La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > L’insurrection > La parole est en feu

La parole est en feu 

samedi 4 novembre 2006, par Laurent Margantin (Date de rédaction antérieure : février 2006).

« Que tant de gens désertent la parole - leur propre parole tout aussi
aisément que celle qui leur est donnée : cela fait partie des choses les plus
difficiles de notre temps »

Paul Celan

« Manipuler la pâte humaine »

Un pouvoir affirme ses objectifs avec des mots qui parfois étonnent et délivrent une vérité bien sombre. On a souvent ri du style du premier ministre français chassé de son poste au printemps dernier par le « non » au référendum sur la Constitution européenne. Dans certains cas, il aurait mieux valu s’abstenir, car la politique menée par celui-ci fut tout sauf drôle, les chômeurs en fin de droit et les classes sociales les plus défavorisées peuvent en témoigner. Couverte par l’apparente bonhomie du personnage, qu’une lourdeur verbale sans vergogne était censée illustrer, la politique sécuritaire était bien l’objectif numéro un du gouvernement en place, faisant basculer le pays dans une période politique où, en vérité, ce sont les 16 % du parti d’extrême droite et le fait que son candidat soit arrivé au second tour de l’élection présidentielle de 2002 qui commandaient les consciences des hommes de droite parvenus au pouvoir, soit-disant opposés aux thèses les plus extrémistes du parti néo-fasciste.

Parmi les « petites phrases » qui ponctuèrent les trois dernières années de politique sécuritaire, il y a celle-ci, donnée dans un livre d’entretiens : « La politique, ce n’est pas un sport, ni un jeu : la pâte à modeler, c’est de la pâte humaine, si tendre et si dure » [1] . Je dois dire que cette expression - qui est revenue plusieurs fois dans la bouche du premier ministre d’alors - n’a cessé de m’occuper l’esprit depuis que je l’ai lue, davantage peut-être que celle de « France d’en bas », plus nauséabonde en apparence. Que dit-elle, cette expression qui serait tout à fait innocente, puisque création du marketing politique (car l’on sait que le marketing use innocemment du langage...) ? Elle dit que le pouvoir pétrit le peuple, le manipule comme une pâte à former selon sa volonté. Celui-ci ayant pour nature d’être absolument passif, tandis que le pouvoir se charge de l’action, de la manipulation de la matière humaine.

En vérité, derrière le discours prétendument gratuit d’un homme d’Etat, on est là dans l’inversion totale de ce que devrait être la vie démocratique d’un pays : ce n’est plus l’ensemble des citoyens qui a pour tâche de former la société, mais c’est un seul homme ou un groupe de quelques-uns qui, par la force que leur garantissent les institutions (et on voit aujourd’hui jusqu’à quel degré celles-ci poussent cette force), pétrissent la « pâte humaine ». À elle seule, cette expression, restée relativement inaperçue, exprime une conception de la politique qui, au fond, sous-tend toute l’activité du pouvoir depuis plusieurs années, lequel n’a plus d’autre visée que de rétablir un ordre et une autorité qui auraient été perdus, au risque de voir s’amenuiser puis disparaître un jour les libertés individuelles.

La question que l’on peut se poser est alors la suivante : quel est le lien ou quels sont les liens entre la politique sécuritaire menée par le pouvoir en place et l’idéologie néo-fasciste qui hante le pays depuis vingt-cinq ans ? A cet égard, les événements survenus au mois de novembre 2005 nous permettent d’apporter quelques réponses en ce qu’ils firent imploser les sphères verbales et conceptuelles des deux discours sécuritaires en présence au point de les voir se confondre en l’espace de quelques jours.


