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Impressions sur l’oeuvre de Christine Angot 

mercredi 3 juillet 2002, par Eva Domeneghini

Christine Angot publie depuis plus de dix ans et, depuis la sortie de son neuvième livre, L’inceste, elle se trouve sur le devant de la scène littéraire. C’est ce qu’elle a toujours désiré. En sortant de l’ombre à l’occasion d’un "Bouillon de culture" mémorable, elle a enfin pu s’exprimer sur ce qu’elle écrit, sur ce qu’elle veut écrire, et malgré l’apparente confusion de certaines de ses explications, il est indéniable que l’on est désormais forcé d’écouter, et d’entendre. Car il y a loin d’écouter à entendre : elle ne veut pas tant qu’on l’écoute mais bien qu’on la comprenne, que les lecteurs se mettent devant l’oeuvre et la prennent à bras le corps, pour entendre une voix singulière.

En entendant aujourd’hui Christine Angot, on pourrait croire qu’elle a toujours écrit des textes "autobiographiques" (les guillemets sont ici nécessaires) où un personnage nommé Christine Angot dit "je" et raconte. Or, c’est loin d’être exact : Vu du ciel (l’Arpenteur/Gallimard, 1990), son premier livre, est un roman, sans discussion : il raconte le destin d’une petite fille violée et assassinée qui devient un ange gardien. Pas plus que Vu du ciel, Not to be (1992) ne comporte d’éléments autobiographiques. Cette fois, le narrateur est un homme hospitalisé incapable de communiquer avec son entourage : il entame alors un monologue pour se maintenir en vie, pour ne pas s’endormir à jamais. Ces deux romans peuvent être considérés comme des coups d’essai, une sorte de prélude à l’oeuvre proprement dite. Ce serait oublier qu’il n’y avait rien de prémédité dans la démarche littéraire de Christine Angot et qu’il semble à l’inverse que la forme actuelle de son écriture se soit imposée d’elle-même à partir de Léonore, toujours (1993). Ce livre est construit à la manière d’un journal intime de l’écrivain et fait intervenir sa fille Léonore : c’est en effet à partir de la naissance de son enfant que Christine Angot a décidé d’abandonner le chemin de la fiction traditionnelle pour prendre un chemin de traverse. La mort de Léonore à la fin du livre, entièrement fictionnelle, signe paradoxalement l’adieu de l’écrivain au roman-roi. Dans Les Autres (Fayard, 1995) et surtout dans le remarqué Sujet Angot (Fayard, 1998), l’auteur intervient comme narrateur du livre ou comme personnage principal ("Sujet Angot") à qui s’adresse le narrateur, en l’occurrence le mari de l’auteur.

