La Revue des Ressources
Accueil > Dossiers > Autres espaces > "La fuite est à l’ordre du jour"

"La fuite est à l’ordre du jour" 

Hommage à Georges Perros

jeudi 26 avril 2007, par Serge Meitinger

Georges Perros a pris son dernier train, celui qui, à nos yeux, la biffé.

Corbière, rejeté de son corps, et n’étant, par suite qu’os et peau, fait vraiment partie de ces hommes qui ont traversé cette vie dont nous ne savons pas exactement que faire, puisqu’elle est entre deux courants d’air. C’est sans doute pourquoi je ne me trouve à peu près bien que sur un quai, entre deux trains. La fuite est à l’ordre du jour, m’écrivait-il, en mai 1975, à propos d’un texte sur Tristan Corbière que je lui avais adressé, tirant un trait d’union entre leurs deux destins en plus d’un point confraternels.

Penseurs de la quotidienneté - celle dont on pressent l’essence dans l’exercice du voyage où le voyageur est le seul corps mobile à travers le tissu ordinaire des vies étrangères - ils tentèrent d’assumer le tout du réel prochain par la contemplation de la vie telle qu’elle est, et les mots, mêlés. Ils achoppèrent tout de suite car le réel se suffit à lui-même et se passe très bien du spectateur comme de la nomination :

Les lieux ne nous donnent à vivre

Qu’avec parcimonie

Restera intacte pourtant, chez tous deux, la volonté exténuante de dire ce qui est :

Quand dirai-je bien ce qui est

J’espère y parvenir un jour

Je vis pour cela je vis pour.

Sonder la "vie ordinaire" donne le vertige, car c’est poser à tout instant la question du sens. Les totalités constituées s’émiettent en détails insignifiants, mais parfois touchants. Le monde s’écaille sous le regard ardent qui en cherche l’envers, pariant sur l’entre-deux, ouverture ou échappée, fuite...

Je suis un homme de coulisses

J’aime me trouver entre deux

Lors, s’installer dans un rapport au monde strictement non-productif, rapport d’abstention, laissant le seul langage quotidien "produire" (c’est-à-dire, au sens étymologique, mettre sur le devant pour le montrer) le réel qui lui est le plus ordinaire : faire rien (mais vivre dans une liberté de hors-jeu) :

Je n’ai jamais su travailler

trop distrait pour m’en faire accroire

Épitaphe :

Prendre l’air était son métier.

N’être rien :

Je proclame ma nullité

S’étonner de la suffisance des insuffisants :

Je fus longtemps impressionné

par les gens ayant l’air de croire

à leur réalité D’où vient

qu’on puisse faire de ce rien

qu’est notre présence sur terre

un monument ?

La question essentielle renvoie au plus taraudant, au vide vrillant :

A quoi pense un homme vous moi

quand il ne pense rien voilà

ce que j’aimerais bien savoir

C’est là aborder proprement la métaphysique : métaphysique horizontale sans recours à quelque transcendance que ce soit :

Prier le bon Dieu cet absent

qui s’il nous regarde mourir

à tous les âges de nos vies

est bien le plus grand le plus pur

le plus fieffé salaud qui soit

Mais si sa présence est la nôtre

à quoi bon blasphémer

Mais, même si dans "l’amitié calmée" du couple, le rapport à autrui n’offre guère de transparente évidence :

L’homme est pays pour l’homme

Quelquefois paysage

Georges Perros savait être un homme de distante fraternité, de rapports lointains :

J’aime

que ceux que j’aime ne soient vus

connus aimés que par leurs frères

C’est petite société

mais suffisante pour s’y plaire.

Et ceci pourrait être l’histoire d’un rendez-vous manqué : nous ne nous sommes jamais rencontrés, et pourtant par l’entremise de quelques-uns de ces "frères" reconnus, aimés, je peux dire l’avoir connu, éprouvé moi-même comme un parent éloigné qu’il n’est même pas utile de visiter pour savoir exactement ce qu’il en est.

Séjournant, au début de 1972, à Tréfuntec près Sainte-Anne-la-Palud - lieu choisi par référence à La Rapsode foraine de Tristan Corbière -, je me rendis plusieurs fois à Douarnenez. J’y savais l’existence de Georges Perros, mais n’avais nul repère pour une rencontre que je ne cherchai d’ailleurs pas.

