La Revue des Ressources
Accueil > Champ critique > Recensions > « L’épervier de Maheux » de Jean Carrière

« L’épervier de Maheux » de Jean Carrière 

jeudi 28 janvier 2010, par Régis Poulet

Pourquoi lire ou relire ce prix Goncourt 1972 aujourd’hui ?
Peut-être convient-il d’abord de faire un sort, en deux lignes, aux idées reçues sur ce roman et son auteur. Serge Velay évoque un roman « maquillé à la hâte en chronique pittoresque, un grand roman universel élevé au rang de chef-d’œuvre régionaliste » [1] par une France pompidolienne qui cherche un bâton à mettre dans les roues soixante-huitardes…
Dérisoire attitude, mais assassine, qui revient lorsqu’un écrivain cherche à entraîner une population de plus en plus majoritairement citadine en des lieux où elle n’en peut mais : dans un dehors qui casse la gueule.

Que les amis et admirateurs de Jean Carrière m’excusent, mais la part historique du roman, au-delà de laquelle son auteur a su s’élever avec tant de force – même s’il prend ses précautions dès l’avertissement au lecteur – celle qui narre la vie ‘héroïque’ des habitants du Haut-Pays des Cévennes au XXe siècle ; de même que l’arrière-plan confessionnel chrétien entre des Cévenols catholiques et les habitants protestants du Travers que nous suivons dans le roman : pour moi, ces dimensions sont non seulement secondes mais presque anecdotiques.
Je n’ai jamais eu besoin de parcourir la Provence de Char, et encore moins celle de Giono (son ‘pays inventé’) pour aimer les lire. Il ne manque pas d’auteurs dévolus aux dithyrambes de leur région pour que chacun, dans sa campagne, trouve à se rasseoir sur un duvet confortable de descriptions de paysages et de mœurs. Et si l’on souhaite, en ignare du monde agricole ou pastoral, se faire une idée du Profil paysan, notamment dans les Cévennes, il n’est qu’à regarder la magnifique trilogie documentaire de Raymond Depardon.
Mais où qu’on vive, il reste difficile de ne pas perdre le contact avec le monde.
Telle est la vertu des personnages vivant à Maheux : rester en lien étroit avec le lieu. Cela s’appelle parfois l’idiotisme lorsqu’on est un ancien idiot.

Je n’ai pas l’intention de révéler quelles prouesses, quels entêtements tragiques ni quelles misères les personnages de L’épervier de Maheux ont déployés et mis en œuvre : ils me rappellent certains Mâtinaux de René Char, ou encore un Albin minotaure et non bienveillant comme il l’est chez Jean Giono [2].

La seule force qui emporte tout dans le roman de Jean Carrière est la puissance descriptive de son auteur en des pages d’une beauté terrible et inhumaine dont, pour ma part, je n’avais pas retrouvé une qualité comparable, le lyrisme en sus, depuis Le chant du monde. Face à cette réalité, le discours sur l’existence, ou non, de Dieu, et ce qu’il fait ou ne fait pas, etc., est de peu de réalité. Il en va finalement de même de cet épervier prétexte à liquider un héritage spirituel moribond. La pauvre liturgie chrétienne totalement irréelle dans ce paysage de causses laisse à plusieurs reprises affleurer des éléments celtes plus à mêmes de donner corps à l’élémentaire. Le narrateur paraît s’accrocher, en dernier recours, à une représentation antédiluvienne de l’histoire de l’humanité, mais cela aussi, quoiqu’il semble le craindre, il lui faudra l’abandonner. On ne peut pas, même symboliquement, tenir ensemble un Golgotha fait de roche métaphysique et un mont Aigoual (Augal en occitan) fait de micaschistes dont l’extraction et le clivage en lauzes, pour recouvrir les maisons des hommes, ne révèlent aucune parole divine. Au-dessus de leurs têtes, les hommes du Haut-Pays n’ont pas la main protectrice de Dieu mais des argiles métamorphosées pendant la naissance de montagnes. Et cet épervier n’est pas une allégorie de l’Esprit saint non plus. Petit à petit, le narrateur doit en convenir : « qu’est-ce que Dieu venait faire là au milieu : ça ne tenait pas le coup » [3], et progressivement les illusions se détachent et tombent : sans la présence humaine, le monde existe. Il n’y a même que CELA [4]. Et de la préhistoire à la modernité, il n’y a pas de sens à chercher, seulement constater l’« innocence cosmique, minérale » [5] du monde. Il est une chose de parler géologie dans un roman, il en est une autre de tirer les conséquences de ce qu’elle nous apprend. On sent Carrière entraîner ses personnages vers cette conscience absolue.
C’est en insistant sur le fait que la réalité nous échappe :

« Quand l’homme avait le dos tourné, le monde se remplissait de choses mystérieuses, d’étranges complicités naissaient entre elles, des alliances inconnues se formaient, dont nul n’avait idée, et dont il ne restait aucune trace à son retour. Mais il fallait une prunelle pure et une oreille exercée pour les distinguer, pour en déceler les traces (…) » [6]

Ou en nous faisant comprendre que nos mesures de temps et d’espace sont fausses car tout est mouvant :

« Il ne pleuvait jamais le soir, mais le ciel s’ouvrait au contraire, vaste et multicolore, vers le couchant, l’océan, l’ouest somptueux, les Amériques – l’Amérique du Nord, l’étoilée, à laquelle avaient appartenu ces plateaux à l’ère des trilobites. Le Haut-Pays reprenait la mer, au crépuscule, et remontait le vent dans la direction de l’étoile polaire. » [7]

Résister à cela, réagir par la colère au point que « les objets réduits à l’impuissance se terraient dans les coins comme des bêtes épouvantées », c’est se couper du monde : « toute chose faisait la morte à son approche » [8]. Que reste-t-il à faire ? Rien.
Pour les autres, qui n’ont pas vu, se rabattre sur une explication docte :

« Tu vois, lui, ce bâtard de haute époque – et je veux bien que l’histoire des hommes soit souvent l’histoire d’une bataille rangée entre une névrose cosmique et une désespérante lucidité – lui ne l’a pas supporté, d’être réveillé, qu’on le fasse brutalement passer de l’éternité dans le temps – le temps, signe de mort, signe de rien : ses catégories n’étaient pas les nôtres, j’en mettrais ma main au feu. »

« … il n’y a, de la part de l’homme, que le monstrueux qui réponde au mystère de l’univers. » [9]


Lire aussi « J’ai oublié ma phrase... hommage à Jean Carrière » de Serge Velay

P.-S.

Les éditions Omnibus viennent de publier un volume, « L’Ame de l’épervier », préface de Jean-Jacques Pauvert, dossier et notices de Serge Velay, qui comporte les oeuvres suivantes :

« Retour à Uzès » ; « L’Epervier de Maheux » ; « La Caverne des pestiférés » ; « Le Nez dans l’herbe » ; « Le Prix d’un Goncourt ».

Photographie : Régis Poulet

Notes

[1Serge Velay, Michel Boissard, Catherine Bernié-Boissard, Petit dictionnaire des écrivains du Gard, Alcide, 2009, p. 62.

[2Dans Un de Baumugnes ; Giono encouragea Carrière à écrire qui le prit comme maître.

[3Jean Carrière, L’épervier de Maheux, Omnibus, 2010, p. 206.

[4Ibid., p. 223.

[5Ibid., p. 259.

[6Ibid., p. 329.

[7Ibid., p. 339.

[8Ibid., p. 347.

[9Ibid, pp. 352 & 355.

© la revue des ressources : Sauf mention particulière | SPIP | Contact | Plan du site | Suivre la vie du site RSS 2.0 | La Revue des Ressources sur facebook & twitter