C’est dans L’usage de la vie (Fayard, 1996), monologue conçu pour le théâtre, que la démarche littéraire nouvelle reçoit une tentative d’explication, bien plus sensitive, instinctive que véritablement théorique. Nous y retrouvons la Christine Angot radicale et déterminée que nous connaissons désormais assez bien.
Elle y défend sa conception de l’acte d’écrire. Le lecteur doit être bousculé et entrer dans une relation à la fois complice et trouble avec l’écrivain : "Les écrivains ne devraient jamais cesser d’écrire leur vie en fait. Avec le doute, qui plane. Sur la vérité." Et de reprendre le personnage d’Albertine chez Proust pour étayer l’argumentation.
"Mais que l’écriture soit vraiment celle de la vie.(...) Même une vie ratée. Le corps en train de vivre, en train de vibrer, voilà ce qu’il faudrait raconter. Jusqu’à ce que l’écriture elle-même soit cette vie. Même ratée, même à moitié." De ce fait, écrire est en soi un acte fondateur, une libération, la liberté même. La seule qui s’offre, par la langue, pour contrer le mensonge social. Et ce dans la relation à l’autre, au lecteur, derrière ces pages, car en parlant "de soi" on parle évidemment à l’autre : "Quand on dit Je dans un texte public, c’est de l’amour pour vous, est-ce que vous le comprenez ?"
Cette liberté du Je, qui est l’obsession de Christine Angot, cette recherche de soi par les autres, la vérité d’un être ne peut être exprimée, ici, que par l’affirmation de l’individualité contre, encore et toujours, le mensonge social. Christine Angot explique que l’écrivain a tous les droits, au risque de choquer certains apôtres du politiquement correct : "Je disais toujours à ma mère "j’ai le droit" quand j’étais petite. "Oh ! toi, toi, toi, de toute façon, tu as le droit de tout". "On rate sa vie, pour essayer de la rattraper on écrit. Pour transformer sa vie. Et plus on écrit, plus on rate sa vie. Or rien ne peut remplacer la vie. Jamais." Et la vie ne se conçoit pas sans l’affirmation de l’indépendance absolue et inviolable de l’individu et de l’écrivain : "Une norme de la société, dans la littérature, qu’est-ce que ça vient faire ? Etre incapable d’inventer n’est pas de l’impuissance, c’est un principe". On peut donc écrire n’importe quoi, pourvu qu’il s’agisse d’une vérité, même partielle.
"La vérité, fut-elle littéraire, est un engagement, à condition que plane, au-dessus de chaque affirmation, l’ombre du doute", donc la vérité de l’écrivain n’est intéressante que s’il se contredit lui-même sans cesse, c’est une écriture au présent, qui revient toujours sur elle-même. Le théâtre, d’ailleurs, convient parfaitement à Christine Angot, elle s’y sent chez elle et ses pièces sont régulièrement montées en France (par Alain Françon et Hubert Colas, entre autres).
Mais cette importance de la littérature s’explique par sa fonction, par sa force évocatrice : "Le fait de parler c’est déjà exagéré. Le simple fait d’ouvrir la bouche, pour dire quelque chose, n’importe quoi". Cela ne va pas sans une dénonciation de la société normative, celle du refus de l’individualité et du triomphe du groupe : "Elle n’aime que l’action, la masse, c’est ça le problème. Elle est hystérique, mais faiblement émotive". Individualisme, refus de la masse, important de la parole de l’écrivain : tout y est.

Il souffle dans les oeuvres de Christine Angot ce vent de la révolte, cette violence contenue qui s’exprime par saccades, organisée cependant mais bien souvent acerbe et fière : "Ce qui m’importe, c’est de traîner ma faiblesse fièrement devant les autres."
Malgré les dénégations de Christine Angot (son écriture, en devenant plus mature, aurait perdu de sa fraîcheur), L’usage de la vie témoigne au contraire de la vitalité remarquable de son oeuvre toujours en construction. La démarche toujours renouvelée nous donne à lire des pages de justifications et d’accusations, pour en arriver, enfin, à la liberté de l’écrivain, de ses lecteurs, et de tous : "Et vous, je vous dis merde. Je suis écrivain et je dis merde à tout le monde. C’est comme ça. Tant pis". Tant pis, sans doute, mais tant mieux également : si l’écrivain dit merde, il dit oui à la vie. Aux sacrifices, aux souffrances, au mensonge, mais oui à la joie aussi, au bonheur, qu’il partage, étale, retient, dans une relation trouble avec le monde et avec ses lecteurs mais toujours avec eux, avec les autres.
Si l’on n’existe pas sans les autres, l’individu existe aussi par lui-même dans sa spécificité et son originalité inaliénables. L’écrivain retranscrit ce qu’il écoute, ce qu’il ressent, déforme à sa guise. Sa liberté seule fait sa force. On pourrait dire sans risquer de se tromper que Christine Angot est un écrivain profondément libertaire en ce qu’elle affirme dans chacun de ses livres la force de la liberté dans sa faiblesse même.