Douarnenez, images pour moi d’une ville hibernant : quelques rues dégringolant vers la mer, tranchées ouvertes au vent salé, glissières des bises acérées. La librairie aux murs hantés de livres décolorés, où une femme triste, devant les trois gros volumes de L’Homme sans qualités que j’achetai, me parut prête à des confidences - je faillis lui parler de Perros. Ou, sous les halles, le jour du marché, une petite vieille avec la petite coiffe aux deux ailes blanches plaquées, tenant boucherie, proposait son foie de veau ou de génisse, posé à même le bois creusé de l’étal, avec des gestes de dentellière bigoudène. Et le port, rafales entre les flaques ; cafés ombreux de fumée, refuges contre le petit froid qui pique. Je fis quelques incursions tout imprégnées d’une présence lointaine et vaguement tutélaire.

Un jour de grand vent, en janvier 1972, je mis le cap sur la Pointe du Raz, pensant fortement au beau texte de Perros paru dans le numéro de L’Arc offert à Michel Butor. On tenait à peine debout à côté de la statue de la Notre-Dame-des-Naufragés. Sur cette avancée extrême du monde occidental, battue des vents, je rencontrai un camarade de faculté, comme moi attiré par la tempête, connaissance de raccroc qui a en commun avec moi la manie de griffonner. Après quelques pas trébuchants nous fûmes boire un chocolat chaud dans le grand café de la pointe, seulement fréquenté des rafales ; les tables étaient couvertes de leurs chaises. Dans ce décor de déménagement, nous évoquâmes l’écriture - gauchement et comme de biais, à la façon de tous ceux qui en ont fait leur centre vacant - Perros et Blanchot.

Je m’éloignai de Douarnenez : en 1975, j’envoyai à Perros, de Tunis, un texte sur Tristan Corbière qui suscita la réponse citée ci-dessus. J’avais feuilleté les Papiers collés II à la bibliothèque de l’Ambassade de France, et il m’avait semblé que Georges Perros apprécierait mieux que quiconque mon hommage à Corbière. Nous devions nous rencontrer l’été suivant. Cela ne se fit pas.

Autres jalons, bornes incertaines mais qui, rétrospectivement prennent valeur de traces : à la fin de décembre 1975, grâce à Perros qui permit notre prise de contact, je faisais la connaissance, à Morlaix, de Jean Roudaut qui rentrait tout juste de Paris où il venait d’enregistrer pour France-Culture une série d’entretiens avec Georges Perros. En avril 1976, Lorand Gaspar à qui je rendais visite à Sidi-bou-Saïd, m’annonça avec émotion la raison de son récent voyage en France l’opération de Georges Perros, et la rééducation de la parole vainement tentée.

Et puis, signes collectifs, les Notes de résistance dans le Nouveau Commerce au printemps 1977, comme les Télé-notes dans la N.R.F. à partir de septembre 1977.

Et les lettres auxquelles il ne répondit pas - mutisme redoublé. Les lettres, qui nous dira le sort de ces mots cachetés que nous lançons toujours comme bouteilles à la mer ? Nous ignorons si elle atteindront leur destinataire et sauront susciter l’effort de réponse ; les rapports épistolaires - le rapport lointain par excellence - nous laissent à l’écart de la satisfaction comme de la déception de la présence. Rapport d’extériorité, nécessaire à certains comme la circulation même du sang - d’un sang intellectuel. Il me plaisait, à moi, alors à Tunis, de sentir à l’extrême pointe de l’occident extrême, comme la dernière veilleuse d’une diaspora intellectuelle européenne, ce guetteur inquiet et vigilant.

Une lettre, pour moi la dernière, - sympathique - dessine ce rapport lointain - et réciproque : octobre 1975 :

Cher monsieur,

Bien des excuses à vous faire. Me croirez-vous si je vous dis que j’ai sur ma table votre lettre de cet été, toujours près d’y répondre ? Et voilà pourquoi la fille est muette. J’ai toujours grand mal à passer l’été, de manière physique. Seulement à l’aise sur la moto, à me baguenauder dans le coin. Mais nous finirons bien par nous voir. A part quoi, il pleut, très bien ; très consciencieusement. Les mouettes sont rentrées. Où ?

Bonne vie à vous, là-bas, et salut à Lorand Gaspar, à l’occasion.

Amitié

Georges Perros

Histoire inachevée, discontinue, inachevable désormais, sans contact direct, sans adhérence :

Mais quel roman n’est inachevé ?

Il y manque toujours

Ce pourquoi la vie manque.

(Pleucadeuc, 7-8 février 1978)

P.-S.

Ce texte est paru dans l’hommage de la Nouvelle Revue Française à Georges Perros, n° 308, septembre 1978, p. 178-182.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter