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VINCENT SPATARI, POÈTE DE SCÈNE ET DE MÉMOIRE  

Voix, mots, silences : l’art de dire autrement

lundi 21 juillet 2025, par Christine Avignon, Vincent Spatari

VINCENT SPATARI, POÈTE DE SCÈNE ET DE MÉMOIRE

Voix, mots, silences : l’art de dire autrement

À la croisée du conte, du théâtre, de la poésie et de la transmission, Vincent Spatari cultive les mots comme d’autres cultivent la terre : avec attention, engagement et enracinement. Conteur ancré dans les territoires qu’il traverse, poète de l’intime et de l’universel, il se définit moins par une discipline que par un élan. Rencontre avec un artisan du sensible, pour qui l’art est une manière de relier les êtres et de raviver les mémoires.

Conteur, comédien, metteur en scène, chanteur… et poète : vous explorez de nombreuses formes d’expression. Qu’est-ce qui, selon vous, les relie profondément ?

Au risque de paraître pédant, je dirai que c’est la recherche du beau. La beauté d’un arbre, d’un geste, d’une parole, d’une rivière, d’un regard, d’une phrase… Je pense profondément que le beau peut guérir les égratignures de l’âme. Pouvoir relier tout cela dans une démarche créative et artistique me semble être le plus beau cadeau reçu de la vie.

Pourquoi publier aujourd’hui un recueil de poèmes ? Était-ce une nécessité intérieure, ou le prolongement naturel de votre travail de conteur ?

“Carnets intimes” est une publication modeste : d’abord pour le plaisir de l’offrir aux gens que j’aime, puis pour le proposer à l’issue de mes spectacles. Il y a aussi, me semble-t-il, l’idée de “mise au monde” qui, en soi, est une démarche poétique. Si la nature me confie une brassée de fleurs, il me faudra les offrir avant qu’elles ne fanent.

Vos textes poétiques vibrent souvent des lieux que vous habitez : la Bretagne, la Lorraine, la mer… Comment le paysage nourrit-il votre écriture ?

Je crois beaucoup à la force de transformation que les lieux exercent sur nous : qu’ils soient choisis ou non. Pour moi, la Lorraine est la région où l’on m’a transporté par les voies de l’immigration économique ; c’est là où j’ai appris le monde des différences, des classes sociales, de la solidarité ouvrière, du combat quotidien pour une dignité non négociable. Et puis, plus tard, il y eut la Bretagne que j’ai choisie pour une renaissance. Là il y eut les mariages fougueux des vents et des vagues, la mer comme un horizon sans bornes affirmant la possibilité d’une île, une identité spirituelle et culturelle incontestable et l’apprentissage d’une nature féconde et maternelle. Je ne suis pas né en Bretagne mais la Bretagne est née en moi.

Vous choisissez volontiers des espaces intimistes pour vos spectacles : lavoirs, chapelles, cafés. En quoi cette proximité avec le public sert-elle la dimension poétique de votre démarche ?

Il y a une chose simple à dire : dans un théâtre, les gens viennent vers moi, alors que dans un lieu intimiste, c’est moi qui vais “chez” les gens. Cela change fondamentalement le rapport qui se joue entre nous. Il est vrai aussi que dans les lieux intimistes, on rencontre souvent des personnes qui ne seraient pas venues au Théâtre : des occasions supplémentaires de riches rencontres. Mais j’aime les deux cas de figure.

Dans vos contes comme dans vos poèmes, la mémoire collective semble essentielle. Diriez-vous que votre art est aussi un acte de transmission ?

Je ne sais pas si je fais acte de transmission, en tout cas pas de manière objective. Si je transmets quelque chose à quelqu’un, ce quelqu’un est le seul à en connaître la nature. En revanche je tiens, et le plus longtemps possible, à faire acte de partage. J’aime l’idée que ce que l’on donne se multiplie et agrandit les espaces des choses aimées.

Votre travail accorde une grande importance à la voix, au souffle. Comment passez-vous de l’oralité du conte à l’intimité de la poésie écrite ?

