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Insulaires (2) 

dimanche 15 novembre 2009, par Laurent Margantin

1.

Il était à la sortie de la ville, à côté du boulevard qui longeait l’océan. On le voyait de loin, haut comme un immeuble de quatre étages. Ses branches pendaient au lieu de s’élever, leur masse sculptée par les vents qui ne cessaient de souffler sur la côte. De lourdes lianes pendaient aussi, formant une espèce de voûte sous laquelle s’asseyaient quelques clochards à la peau sombre.

L’arbre, situé non loin du cimetière, impressionnait par sa puissance passive, par sa résistance aux vents et aux cyclones. Il émanait de lui une tristesse ancestrale, comme si, à travers lui, était transmise la mémoire des hommes qui s’étaient assis à son ombre pendant tant d’années, ne sachant où se réfugier face à la violence du soleil.
Devant le spectacle de ces branches et de ces lianes lugubres lorsque le soir venait, nous rêvions du récit d’âmes depuis longtemps disparues, encore trop craintifs pour oser aller nous asseoir à l’ ombre du plus vieux banyan de l’ île.

2.

Il marchait à travers la ville, même en pleine chaleur il marchait. Une veste en cuir sur le dos, les cheveux gris et la barbe de même couleur en bataille, un peu voûté toujours, les yeux sauvages. Il parlait souvent, et tout à coup hurlait, se tenant la tête à deux mains, hurlait d’une voix rauque et terrible. Sa souffrance était immense.

Les gens s’étaient habitués à lui, comme en d’autres villes ils avaient leur fou inoffensif, car celui-ci, entre deux crises soudaines, pouvait être affable et parler quelques instants avec un passant, avant de reprendre sa course. Personne ne craignait l’homme et sa douleur.
A la terrasse de ce café, il avait pris l’habitude de s’asseoir à côté de nous. Etait-ce pour nous gêner, ou bien parce que notre présence lui convenait ? Il commençait alors à parler tout seul, se racontant nous ne savions quelles histoires, vers lesquelles, instinctivement, nous tendions l’oreille, inquiets toutefois de le voir bientôt hurler dans ce lieu tranquille.

3.

Au milieu de la ville, des hommes vivaient dans la saleté et la peur. Des murs les séparaient de leurs semblables en liberté. Pourtant, ils étaient là, à quelques mètres des passants dans la rue.

Lui, le mendiant, l’errant, l’infortuné, s’adossait chaque matin contre le mur jaune de la prison. Il en sentait le froid, la mort de l’âme des vivants de l’ autre côté. Avait-il un parent derrière le mur, ou bien avait-il partagé la vie des prisonniers ? Nul ne savait.

Il restait dans cette position un bon moment. Puis il s’en allait à travers les rues, riant, riant de tous et de toutes, riant de leur frénésie d’ achat, riant aux éclats de leurs soucis médiocres. Chargé toute la journée du désespoir des prisonniers, il était leur intercesseur, celui qui les libérait de leurs mots de haine et de frustration, celui qui faisait d’eux, même enfermés, des hommes libres. Et des passants qui se faisaient insulter, nul n’aurait osé le malmener.

4.

Les hommes ici marchaient au bord des autoroutes, portant des sacs en plastique. Ils étaient souvent hirsutes et avaient l’air saoul. Revenaient-ils chez eux ? Avaient-ils même un toit ? En d’autres pays, ils se seraient cachés, loin des axes routiers, honteux. Ici les hommes à la peau noire affichaient leur pauvreté à la vue des automobilistes, et risquaient ainsi leur vie.

Leur visage et leurs yeux n’apparaissaient qu’un bref instant, puis ils s’ évanouissaient dans le rétroviseur, sans qu’ on puisse rien savoir de leur vie que cette fulgurante affirmation d’une marche sans but.

On ne voyait jamais deux fois le même visage. Il ne s’agissait pas d’habitués, non, ils semblaient surgis des champs de canne à sucre de l’autre côté de la route, et condamnés à y disparaître à nouveau.

5.

On les voyait apparaître au coin d’une rue, la démarche lente et souple, habillés d’un pantalon et d’une chemise sombres, coiffés d’un chapeau noir. Ils étaient également noirs de peau et semblaient, ainsi vêtus, personnifier l’âme véritable du pays, transportant avec eux la connaissance de paysages cachés derrière les montagnes, de mœurs et de rites disparus, de paroles évanouies des mémoires.

Il aimait suivre du regard ces hommes au visage inexpressif, à la bouche toujours fermée, il aimait les voir avancer dans la rue, indifférents au monde qui les entourait, jamais pressés, puis disparaître enfin, emportant avec eux le mystère dont ils n’étaient même pas conscients. Combien étaient-ils ? Quelques dizaines, davantage ? Se parlaient-ils entre eux, se considérant comme des frères ? Se retrouvaient-ils à certains endroits pour parler une langue qui leur était commune ? Y avait-il encore de tels endroits, ou bien marchaient-ils chacun de leur côté sans même savoir où aller ?

6.

Ainsi ils avaient dû abandonner, en même temps que leur terre et leur tribu, leur nom. Une étendue immense les avait bientôt séparés de leurs origines, et il leur était impossible de s’enfuir pour revenir au lieu où on les avait enlevés.

Pendant longtemps, ils avaient porté le nom de leur maître, puis quand ils furent affranchis on les laissa partir en leur donnant un patronyme inventé de toutes pièces, grotesque le plus souvent.

Ils auraient voulu revenir à leur identité originelle, celle d’avant les années d’humiliation qu’ils portaient désormais aux yeux de tous à travers ces quelques lettres qu’ils devaient prononcer lorsqu’on leur demandait de se présenter, mais celle-ci avait été effacée de leur mémoire.

Quelques-uns d’entre eux reprenaient la mer après plusieurs générations pour aller errer sur le continent évanoui, d’autres choisissaient de disparaître dans les montagnes, s’inventant de nouveaux noms qui devenaient légendaires.

7.

Ils ne nous photographiaient qu’aux endroits correspondant aux images qu’ils avaient déjà dans la tête avant de nous voir. Ce pouvait être chez un coiffeur à la boutique modeste : ils entraient avec un grand sourire, nous adressaient brièvement la parole pour savoir s’ils pouvaient prendre des photos, puis disparaissaient. L’endroit leur convenait : des Noirs se faisant couper les cheveux dans un espace minuscule au plafond bas, juste éclairé par la vive lumière du dehors, des coupures de journaux jaunies collées aux murs, deux vieux coiffeurs installés là depuis des décennies, un transistor dans un coin crachant de la musique locale.

Autour, il y avait les bâtiments modernes, toute une infrastructure récente qui avait bouleversé la ville et tous les environs. Cela ne les intéressait pas. Ils ne fixaient que ce qui avait un cachet ancien et exotique, et s’en retournaient ensuite dans leur pays coller les uns contre les autres ces fragments d’ un pays qui n’ existait plus, attirant ainsi des yeux pleins de ces images vers nous, vers nous qu’ ils ne verraient jamais que d’après ces photographies volées. D’une certaine façon, nous étions condamnés à rester invisibles.

8.

La mutinerie avait assez duré. On ne savait exactement comment elle avait débuté, ni qui l’avait lancée, ni ce que les mutins cherchaient à obtenir.

Après avoir neutralisé les gardiens en leur vendant des drogues et des alcools divers, ils s’étaient dirigés vers les pièces donnant sur une rue du centre-ville, et conversaient librement avec les gens à l’extérieur.

— Tu me reconnais ? disait un petit homme en bas.

— Je ne sais pas, je ne te vois pas à travers les carreaux en verre, répondait une voix.

— J’ai toujours été gentil avec toi.

— Je ne sais pas, je ne te vois pas bien.

Il y eut d’autres dialogues bon enfant ressemblant à celui-ci, puis, sans qu’on sache pourquoi, les mutins regagnèrent leur cellule, fatigués peut-être de leur liberté de parole.

9.

Au coin de la rue de nulle part, il y avait la prison. Contre le mur de la prison, un homme et une femme s’embrassaient. La femme était adossée au mur, l’homme l’embrassait en caressant son bras qu’ elle avait nu. Le bras entourait le cou de l’homme qui venait peut-être de sortir de la prison, bien que son visage bienheureux communiquât un sentiment de liberté et d’insouciance qui contrastait fortement avec la réalité de l’ existence derrière le mur et les barbelés au-dessus.
Un petit chien passa, qui se coucha sur le trottoir. La porte de l’établissement pénitentiaire s’ouvrit puis se referma, sans que personne n’en sortît. Les amoureux se séparèrent.

Ces petits événements parfaitement insignifiants évoquaient les commencements de la vie, quand, malgré le peu de choses qui se produisaient, le mouvement le plus minime, ne serait-ce que celui d’ un insecte sur le trottoir, ou bien le salut d’ un passant, semblait inaugurer un monde nouveau, totalement inconnu.

10.

On l’entendait hurler plusieurs minutes sur le trottoir, au milieu des passants, proférant des propos incompréhensibles, ou rugissant comme un lion, puis il recommençait à marcher à vive allure, sans savoir exactement où il allait.

Il lui arrivait parfois de s’arrêter dans une gargote et d’engager la conversation avec le patron, accoudé un instant. Ses propos étaient alors aimables et son ton paisible, au point qu’on ne pouvait s’imaginer que cet homme, deux minutes plus tôt, avait pu hurler comme il l’avait fait.

Son interlocuteur ne semblait pas le craindre, car il était connu dans le quartier. Et on savait qu’il ne se mettait jamais à crier au milieu d’une conversation, attendant pour cela d’être seul, sans personne à qui s’adresser, seulement entouré d’ombres qui le frôlaient et paraissaient le menacer.

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