« Un incendie nihiliste »

C’est ainsi qu’André Glucksmann qualifie les émeutes de novembre 2005, tirant à l’arme lourde du vocabulaire sécuritaire sur les jeunes des banlieues que caractériseraient « haine de soi, haine des autres et haine du monde » [2]. Ces émeutes n’auraient aucun sens, elles seraient « nihilistes » et avant tout « délictueuses », et le fait qu’une femme handicapée ait été aspergée d’essence et brûlée dans un bus disqualifierait l’ensemble des événements survenus en banlieue, les ramenant à ce qui les caractérise : la haine gratuite.

À vrai dire, de tels propos résument bon nombre des discours qui sévirent pendant et après les émeutes, comme si, dans ce qu’il est coutume d’appeler « nos démocraties pacifiées » ayant accédé de manière soit-disant définitive à la paix civile, le comportement anarchique des jeunes des banlieues avait quelque chose d’insupportable pour les consciences de philosophes hégéliens absolument asservis à la cause de l’Etat moderne. Dans une société « évoluée comme la nôtre », toute violence ne peut qu’être gratuite, encore plus si elle est le fait de jeunes décrits comme incultes et sauvages et non plus d’étudiants légitimant politiquement voire philosophiquement leurs actes (et encore, que ne dirait-on de tels jeunes gens aujourd’hui...).

On vit ainsi une série d’intellectuels d’Etat, affirmant soudainement avec force un soutien total à la répression policière : académicienne proférant des discours racistes à la télévision russe, penseur « républicain » (la République a toujours eu ses sombres apôtres) reprenant purement et simplement des slogans d’extrême droite dans la presse israélienne - en l’espace de quelques jours, les plus beaux étalons de la pensée dite critique et de la raison s’autoproclamant « humaniste » basculèrent dans le populisme le plus gras, comme si les émeutes avaient été un formidable révélateur de ce qui travaillait en profondeur les consciences les plus élevées... dans le langage de Nietzsche : le ressentiment.

Le plus navrant spectacle fut sans doute celui d’une classe politique « républicaine » de droite ou de gauche - même communiste - qui, sombrant dans la terreur de voir le pays balayé par une violence inouïe, se mit à employer les mêmes mots d’ordre, les mêmes appels à l’intervention de l’armée que ceux utilisés par l’extrême droite depuis des années. Parmi ces hommes politiques, Eric Raoult, maire du Raincy, ville où n’était recensée aucune violence, instaura le couvre-feu de sa propre initiative en invoquant la sécurité de ses enfants ; et, en l’espace d’un instant, on vit un souriant partisan de l’ordre républicain éructer contre l’opposition et prononcer des grossièretés sur le parvis de sa mairie, comme un tribun lepéniste.

On assistait en vérité à un phénomène historique maintes fois observé par le passé dans différents pays où la conjonction de la colère des classes populaires appauvries par une crise économique et de l’intransigeance des couches supérieures de la société obsédées par la conservation ou l’augmentation de leurs privilèges avait le plus souvent conduit à une catastrophe politique. On assistait à une droitisation accélérée d’une partie importante de la population, droitisation délibérément orchestrée par la classe dirigeante, intellectuels et journalistes inclus. Oui, après l’événement annonciateur d’orages du « non » au référendum sur la Constitution européenne, le pays s’était scindé en quelques jours en deux parties qui n’avaient pas les mêmes intérêts, et cette nouvelle réalité insupportait ce que Bourdieu avait appelé avec force la « noblesse d’Etat », au point que la seule arme qui restait à disposition des intellectuels de service était de tenter de disqualifier les jeunes des banlieues en intoxiquant les consciences à l’aide de vocables plus négatifs les uns que les autres : haine, violence, barbarie, racaille, nihilisme, acte suicidaire, etc. Tout à coup, une part non négligeable du milieu intellectuel s’occupait, sans qu’on lui ait rien demandé, de répandre la propagande d’Etat habituellement gérée par les préfectures et les services de police.