Mais c’est avec L’inceste (Stock, 1999) et le tourbillon médiatique qui a suivi sa publication que Christine Angot est devenu une "personnalité", un écrivain connu, mais pas toujours reconnu. Arrêtons-nous quelques instants sur L’inceste et la démarche qui l’entoure, démarche qui poursuit celle entamée avec Léonore, toujours, Interview et Sujet Angot.
Tout son livre est construit sur une conception de la littérature qu’elle résume par cette phrase : "La réalité et la fiction ; au milieu, un mur". Seulement voilà : le mur est mince, quasi inexistant. Est-ce de l’autofiction, de la littérature "autobiographique" ? Ce n’est pas en classant un auteur qu’on arrive à le faire rentrer dans un moule. Angot n’y rentrera jamais et, au fond, c’est bien ce qu’on lui reproche. Elle ment alors ? Non plus, ce livre n’est pas "une merde de témoignage" sur l’inceste. C’est un livre et c’est de la littérature. Une littérature de parti pris, qui vient d’une conception de l’acte d’écrire.
La gêne, la difficulté que le lecteur ressent, invariablement, devant "l’inceste", naît en partie d’une confusion voulue entre l’auteur et son personnage.
L’écueil serait de croire que c’est de la fiction - ça rassure -, mais aussi de prendre la "chose" pour une variante du "cinéma-vérité" - ça inquiète, on compatit. Angot trie en quelque sorte ses lecteurs. Ceux qui en restent à ce stade sont les premiers lâchés. Le lecteur est en plein dans ce mur dont parle Angot, il n’en sortira pas, et ça c’est de la littérature, résolument, c’est fort, c’est terrible, autobiographique peut-être. Et alors ? Il est vrai que la "petite musique" de Christine Angot, est enragée. Vive, amusante, endiablée. D’un bloc, et à la fois si complexe. Hystérique ? Non pas. C’est elle, c’est son rythme, on est entraîné dedans, agacé bien sûr, mais on se réconcilie bien vite. L’inceste est un livre qu’on ne lâche pas. Malgré tout. Malgré ces dix dernières pages terribles. Il n’y a pas d’histoire, il y a un rythme, un souffle. Il y a des histoires bien sûr, un amour homosexuel, la folie, disséquée, l’humour, l’ex-mari, la fille, le père, l’inceste, les chiens aussi, importants les chiens.
Mais il y a surtout chez Christine Angot une voix qui prend aux tripes, nous nous permettons de nous écarter ici du beau langage : l’écriture de Christine Angot demande au lecteur de tomber le masque et de se confronter au texte, la confrontation est violente et provoque souvent une admiration soudaine, ou au contraire un rejet définitif.
L’auteur refuse qu’on lui dise qu’elle est une "pauvre fille", elle le craint pourtant, on la sent consciente des risques, elle l’écrit, le lecteur est averti. Ce lecteur a à faire au fameux "écrivain écrivant" (comme les "fictions fictionnantes", le genre est connu). Mais à ce jeu de la vérité, on ne recherche plus au fond celle de la personne Christine Angot, mais seulement celle de Christine Angot en tant qu’écrivain, en tant qu’auteur.
L’inceste a révélé un écrivain qui se prend comme prétexte à l’écriture : la démarche peut agacer, elle conduit certains à penser que l’ "égotisme" ne saurait supplanter la fiction plus traditionnelle. Ce débat sur la fiction, d’ailleurs, est aussi vieux, n’en doutons pas, que l’écriture elle-même. L’écriture intime est pour certains - citons Marc Petit, mais il y en a d’autres - une évasion facile, un pis-aller, alors que la fiction est la seule à pouvoir revendiquer l’appartenance au genre canonique "littéraire". Le reste, justement, et malgré les dénégations des auteurs, ne serait que témoignage. Prenons un instant le contre-pied des accusateurs de Christine Angot : celle-ci leur répond qu’en se mettant en scène, en prenant le risque de s’exposer dans ses livres, elle met en scène non seulement sa vie, mais la société toute entière. Il s’agit, pour résumer, d’une mise en abyme : les déboires (et les joies) de l’écrivain témoignent de la violence de la société, son devoir étant de témoigner de cette violence, de la donner à entendre. Christine Angot aime dire qu’elle reproduit et amplifie - comme un écho - la violence du monde dans ses livres, violence qui n’est pas celle de la fiction, mais bien celle du monde, du "drap social" comme elle l’écrit. Nous pourrions d’ailleurs nous demander si cette démarche n’est pas comparable, toutes proportions gardées, à l’engagement des intellectuels de l’après-guerre. Il s’agit de témoigner : mais pas en s’engageant en politique ou en s’aveuglant volontairement pour défendre la moins mauvaise des causes. Il s’agit plutôt de mettre en avant l’individu pour montrer sa confrontation à la société, confrontation nécessairement violente, et la confrontation de l’écrivain au public ou au monde de l’édition sert en quelque sorte de métaphore métonymique à une démonstration qui se veut universelle.
Le corollaire douloureux de cette volonté de témoignage est l’exposition à toutes les critiques et aux attaques personnelles. Dans Quitter la ville, son dernier livre, Christine Angot entreprend justement de témoigner, à travers le récit de la sortie de L’inceste, sur la relation que les écrivains peuvent entretenir, aujourd’hui, avec leurs lecteurs, l’édition et, par extension, avec la société.