Entre l’oralité et l’écrit il y a un espace intermédiaire que j’affectionne particulièrement c’est la lecture à voix haute. La voix, le souffle, l’expiration sont des véhicules qui vont de l’être singulier vers les autres. Les mots que l’on unit et que l’on assemble en vue d’une construction esthétique génèrent une expérience personnelle et collective sensible et forte, sublimée par les liens qui se tendent entre les êtres. Petit à petit naît une petite musique qui rentre dans les coeurs pour exercer une vibration commune. Il doit y avoir de la poésie dans tout ça. J’adore cette citation de Christian Bobin : “On ne sait pas ce qu’est la poésie. On sait juste que c’est donner son sang aux anges qui passent.”

Votre parcours comprend également quelques rôles au cinéma. En quoi l’expérience du plateau a-t-elle influencé votre écriture poétique ou votre présence scénique ?

Alors pardon de peut-être vous décevoir…. En rien ! Il y a sur un plateau de cinéma tellement de machinerie et de technique que la poésie s’en trouve légèrement écartée. Du reste, et pour être juste, le cinéma n’a pas été, dans mon parcours, une activité artistique significative.

Vous revendiquez un engagement artistique “au service du lien humain”. De quelle façon votre poésie participe-t-elle, selon vous, à cette mission ?

On ne sait jamais quelle est la part de ce que l’on écrit qui est reçue par le lecteur. Et comment elle est reçue. Et comment elle résonne. On sait juste qu’en s’approchant au plus près de ses propres doutes, désirs, peurs, envies, enthousiasmes, des passerelles se créent d’humain à humain. Et ça c’est quand même ce qu’il y a de plus sacré dans nos existences. C’est comme si nous étions chacun un puzzle avec des pièces manquantes et qu’il faut les autres pour rendre notre image plausible. Dans une prochaine vie, j’aimerais être une fontaine sur le chemin des assoiffés.

En tant qu’“homme-orchestre”, comment conciliez-vous vos différentes activités sans perdre la flamme créative ? Avez-vous un rituel d’écriture ou de préparation ?

J’aime beaucoup les commencements et les recommencements. C’est tellement beau une page blanche, un jour qui se lève, un visage inconnu qui sourit...Je suis attiré par le vide (au sens propre j’ai le vertige sur un escabeau), par la promesse qu’il contient. C’est souvent le matin très tôt, dans l’immobilité de l’air et le silence des routes, avec les premiers chants d’oiseaux et les parfums immaculés d’une vague nouvelle que j’ai envie d’écrire.

Enfin, quelle est la question que l’on ne vous pose jamais, et que vous aimeriez que l’on vous pose ?
Question : Et Dieu dans tout ça ?

Réponse : Ah, mon Dieu, que répondre ?
Oh, nom de Dieu que de crimes commis en son nom !
Vingt Dieux la moulinette que j’en pique pas une à tout ça !
Si Dieu n’existait pas ? Faudrait surtout pas l’inventer !

Propos recueillis par Christine Avignon

[Interview réalisée le 03/07/2025]

[…]

Déjà

Une écume moussue embrasse la falaise.
Goulûment, elle baise les pierres vermoulues,
et lorsqu’elle a trop bu, se dissout dans la glaise.
La mer, autour de nous, égraine son poème.
Son jupon de bohème étale ses froufrous.
Le fond de l’air est doux, et déjà je vous aime.
Un pin vieilli, noueux,
étend pour nous ses branches.
C’est autour de vos hanches
que mes mains trouvent un jeu :
elles se cachent toutes deux
sous votre robe blanche.
Puis, un grand coup de vent,
voilà que tout s’envole.
Vous partez comme une folle, le cœur battant.
Je reste bras ballants, tombé de la boussole.
La mer, autour de moi, amorce son reflux.
Dans son jupon crépu
dansent encore ses froufrous,
le fond de l’air est doux.
Déjà, je ne vous aime plus.