« Tout comprendre, sauf la violence »

Dans un éditorial du Nouvel Observateur [3], Jean Daniel écrivit : « Les jeunes rebelles de nos cités ont des raisons d’estimer qu’ils ne sont ni libres, ni égaux, ni fraternels au même titre que les autres Français. Tout devrait donc être fait pour les ramener dans la communauté nationale. Mais il se trouve que certains d’entre eux veulent, sinon « ethniciser » leur comportement, du moins invoquer la mémoire coloniale pour justifier ainsi leur recours à la violence. C’est là que le problème se complique pour la gauche, dont le principe, inéluctablement réformiste, doit être de tout comprendre, sauf la violence ».

Il faudra un jour analyser la responsabilité d’un courant de pensée néo-conservateur apparu au cours des années 80 dans la disqualification de l’action politique telle qu’elle peut avoir spontanément lieu, sous sa forme la plus désespérée et souvent la plus féconde. L’opinion intellectuelle devenue majoritaire s’est constituée au long des dernières décennies en jetant le discrédit sur les révolutions modernes (1789, 1917 avant tout), sous prétexte que la plupart d’entre elles s’étaient soit achevées dans un bain de sang, soit avaient été suivies de purges massives. À partir de cette critique légitime d’événements historiques ponctuels, la nouvelle doctrine se transforma en une vision éthique de l’histoire, affirmant qu’en fin de compte, tout mouvement de rébellion devait conduire forcément au crime, et que par conséquent, il fallait en faire l’économie, et se plier aux règles de la démocratie parlementaire (règles qui, bien entendu, valaient dans les circonstances historiques étudiées). Dans ce nouveau contexte idéologique, la violence apparue dans une situation historique donnée devint vite le critère éthique à partir duquel les historiens-idéologues s’efforcèrent - en vérité avec succès pour une frange importante de la population - de disqualifier certains phénomènes sociaux.

On devine aisément que, pour de tels esprits, la lutte des Noirs américains pour la reconnaissance de leurs droits civiques, lutte qui donna lieu à des scènes d’émeute semblables à celles de novembre 2005 en France, lutte lors de laquelle s’exprimèrent autant la colère que les mots d’ordre politiques les plus froids, autant la fougue révolutionnaire que les appels à l’action non-violente, - on devine que de tels événements qui conduisirent la population noire à plus de liberté, parce qu’il y eut violences, ne puissent être légitimés sur un plan éthique ; et que tout acte de rébellion individuelle et collective, parce qu’il est nécessairement incontrôlable, doit être délégitimé dans le cadre d’une approche avant tout morale de l’histoire, commandée par le « Tu ne tueras point ». Stratégie assez nocive en vérité, faisant le jeu des forces les plus réactionnaires du pays, que motive le ressentiment à l’égard de toute forme d’action débordant un tant soit peu le cadre rigide de la démocratie représentative, et qui permet au pouvoir actuel - entendu comme pouvoir politico-médiatique - de réprimer sans ménagement le moindre soulèvement au nom des valeurs démocratiques.

Une lutte politique n’est jamais pure, et ne ressemble jamais à ce que les beaux esprits démocratiques en attendent. Révolution ne signifie pas violence, nous dit Castoriadis [4]. En théorie, il peut y avoir des mouvements de transformation sociale de nature absolument pacifique, même si ceux-ci ne se sont produits que de manière très limitée, et si l’on peut douter qu’ils soient seulement envisageables à un niveau plus global. Mais qu’on me dise comment les jeunes des quartiers HLM peuvent faire entendre leur voix sans brûler de voiture dans un pays dont le système médiatique est contrôlé par des Lagardère et Bouygues aux intérêts économiques et politiques qui leur sont diamétralement opposés, et je serais prêt à reconnaître les vertus du parlementarisme tel qu’il fonctionne aujourd’hui.