Un écrivain écrit pour être lu. Pour qu’on le lise, et qu’on tente d’apprécier une oeuvre, de comprendre une langue qui se parle et se cherche. Or, ce qui se produit, ce sont souvent des accusations de voyeurisme, c’est une annexion à des tendances littéraires soi-disant globales : la négation de l’écriture, sa destruction dans un magma de critiques informes, terribles, sans fondement autre que le ressentiment et la haine, injustifiée et injustifiable. Alors, bien sûr, Christine Angot répond. Avec violence, avec humour, avec désespoir. Et surtout, elle écrit. Raconte la mort du père, la page blanche, puis "noire", dans Libération. Elle continue. Persiste et signe. C’est là que réside sa force, car c’est un écrivain libre, qui combat tous les jours pour sa liberté, pour la préserver et la proclamer.
Il s’agit de comprendre que Quitter la ville n’est pas, et pas plus que L’inceste, un témoignage (sur la relation entre l’auteur et le lecteur, sur le milieu littéraire...) mais une leçon de vie, et d’écriture. Mais encore une fois, il y aura des pour ou contre Christine Angot, puisqu’elle parle d’eux, et qu’ils s’y reconnaissent. La phrase citée en exergue du livre est tirée d’Interview : "La violence commence dès qu’on sort de chez soi". Il y a eu violence, elle a été subie, mais il y a aussi la réplique. Mais si l’on sort des noms, de cette prétendue dénonciation, il y a une chance d’apprécier l’oeuvre. Les noms servent à l’écrivain, pas pour dénoncer mais pour mettre en forme. Le problème, bien sûr, c’est que les noms renvoient à des personnes existantes. Mais il faudrait que ces personnes se voient dans ce livre comme des personnages, justement, des prétextes, et non des victimes. Ils ne le feront pas, puisque le nom est constitutif de l’identité, il la modèle. Christine Angot sait que sa manière de concevoir l’acte d’écrire ne peut être comprise comme elle l’entend dès lors qu’elle donne des noms, qu’elle entre dans le réel ou ce qu’on croit tel. Là, ce n’est plus de la littérature, c’est du vrai et il y en a que ça gêne. A leur place, qui ne réagirait pas à l’identique ?

Sans doute ceux qui veulent aller au-delà de l’apparence, au-delà du réel, peut-être justement dans la fiction. Curieusement, nous retrouvons dans ce rapport conflictuel entre fiction et réalité une structure oroboustique de l’œuvre : elle finit par se mordre la queue. De la réalité, on arrive à la fiction, et ainsi de suite.
Un constat s’impose à propos de l’oeuvre de Christine Angot : on n’arrête pas un train en marche. Même si c’est un train qui peut dérailler, il repart, crissant et cahotant. Christine Angot est libre, elle n’entend pas renoncer à sa liberté : même si la liberté est dangereuse et qu’elle permet, voire encourage les erreurs de parcours. Christine Angot a décidé de prendre le risque de monter à bord du train et son oeuvre tient désormais sur un fil ténu mais habilement tissé : seule la constance - et même l’acharnement - lui permet d’éviter qu’il ne se rompe.

 

1 Message

  • > Impressions sur l’oeuvre de Christine Angot 12 avril 2003 02:56, par thibault laurence

    Je suis d’accord avec tout (hormis quelques détails) ce qui est dit dans cet article. Je n’ai lu que "l’inceste" et "quitter la vile", pour l’instant, mais j’ai adoré ces deux livres. Après "les vagues" de Virginia Woolf, ils ont été ma deuxième révélation littéraire. Personnellement, je me fiche complètement de savoir s’il s’agit d’un "témoignage" ou pas, ça ne m’intéresse pas, le problème n’est pas là, ceux qui se posent cette question, ce sont ceux qui ne veulent voir les vraies questions, non , il suffit de lire et de ressentir. La voix de C.Angot m’a vraiment prise aux tripes, elle m’a bouleversée, emportée dans un tourbillon d’émotions... J’ai été frappée par cette lecture, qui m’a renvoyée vers des questions que je refusais d’aborder vraiment jusque là. J’y ai trouvé un écho à ma violence et à ma propre folie. Cette voix, je l’ai tellement attendue, j’aurais voulu lire ces mots quand j’avais douze ans. Mais je suis heureuse aujourd’hui qu’une telle oeuvre existe, au vu et au sus de tout le monde. Je remercie Christine Angot.

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