La grande marée

Assis sur la grève, il pense à elle,
à son visage de Joconde.
Si elle revenait au monde,
pour quelques pas de danse ?
Voilà à quoi il pense, là, à cette seconde, où les rouleaux de mer
enserrent dans leurs griffes un tronc d’arbre captif.
C’est là, précisément, que son corps s’est dissous.
Lors d’une grande marée, un matin de printemps, la mer, avec le vent, lui a sauté dessus.
Il n’y eut jamais plus de sourire de Joconde.
Si elle revenait au monde, là, pour une heure,
une heure seulement
il lui dirait, confus, que l’absence est profonde.
Que le temps n’éteint pas
les épines dans ses veines.
Combien elles furent vaines, ces écharpes d’amour, froissées par le jusant.
Soudain, sa vue se voile.
Une silhouette dans la brume, sortie de l’écume, flottant sous son voile...
Lentement se dévoile un dessin dans les dunes.
Sa jolie frimousse apparaît devant lui.
La Belle sourit, sous sa chevelure rousse.
Que ses lignes sont douces
sur son corps sans habit.
Elle pose une main blanche
à l’endroit de son cœur,
et voilà qu’il prend peur
quand, sur lui, elle se penche.
Puis, la belle dame blanche redevient vapeur.
Il lance ses bras vers elle, mais elle est déjà loin.
Où va donc son chemin ?
Venait-elle du Ciel ?
De cette image d’elle, il ne restera rien.

Je cherche mon pays (Gaza. Octobre 2023)

Je cherche mon pays parmi les oliviers,
les roseaux, les branchages,
à l’ombre des cyprès et des vignes sauvages,
où même les cailloux seraient de bons amis.
Je cherche mon pays sous les gravats,
les graviers et les serpents fossiles,
parmi les pierres lancées, dans la craie et l’argile, sur les vents du désert où l’Histoire s’écrit.
Je cherche un pays où l’odeur de la terre
et l’accent rocailleux parleraient des ancêtres.
Où les yeux de ma mère,
dans un berceau de paille me feraient renaître.
Où je verrais mes frères, les cheveux en bataille, rire à la fenêtre.
Je cherche mon pays sous un ciel assombri,
troublé par le vacarme.
Où les contes pour enfants
s’éteignent dans les larmes de soldats
bien trop jeunes pour tenir un fusil.
J’ai posé mes paroles sur le plateau de la balance, mais les mots des pauvres gens
n’ont aucune chance quand la folie des hommes a tout anéanti.
Je cherche un pays dans un matin heureux,
au grand soleil levant.
Où pousseraient les fèves.
Où les oranges sanguines
n’auraient plus de sang.
Où je boirais la sève aux portes du printemps,
qui signerait la trêve.
Je cherche mon pays
comme on cherche un enfant,
pour lui donner du miel.
Cinq ans, c’est trop petit pour monter au ciel :
— Tiens fort ma main, bout’d’chou, reste avec nous !
Je cherche un pays couché contre la mer,
aux jardins silencieux
où le parfum du pain embaumerait la terre
et sécherait pour toujours les larmes de nos yeux.
Je cherche mon pays, après de longues nuits torsadées de colère.

Qu’ils descendent des collines
ou montent des carrières,
j’en appelle aux hommes de bonne volonté.

La Baie (à Pierre)

La baie n’a pas de secrets, tu sais tout ça, le père.
Les serpents de lumière, la vague du mascaret, les rivières limpides qui écartent la mer,
les landes liquides et les déserts de pierres.
Tu sais tout ça, le père.
Est-ce vrai que l’Archange Saint-Michel
a combattu le Diable ?
Qu’il s’est pris dans les ailes
une branlée mémorable ?
Tout ça pour un château
soi-disant fait de glace…
Faut vraiment être crasse
pour croire à ces pipeaux.
La baie se souviendra de ton sourire, le père,
de ton air de compère quand tu racontais ça.
La baie se souviendra de tes pieds dans la vase,
quand, sur un air de jazz, tu lui ouvrais tes bras.
La baie se souviendra de tes mains habiles
et de tes gestes nerveux quand tu pressais le pas.
Pour dire sa beauté et ton amour pour elle,
tu l’appelais Mademoiselle,
car les mots te manquaient.
Belle,
dans la respiration durable du souffle des marées.
Belle,
de ses méandres creusés dans le ventre de sable.
Belle, de ses rivages où l’eau vient se frotter.
Belle, dans les nuits d’été où la lune surnage.
Tu disais :
— Quand la marée remonte à la vitesse d’un cheval au galop,
il n’est jamais trop tôt pour lancer le décompte.