La force d’une parole opprimée surgit quand elle prend feu, et tant pis pour les quelques milliers de véhicules partis en fumée au milieu desquels des mots essentiels sur la difficulté d’être jeune et d’origine immigrée en France aujourd’hui ont pu être lancés à la face des porte-voix de la richesse nationale. Et qu’on cesse de nous assommer avec la propagande de l’Etat selon laquelle les pauvres propriétaires de ces véhicules étaient les grands perdants de ce soulèvement : nombre d’entre eux, on le sait, ont vu dans ces actes un sacrifice nécessaire, à travers lequel une parole de révolte en ces temps « pacifiés » a pu surgir.

« Les jeunes ne disent rien »

C’est le bilan établi par de nombreux journalistes et intellectuels après les émeutes. Ils ne disent rien, ils ne parlent pas, ils n’ont pas de mots d’ordre. Ah, seraient-ils encartés dans un parti quelconque, tout serait mieux ! On les comprendrait, puisqu’ils parleraient, ou : on parlerait pour eux, et tout serait plus facile. On - c’est-à-dire les bons professionnels de la logorrhée politicienne - pourrait « décrypter » leurs propos.

Une phrase de Jean Daniel, encore une fois (tellement le conservatisme est aussi à gauche), résume le jugement des intellectuels : « Les émeutiers se sont livrés à une sorte de vandalisme nihiliste sans revendications ni langage » [5] . Sommes-nous sourds ou sont-ils muets ? Si nous sommes sourds, n’est-ce pas plutôt un langage que nous méprisons ? Celui de l’acte délictueux, celui de la transformation sociale par l’action certes violente mais qui a un sens ?

Si un acte a un sens - et le fait de brûler une voiture en banlieue en a un, il faut le répéter contre tous les exécrables dénonciateurs du nihilisme moderne -, n’est-il pas en soi langage ? Les barricades de la Commune ne sont-elles pas l’expression d’une volonté politique, donc parole politique, même prononcée par des hommes et des femmes qui ne sauraient pas écrire, ou même s’exprimer en public ? Où commence la parole, où finit-elle ? Est-ce au pouvoir - culturel, politique, médiatique, économique - de définir son territoire ? Ou bien peut-elle aussi sortir « de nulle part » (du no man’s land de la démocratie représentative), humiliant la logorrhée, seule parole autorisée ?

La question est donc plutôt : que savons-nous, que voulons-nous lire de ce qui se passe là, devant nous ? Ou encore : sont-ils sourds ou sont-ils malhonnêtes, ces faiseurs d’opinion publique ?

« Sarko fait Führer »

Photographie de Dominique Hasselmann

Ces mots-là ont été tracés à la hâte sur le mur d’un grand magasin parisien, et photographiés par un ami avant qu’ils soient effacés (quelques heures ont suffi...). Ils symbolisent le rejet de tout le discours sécuritaire par une grande partie de la jeunesse, discours qui, dans le droit fil des thèses d’extrême-droite, a été repris par le gouvernement actuel et « aménagé » par le ministre de l’intérieur de manière à séduire l’électorat du Front national et capter le vote des classes moyennes en les rassurant quant à la nature « humaniste » de la politique conduite par le pouvoir en place.

On oppose la violence verbale des jeunes de banlieue (entendus comme composant un bloc homogène), notamment à travers leur expression musicale (le rap), à celle d’un ministre aux accents toujours plus autoritaires et populistes. Il y aurait danger des deux côtés, étant entendu que le danger le plus grand serait représenté par la jeunesse, l’aspect spectaculaire des actions récentes jouant en sa défaveur. Or la parole des jeunes, dans sa violence même, qu’on veuille le voir ou non, ouvre un avenir, qui consisterait dans un dépassement de la violence - pouvant n’être qu’inaugurale, comme un acte de rupture avec une époque de soumission muette -, en vue de l’invention de formes de vie communautaire nouvelles. Il faut faire ce pari, malgré les basses propositions du pouvoir, qui ne vise qu’à enrôler quelques descendants d’immigrés dans la « tradition d’excellence française », pour en faire des étudiants des grandes écoles ou des chefs de petites entreprises (surtout : petites), et ainsi exacerber les frustrations du plus grand nombre, exclu du tri excellentissime (au lieu de 98% d’entre eux, 97% resteront sur le carreau).

Le discours et la politique sécuritaires que ne cesse de mettre en oeuvre un Sarkozy sont en revanche mortifères, et conduisent au pire, c’est-à-dire à l’exacerbation des antagonismes. Ils n’ont d’horizon que la violence, et son prétendu dépassement par le retour à l’ordre n’est qu’institutionalisation de la violence. Les insultes prononcées par le ministre de l’intérieur contre une partie de la population, ce n’est pas le plus inquiétant, car elles sont le fait de la classe politique depuis de nombreuses années. Le plus inquiétant en vérité, c’est qu’avec Sarkozy, nous sommes entrés de manière très nette dans ce que j’appellerais le régime de la colère, régime où le verbe est indissociable de la brutalité devenue réalité institutionnelle, et non plus le fait d’un seul homme isolé, ou même d’un groupe d’individus. Avec Sarkozy, nous sommes passés à un stade de la parole politique s’affirmant fièrement au service des « vérités » des « braves gens » (enfin de retour), eux-mêmes défendus par celles de la police et des renseignements généraux. Etant entendu que, comme disait Prévert, « les vérités de la police sont les vérités d’aujourd’hui ».

On serait presque d’accord avec Lionel Jospin - du moins si l’on acceptait un système politique basé sur l’autorité de l’Etat - disant que certains problèmes de société - dont celui de la violence - devaient être traités par le responsable politique avec la froideur adéquate. Or depuis quelques temps - depuis 2002 -, une politique sécuritaire est menée par un homme qui n’hésite pas à faire de la politique sur un ton et dans un style tout à fait différents de celui de ses prédecesseurs, en ce qu’il cherche sans cesse à faire du débat politique une série de polémiques préméditées lors de desquelles il s’agit bel et bien d’aboutir à une répression verbale des idéaux du camp progressiste - ou de ce qu’il en reste. La visée clairement affichée d’un Sarkozy est d’annihiler par la parole - et progressivement par la loi - la force symbolique que représente encore le discours de ceux que lui-même appelle les « droits de l’hommiste » et autres « bien-pensants », il va de soi, toujours réfugiés dans les beaux quartiers et coupés des « réalités ». Cette agressivité verbale foncièrement calculée est d’autant plus efficace que le camp adverse, comme anesthésié par sa participation à la gestion des affaires publiques depuis plus de vingt ans, a renoncé depuis longtemps à une critique frontale et massive de la nature réactionnaire du pouvoir en place. Ne reste, en face, qu’un bataillon hétéroclite allant de l’extrême-gauche à une minorité d’écologistes qui, le moment venu, sera balayé par la restauration définitive de « l’ordre public ». Restauration qui prendra sans doute une forme autoritaire et absolument arbitraire, à l’issue d’événements dont la rapidité et le caractère imprévu laisseront bon nombre d’esprits sans voix.

Ce régime de la colère dans lequel nous sommes passés sans vraiment nous en rendre compte, c’est celui que commandent une parole et une rhétorique dont les vrais initiateurs ne sont ni Sarkozy ni Villepin, mais Le Pen. Le registre langagier, le style oratoire, le rythme discursif, le ton polémique sont quasiment semblables, et il ne reste plus beaucoup de temps avant que les deux camps s’entendent sur un compromis pour partager effectivement le pouvoir, « pour le bien du pays ». Ce pays attend ses sauveurs, qui auront des sourires d’ange pour les « braves gens », et des bombes lacrymogènes pour les autres.

Vision pessimiste ? Certes. Il faut encore espérer cependant que les forces adverses suffiront pour renverser la tendance et faire tomber le petit Führer de la place Beauvau, et tous ceux au service desquels il travaille.

