre losanges, à la même place que dans la source où ils sont visibles ; ce qui permet de préserver un rythme typographique au plus près de son édition dans Ballast. Au lecteur qui souhaiterait les connaître nous conseillons de visiter la source.
La présence d’un portrait d’Edouard Vaillant est un choix alternatif de La RdR. Pour mémoire de l’innovation sociale de l’enseignement public laïque égal et gratuit pour tous durant la Commune de Paris, dont Jules Ferry récupéra les fruits et les jalons afin d’instituer par la loi les équipements et le service de l’enseignement républicain, également gratuit et rendu obligatoire pour tous en 1881 et 1882, dans le cadre d’un tout autre projet socio-économique de classe de la troisième république, dix ans après la répression sanglante du peuple auto-organisé.
Le signe de Varlin par Valloton dans La Revue Blanche, pour conclure cette page, est également un choix alternatif de La RdR. Pour mémoire du relieur et militant mutualiste, anarchiste élu et chargé de l’intendance générale de La Commune, auquel titre il fut le partenaire de Vaillant pour l’école publique, entre autre.
La double numérotation des notes en exposant correspond aux numéros des notes dans l’article original. Celles qui ne présentent pas de double numérotation ressortent de notre seule initiative éditoriale.
La série des encarts dispersés est reprise de l’article original et remise en forme dans un ordre tel que copiés d’un seul tenant avec le corps principal du texte ils ont réapparu situés parmi le texte collé.
Les liens intégrés dans le texte sont strictement ceux intégrés dans l’article original (à ceci près d’un doublon concernant Jaurès qu’ici nous avons évité).
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par Félix Valloton, La Revue Blanche (1er semestre 1897), p. 362. Source : Gallica.
Ouvrier relieur mutualiste, anarchiste. Élu et délégué à l’intendance générale de la Commune de Paris il contribua notamment par les réquisitions à la fondation laïque de la santé publique et de l’école publique créée et administrée par Édouard Vaillant. Haï par les clercs il lui en coûta d’être reconnu et dénoncé aux versaillais par un prêtre puis lynché par une horde de bigots au long du chemin vers Montmartre où il finit par être fusillé, le dernier jour de la semaine sanglante, après qu’il ait résisté et combattu sur les dernières barricades.