Pas le temps de réfléchir : les jambes à son cou, braver les vases, les boues... rien d’autre que courir !
La baie dira encore l’histoire de l’hirondelle,
venue écrire sur elle : ce soir, le père n’est plus.
Adieu, fils de la Baie, tu étais beau et bon.
Tu aurais donné ta casquette aux papillons.

La cabane à mon père

Une pellicule de givre sur une terre craquelée.
Le ciel, ennuagé, pleure ses pages déchirées.
Une odeur de neige engourdit l’atmosphère.
Le souvenir du père tourne dans ce manège.
Un requiem arpège ses notes dans l’hiver.
Au bout d’une allée étroite, la cabane à mon père grelotte contre un tas de pierres.
Les tôles déchirées poussent une plainte amère,
un battant de bois sale grince sous le vent.
De grandes araignées, patientes, tissent leur toile.
Aux fils argentés s’accrochent
des tenailles et des chaînes rouillées.
Soupirs effrontés du vent,
comme si le temps sculptait son linceul.
Partout, des trous, des taches,
et la poussière en grappes suspendues.
Ça mouille, ça vente, ça s’effondre.
Il n’y a plus de mains
pour ouvrir les bras des pinces Monseigneur.
L’homme qui graissait les gonds est parti pour toujours.
Les sachets de semence ne feront pas racines.
Une scie égoïne rouille en silence.
Les ciseaux à raisins sentent encore la vinasse.
Une roue crisse sur un chemin de crasse.
Rabot, niveau, marteaux et ciseaux
sont bons pour la casse.
L’antre du bâtisseur est devenu cimetière, tout retourne à la terre qu’il avait façonnée.
C’était là sa matière, son souffle, sa fierté.
Aujourd’hui, le vent ironique fait danser faucille et marteau, dans ce bal silencieux.

La nuit des béguines (Aline)

Une lueur ambrée éclaire ton visage.
Comme assise dans une peinture flamande,
tu écoutes le bavardage des pierres
dans cette bâtisse qui te sert d’asile.
Les mots viennent et se tissent sur un tricot fragile.
Nous parlons du vent :
couché pour t’offrir un silence.
Sur ton établi, tu répares les phrases, tu polis.
De ce tissage
naissent des mondes qui auront besoin de repos.
Tu me dis qu’au soir tombé, il y a une science
pour qu’entrent en connivence la nuit et les mots.
Au matin, les histoires se lèvent tôt.
Avec minutie, tu démêles l’écheveau.
Il y a des femmes aux chevelures rousses
que des moines détroussent.
Ils plantent leur lame, emprisonnent, enflamment.
Des fleurs sales jonchent partout les rues étroites.
Parmi les morts-vivants,
le désespoir roule dans les lits des couvents.
Marguerite, révoltée.
Maheut, trop jeune mère.
Il est amer, le sang de tes femmes engagées.
Elles monteront au bûcher, le regard fier.
Lorsque la dernière flamme allongera les ombres, restera un ciel sombre sur les cendres du drame. On lira plus tard dans tous les magazines :
« Formidable roman : La Nuit des Béguines. »

[…]

P.-S.

Vincent Spatari est conteur, poète et homme de scène.
Il développe depuis plus de vingt ans une pratique artistique ancrée dans la mémoire, l’oralité et les territoires qu’il traverse.
Il se produit dans des lieux intimistes à travers la France et a publié en 2024 un recueil autoédité, Carnets intimes.

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