« Ce qu’est une révolution »

Des hommes politiques voulant pétrir la pâte humaine quitte à déclarer l’état d’urgence, des intellectuels dénonçant un nihilisme antirépublicain, des journalistes voulant tout comprendre sauf la violence, un ministre de l’intérieur jouant avec les bas instincts et le ressentiment des « braves gens » : nous voici donc face à une classe dirigeante qui, comme en Italie ou en Autriche récemment, n’hésite pas à se rallier aux mots d’ordre et aux méthodes de la frange la plus ultra du monde politique. Nous en sommes sûrs désormais : l’extrême-droite est bien représentée au Parlement et dans la plupart des organes du pouvoir. Et si elle porte ces temps-ci le masque de Marianne, elle portera bientôt sans vergogne celui de De Gaulle, de Richelieu, de Jeanne d’Arc et d’autres plus « humanistes » encore. Comme si tout discours vidé de son sens - aujourd’hui le républicanisme - pouvait être colonisé par les forces les plus réactives. Comme si tout intellectuel d’Etat pouvait « malgré lui » prononcer les paroles les plus réactionnaires, finalement victime de sa propre indigence intellectuelle.

Nous voudrions que la République porte le visage d’hommes et de femmes certainement plus nobles, d’hommes et de femmes « irrécupérables » par le républicanisme ambiant, qui n’est devenu que légitimation de l’ordre policier. Il n’en manque pas, à côté de ceux qu’on offre à la foule ces temps-ci. Les visages trop français, les visages de « l’excellence française » nous révulsent, à la longue. Des banlieues surgit enfin cette vérité selon laquelle le cosmopolitisme est notre avenir, comme l’affirme le chanteur Féfé du groupe Saian Supa Crew : « La plupart des Français se ferment à cette vérité : leur pays n’a plus de visage exclusivement blanc. Ils refusent les traits arabes, africains, noirs » [6]. Ajoutons : ils refusent les visages du Tiers-Monde et de la pauvreté, préférant leur laisser leurs pièces jaunes.

Face à cette situation, il importe d’écouter les grandes voix critiques de notre temps, expressions d’une volonté réellement politique dans un temps de misère néo-conservatrice. Je pense à celle de Cornelius Castoriadis qui, dans un livre posthume, expose avec sa clarté légendaire ce que signifie une activité politique révolutionnaire en vue de l’instauration d’une véritable démocratie, contre tous les pétrisseurs de pâte humaine. Je souhaite conclure sur ces mots qui ouvrent un champ de possibilités dans le contexte trouble de l’époque actuelle, si tant est que des couches importantes de la population française voudront bien s’insurger contre le pouvoir en place, qu’il soit économique, politique ou médiatique, et faire preuve de cette créativité que Castoriadis appelle de ses voeux : « La révolution signifie l’entrée de l’essentiel de la communauté dans une phase d’activité politique, c’est-à-dire instituante. L’imaginaire social instituant se met au travail et s’attaque explicitement à la transformation des institutions existantes. Dans la mesure où il rencontre la résistance des anciennes institutions, donc aussi du pouvoir établi, il est compréhensible qu’il s’attaque aux institutions du pouvoir, c’est-à-dire aux institutions politiques au sens étroit » [7].

P.-S.

Cet texte est paru dans la revue Lignes, février 2006.

Notes

[1La France de mai, Paris, Grasset, 2003.

[2Le Monde, 21 novembre 2005

[3Numéro du 24-30 novembre 2005.

[4« Ce qu’est une révolution », in Une société à la dérive, Paris, Seuil, 2005

[5Le Nouvel Observateur, 1er-7 décembre 2005. Il faut signaler du reste que cette interprétation des faits survenus en banlieue est aussi celle de la direction de Lutte ouvrière (« Pour Lutte ouvrière, la révolte des banlieue était « stérile » » (Libération, 16 décembre 2005)).

[6Die Süddeutsche Zeitung, 23 novembre 2005

[7Une société à la dérive, Paris, Seuil, 2005, p.177

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter