La Revue des Ressources

Les Amours 

jeudi 22 septembre 2022, par Ovide (Date de rédaction antérieure : 17 juillet 2012).

’Les Amours’ n’est certes pas l’oeuvre la plus célébrée d’Ovide, mais il y montre ce lien étroit entre désir et littérature : l’attente, et plus particulièrement ici : la frustration. L’inaccessibilité de la belle dont il est épris est le moteur principal, avec le désir de gloire, de l’écriture.

"Indifférent à construire l’illusion d’une passion authentique pour la belle Corinne, et sans le moindre souci de ménager la réputation de son personnage de poète-amant, Ovide exploite des conventions établies par l’usage, c’est-à-dire en vigueur dans les œuvres des élégiaques latins qui l’ont précédé, pour livrer, sur le mode ironique, une manière d’art poétique de l’élégie. Sa réflexion sur les conditions d’existence du genre met en lumière le rôle de la frustration dans l’éclosion de la parole élégiaque et évalue en fonction de la tonalité recherchée (le poète des Amours, de l’Art d’aimer et des Remèdes à l’amour prône la légèreté) la taille et la porosité de l’obstacle qui se dresse entre l’amant et son objet d’amour. Sans conteste, même après la disparition d’un genre qui ne lui survécut pas – je parle de l’élégie érotique romaine –, sa stylisation du discours élégiaque est précieuse, dans la mesure où elle fournit un inventaire de lieux et de procédés qui allaient durablement influencer le lyrisme amoureux. "
(Catherine Frechet, Ovide, poète de l’amour).

R.P.





Livre I



- ÉLÉGIE PREMIÈRE

J’allais chanter, sur un rythme grave, les armes et les combats sanglants ; ce sujet convenait à mes vers ; chacun d’eux était d’égale mesure. Cupidon se prit, dit-on, à rire, et en retrancha un pied. Qui t’a donné, cruel enfant, ce pouvoir sur les vers ? Poètes, nous formons le cortège des Muses, et non le tien. Que serait-ce si Vénus se couvrait de l’armure de la blonde Minerve, et si la blonde Minerve agitait les torches ardentes ? Qui pourrait sans surprise voir Cérès régner sur tes monts couronnés de bois, et le laboureur cultiver son champ sous les auspices de la Vierge au carquois ? Phébus à la belle chevelure doit-il m’apparaître armé de la lance acérée, pendant que Mars fera résonner la lyre d’Aonie ? Grand, trop grand sans doute est ton empire, cruel enfant ! Pourquoi, jeune ambitieux, prétendre à une autorité nouvelle ? Le monde entier, l’Hélicon et la vallée de Tempé ont-ils reconnu tes lois ? Apollon lui-même ne serait-il déjà plus maître de sa lyre ? Par un premier vers, je préludais noblement à un nouvel ouvrage, quand l’Amour vint aussitôt arrêter mon essor. Pour en faire le sujet de vers plus légers, je n’ai à chanter ni un jeune enfant ni une jeune fille à la longue et brillante chevelure.
Je me plaignais encore, lorsque soudain l’Amour, détachant son carquois, choisit les traits destinés à me percer ; d’un bras vigoureux il banda sur son genou son arc flexible. "Reçois, poète, me dit-il, un sujet pour tes chants." Malheureux que je suis ! les flèches d’un enfant ont atteint le but qu’il leur avait assigné : Je brûle ; l’Amour règne dans mon cœur libre jusqu’à ce jour. Mon premier vers aura six pieds et retombera sur cinq. Adieu les guerres sanglantes et le rythme qui leur convient. Muse, ton front doré ne doit ceindre que le myrthe verdoyant, et tu n’auras qu’onze pieds à moduler en deux vers.

- ÉLÉGIE II

Qui pourra me dire pourquoi ma couche me paraît si dure, pourquoi ma couverture ne peut rester sur mon lit ? Pourquoi cette nuit, qui m’a paru si longue, l’ai-je passée sans goûter le sommeil ? Pourquoi mes membres fatigués se retournent-ils en tons sens, en proie à de vives douleurs ? Si quelque amour venait ainsi m’éprouver, nul doute, je m’en apercevrais. Veut-il me surprendre, et ce dieu rusé prépare-t-il contre moi des embûches secrètes ? Voici la vérité : dans mon sein ont pénétré ses flèches aiguës ; le cruel Amour tyrannise ce cœur dont il a pris possession. Lui céderai-je ? ou, par ma résistance, donnerai-je une force nouvelle à cette flamme soudaine ? Cédons-lui : pour qui sait le porter, un fardeau devient léger. J’ai vu, quand on mettait le tison en mouvement, la flamme, ainsi agitée, s’accroître, et je l’ai vue s’éteindre quand le mouvement cessait ; les jeunes bœufs, qui se révoltent contre le premier joug, sont plus souvent frappés que ceux qui, par l’habitude, se plaisent à le porter. On dompte avec le mors le plus dur le coursier dont la bouche est rebelle ; on fait moins sentir le frein celui qu’on voit prêt à voler aux combats. Ainsi l’Amour traite un cœur qui lui résiste encore avec plus de rigueur et de tyrannie que celui qui se reconnaît son esclave.
Eh bien ! je l’avoue ; oui, Cupidon, je suis devenu ta proie. Je tends les mains à mon vainqueur, et demande à lui obéir. Il ne s’agit plus de combattre la paix et mon pardon, voilà ce que j’implore. D’ailleurs, il n’y aurait pas de gloire pour toi à vaincre, les armes à la main, un homme désarmé. Que le myrrhe couronne ta chevelure ; attelle les colombes de ta mère ; Mars lui-même te donnera le char qui te convient. Tu le recevras aux acclamations d’un peuple qui chantera tes exploits ; alors, jeune triomphateur, tu paraîtras guidant avec adresse tes oiseaux attelés. Derrière toi marcheront de jeunes garçons enchaînés avec autant de jeunes filles ; telles seront la magnificence et la pompe de ton triomphe. Moi-même, ta dernière victime, je te suivrai avec ma récente blessure ; esclave volontaire, je traînerai ma nouvelle chaîne. Ensuite viendront, les mains liées derrière le dos, la bonne Conscience, la Pudeur, et tous ce qui ose lutter contre toi. Tu feras tout trembler sur ton passage ; le peuple, les bras tendus vers ton char, criera à haute voix "Triomphe !" Tu auras à tes côtés les Caresses et la Fureur, cortège qui te suit toujours. C’est avec cette milice que tu soumets les hommes et les dieux ; privé de tels auxiliaires, tu serais sans pouvoir. Fière de ton triomphe, ta mère y applaudira du haut de l’Olympe ; et ses mains verseront sur son fils une pluie de roses. Les pierreries brilleront sur tes ailes ; ta chevelure en sera chargée, et, tout resplendissant d’or, tu feras voler les roues dorées de ton char. Alors, si je te connais bien, tu enflammeras encore mille cœurs ; alors tu feras, à ton passage, de nouvelles blessures. Tu le voudrais en vain ; le repos n’est pas fait pour tes flèches ; ta flamme brille jusqu’au sein des eaux. Tel était Bacchus quand il soumettait les terres que baigne le Gange. Des oiseaux peuvent traîner ton char ; au sien il fallait des tigres. Puis donc que je puis faire partie de ton divin triomphe, ne va point perdre les droits que la victoire te donne sur moi. Contemple les succès de César ton parent ; il protège, de la main qui les a vaincus, ceux dont il fut le vainqueur.

- ÉLÉGIE III

Ma prière est juste : que la jeune beauté qui vient de m’asservir, ou continue de m’aimer ou fasse que je l’aime toujours. Hélas ! c’est trop exiger encore ; qu’elle souffre seulement que je l’aime, et Vénus aura exaucé tous mes vœux. Souris, ô ma maîtresse, à l’amant qui jure d’être à jamais ton esclave ! Reçois les serments de celui qui sait aimer avec une inviolable fidélité. Si, pour me recommander à toi, je n’ai point à invoquer les grands noms d’une illustre famille ; si le premier de mes aïeux n’était qu’un simple chevalier ; si, pour labourer mes champs, je n’ai pas besoin d’innombrables charrues ; si mon père et ma mère sont forcés de vivre avec une sage économie ; que j’aie du moins pour répondants et Phébus et les neuf Sœurs, et le dieu qui inventa la vigne, et l’Amour qui te livre mon être, et ma fidélité que nulle autre ne me fera trahir, et mes mœurs innocentes, et mon cœur simple et sans détours, et la pudeur qui colore souvent mon front. Mille beautés ne me plaisent point à la fois, je ne suis pas inconstant en amour ; toi seule, tu peux m’en croire, tu seras à jamais mes seules amours ; ces années que me filent les trois Sœurs, puissé-je les passer à tes côtés ; puissé-je mourir avant que tu te plaignes de moi !
Sois l’objet heureux qui inspire mes chants, et mes vers couleront dignes de leur sujet. C’est la poésie qui a rendu célèbres et la nymphe Io, épouvantée de ses cornes naissantes, et Léda, que séduisit Jupiter sous la forme d’un cygne, et Europe qui traversa la mer sur le dos d’un taureau mensonger, tenant, de ses mains virginales, les cornes de son ravisseur. Nous aussi, nous serons chantés dans tout l’univers, et à ton nom sera toujours uni le mien.

- ÉLÉGIE IV

Ton mari doit assister au même banquet que nous ; que ce soit, je t’en conjure, le dernier souper auquel il soit présent. Ainsi, ce n’est que comme convive que je pourrai contempler ma bien-aimée ; un autre aura le privilège de la toucher. Voluptueusement couchée à ses pieds, tu réchaufferas le sein d’un autre ; ses mains, quand il le voudra, caresseront ton cou. Cesse de t’étonner si, au festin de ses noces, la belle Hippodamie entraîna aux combats les monstrueux centaures. Je n’habite point comme eux les forêts ; comme eux je ne suis point moitié homme et moitié cheval ; et pourtant je ne pourrai me défendre, je le sens, de porter sur toi une main amoureuse. Apprends toutefois ce que tu auras à faire, et garde-toi de livrer mes paroles au souffle de Eurus ou à la tiède haleine des Zéphirs.
Aie soin d’arriver avant ton mari ; je ne prévois point quel parti j’en pourrai tirer ; n’importe, arrive avant lui. Quand il sera couché près de la table, tu iras, d’un air modeste, te placer à côté de lui, et que ton pied, alors, touche en secret le mien ; aie les regards fixés sur moi ; observe tous mes mouvements et le langage de mes yeux ; recueille à la dérobée, et renvoie-moi de même ces signes de notre amour. Sans que je recoure à la parole, l’expression de mes sourcils t’expliquera ma pensée ; tu la liras sur mes doigts, tu la liras aussi dans quelques gouttes de vin répandues sur la table. Quand la pensée de nos plaisirs te viendra à l’esprit, caresse d’un doigt léger l’incarnat de tes joues ; si tu as quelque reproche à me faire, qu’au bout de ton oreille s’arrête mollement ta main ; quand mes gestes ou mes paroles te feront plaisir, aie soin, ma belle amie, de rouler ton anneau autour de ton doigt.
Que ta main touche la table, comme le sacrificateur touche l’autel. Lorsque tu appelleras sur la tête de ton mari tous les maux qu’il mérite, exige qu’il boive lui-même le vin qu’il t’aura versé ; puis, tout bas, demande à l’esclave le vin que tu préfères. Je m’emparerai le premier de la coupe que tu auras rendue ; où tes lèvres auront bu mes lèvres boiront aussi. S’il t’offrait un mets auquel il eût goûté le premier, repousse ce mets que sa bouche a touché ; ne souffre pas que ses bras, dignes d’une telle faveur, osent caresser ton cou. Sur ce cœur sans amour n’appuie point alors ta tête charmante ; que de ton sein, que de ta gorge instruite aux plaisirs, il n’approche pas un doigt téméraire. Garde-toi surtout de lui donner aucun baiser ; si tu lui en donnes un, je me déclarerais aussitôt ton amant, "Ces baisers m’appartiennent !" m’écrierais-je, et je viendrais les lui disputer. Les caresses, je les verrai du moins ; mais celles qui seront voilées à mes regards, oh ! voilà ce que redoute mon aveugle tendresse, Que ton genou ne touche point le sien, que vos jambes ne soient jamais jointes ; ne laisse pas son pied grossier s’unir à ton pied délicat.
Malheureux ! je crains mille choses, parce que ma passion se les est permises. Ma propre expérience cause aujourd’hui mes alarmes. Que de fois, ma maîtresse et moi, nous avons su trouver sous nos vêtements un hâtif et doux plaisir ! Tu ne feras pas de même ; mais, pour m’épargner tout soupçon, dépouille tes épaules du voile heureux qui les couvre ; qu’à ta prière, ton mari boive sans cesse ; mais que des baisers n’accompagnent point tes prières. Pendant qu’il boira, ne cesse de lui verser furtivement du vin pur ; quand il sera tout-à -fait plongé dans l’ivresse et dans le sommeil, nous n’aurons à prendre conseil que du lieu et de notre passion. Lorsque tu te lèveras pour retourner chez toi, chacun de nous suivra ton exemple. Souviens-lui de te mêler à la foule ; tu m’y trouveras, ou bien je t’y trouverai ; et alors que ta douce main me touche partout où tu pourras. Hélas ! mes instructions ne doivent servir que pour quelques heures ; il faut quitter ma maigrisse, la nuit l’exigé. Il la tiendra enfermée jusqu’au jour, et moi, triste et baigné de larmes, je ne pourrai que la suivre jusqu’à cette porte cruelle. Il lui ravira des baisers, il fera même plus que de lui ravir des baisers ; les faveurs que tu lui accordes à la dérobée, il les exigera comme un droit. Ne les lui accorde au moins qu’à regret, tu le peux, et comme cédant à la violence. Que tes caresses soient sans amour, et que Vénus lui soit amère ! Si mes vœux, si mes désirs sont remplis, il n’éprouvera aucune jouissance ; toi, du moins, n’en éprouve aucune dans ses bras. Au reste, quelle que soit l’issue de cette nuit, assure-moi demain que tu ne lui as rien accordé.

- ÉLÉGIE V

C’était l’été, le soleil avait parcouru la moitié de sa course ; je me jetai sur mon lit, cherchant le repos. Mes fenêtres n’étaient ouvertes qu’à demi ; le jour qu’elles laissaient pénétrer jusqu’à moi ressemblait à celui des bois ; tel le crépuscule qui luit encore lorsque Phébus a quitté le ciel, ou celui qui marque le passage de la nuit, à l’aurore ; c’était le demi-jour qui convient à la beauté timide, dont la pudeur craintive invoque le mystère.
Corinne vient alors, la tunique relevée, les cheveux flottants de chaque côté sur sa gorge, d’albâtre. Telle la belle Sémiramis marchait, dit-on, vers la couche nuptiale ; telle encore Laïs accueillait ses nombreux amants. Je la dépouillai de sa tunique, dont le tissu léger ne me cachait cependant aucun de ses appas. Corinne toutefois faisait, pour la garder, quelque résistance ; mais ce combat n’étant point celui d’une femme qui veut vaincre, elle consentit bientôt sans peine à être vaincue.
Lorsqu’elle parut à mes yeux sans aucun vêtement, je ne vis pas sur son corps la moindre tache. Quelles épaules ! quels bras je pus voir et toucher ! Quelle gorge parfaite il me fut donné de presser ! Sous cette poitrine sans défaut, quelle peau blanche et douce ! Quelle taille divine ! Quelle fraîcheur de jeunesse dans cette jambe ! Mais pourquoi m’arrêter sur chacun de ses appas ? Je ne vis rien qui ne méritât d’être loué ; et nul voile jaloux ne resta entre son beau corps et le mien. Est-il besoin que je dise le reste ? Épuisés de fatigue, nous nous endormîmes dans les bras l’un de l’autre. Oh ! puissé-je souvent faire ainsi ma méridienne !

- ÉLÉGIE VI

Portier, toi que chargent, ô indignité ! de lourdes chaînes, fais rouler sur ses gonds cette porte rebelle. Ce que je te demande est peu de chose : entr’ouvre-la seulement, et que cette demi-ouverture me permette de me glisser de côté ; un long amour m’a assez aminci la taille, et a rendu mes membres assez maigres pour qu’ils puissent y passer ; c’est lui qui m’apprend à m’insinuer sans bruit au milieu, des gardes, c’est lui qui guide et protège mes pas. Autrefois je redoutais la nuit et ses vains fantômes ; je m’étonnais qu’on pût marcher au milieu des ténèbres ; alors Cupidon se prit à rire avec sa tendre mère, assez haut pour se faire entendre de moi ; puis il me dit tout bas : "Toi aussi tu deviendras brave." L’Amour vint me surprendre bientôt, et maintenant je ne crains ni les ombres qui voltigent dans la nuit ni la main meurtrière armée contre moi. Je ne redoute que ton extrême lenteur ; c’est toi seul que je veux attendrir ; dans ta main est la foudre qui peut me perdre. Regarde, fais disparaître un instant cette cruelle barrière, et tu verras comme cette porte est mouillée de mes larmes. C’est moi, tu le sais, qui, au moment où des coups allaient pleuvoir sur tes épaules nues, intercédai pour toi auprès de ta maîtresse ; les prières qui eurent autrefois tant de pouvoir pour toi, aujourd’hui, ô ingratitude ! ne peuvent-elles donc rien pour moi ? Paie-moi du service que je t’ai rendu ; voici l’occasion d’être aussi reconnaissant que tu le désires. La nuit s’écoule, fais glisser les verrous, fais-les glisser, et puisses-tu, à ce prix, être pour toujours affranchi de ta chaîne, et ne plus jamais boire l’eau des esclaves.
Portier impitoyable ! tu n’écoutes pas ma prière ! Ta porte, du chêne le plus dur, reste fermée pour moi. Que d’inébranlables portes soient nécessaires pour une ville assiégée, je le conçois ; mais au milieu de la paix, pourquoi craindre les armes ? Comment agirais-tu envers un ennemi, si tu repousses ainsi un amant ? La nuit s’écoule, fais glisser les verrous.
Je viens désarmé ; des soldats ne forment point mon escorte ; je serais seul si l’Amour ne m’accompagnait. Je voudrais l’éloigner de moi, que je n’en aurais pas, hélas ! le pouvoir ; on parviendrait plutôt à me séparer de moi-même. L’Amour, les fumées d’un peu de vin dans la tête, une couronne qui tombe de ma chevelure parfumée, voilà toutes mes armes ; qui pourrait les craindre ? Qui n’oserait les braver ? La nuit s’écoule, fais glisser les verrous.
Est-ce ta lenteur ordinaire, ou bien un sommeil contraire à mon amour, qui te rend sourd à mes prières qu’emporte le vent ? Autrefois cependant, je m’en souviens, lorsque je voulais éviter tes regards, au milieu de la nuit, tu m’apparaissais à la clarté des étoiles. Peut-être, à cette heure, une femme repose-t-elle à tes côtés. Combien alors ton sort est préférable au mien ! Que ne puis-je, à ce prix, voir tes chaînes pesantes passer de tes mains aux miennes ! La nuit s’écoule, fais glisser les verrous. Me trompé-je ? La porte n’a-t-elle point tourné sur ses gonds retentissants ? Lourdement ébranlée, ne m’a-t-elle point, de sa voix rauque, crié d’entrer ? Je me trompais, hélas ! c’est le souffle impétueux du vent qui la faisait gronder. Malheureux que je suis ! comme avec le vent s’envolent au loin mes espérances ! Borée, si tu te rappelles encore l’enlèvement d’Orithye, viens à mon aide, et renverse de ton souffle cette porte sourde à ma voix. Partout, dans la ville, règne le silence. Couvertes des perles humides de la rosée, les heures de la nuit s’avancent ; fais glisser les verrous.
Ouvre-moi, ou, plus expéditif que toi, je vais, le fer et la flamme à la main, renverser, incendier cette maison orgueilleuse. La nuit, l’Amour et le vin conseillent les moyens violents ; la nuit ne connaît point la honte, l’Amour et le vin ne connaissent point la crainte. J’ai en vain tout essayé ; prières, menaces, rien n’a pu t’émouvoir, homme plus sourd que ta porte elle-même ! Tu n’étais pas fait pour garder la maison d’une jeune beauté ; défendre l’entrée d’une affreuse prison, voilà ce qui te convenait. Déjà l’étoile du matin paraît à l’horizon, et le coq appelle à sa tâche le pauvre artisan. Toi, couronne que je détache de ma triste chevelure, reste toute la nuit sur ce seuil insensible ; en t’offrant, au point du jour, aux regards de ma maîtresse tu lui apprendras combien j’ai passé ici d’heures inutiles. Adieu, portier ; puisses-tu éprouver toi-même la douleur d’un amant repoussé ; paresseux, qui ne rougis pas d’avoir en vain fait languir mon amour, adieu. Et toi aussi, porte aux gonds cruels et inexorables, porte plus esclave que celui qui veille à ta garde, adieu.

- ÉLÉGIE VII

Charge mes mains de fers ; oui, j’ai mérité des chaînes ; si tu es mon ami, profite du moment où toute ma fureur m’a quitté. C’est la fureur qui m’a fait lever sur ma maîtresse un bras téméraire ; elle pleure maintenant, celle que j’ai blessée dans mon délire. Mes mains auraient alors frappé les auteurs chéris de mes jours, et ma colère sacrilège n’eût pas respecté les dieux immortels. Mais quoi ! Ajax, armé d’un bouclier impénétrable, n’égorgea-t-il pas des troupeaux au milieu des campagnes ? Le malheureux Oreste, qui ne put venger son père que dans le sang de sa mère, n’osa-t-il pas s’armer contre les déesses infernales ? J’ai donc pu, moi aussi, porter le désordre dans sa chevelure ? Ce désordre a-t-il rien ôté aux charmes de ma maîtresse ? Elle n’en fut que plus belle. Telle la fille de Schénée, l’arc à la main, poursuivait, dit-on, les bêtes féroces du Ménale ; telle la fille du roi de Crète, versant des larmes quand les vents rapides emportèrent à la fois et les serments et les voiles du parjure Thésée ; telle encore, sans les bandelettes qui ceignaient sa tête, telle Cassandre gisait, chaste Minerve, sur le pavé de ton temple.
Qui ne m’eût traité d’insensé, qui ne m’eût traité de barbare ? Eh bien ! elle ne me dit rien : saisie d’effroi, elle avait perdu la voix ; mais sur son visage muet, je n’en lisais pas moins des reproches ; son silence et ses larmes m’accusaient à la fois. Que n’ai-je plutôt vu mes bras se détacher de mes épaules ? Mieux eût valu pour moi perdre une partie de moi-mène. C’est contre moi qu’ont tourné mes forces et mon délire, et je suis le premier puni de ma vigueur. Ministres d’une volonté sanguinaire et criminelle, qu’ai-je encore besoin de vous ? Mains sacrilèges, supportez les fers que vous méritez. Quoi ! si j’avais frappé le dernier des Romains, j’en porterais la peine ? Ai-je donc plus de droits contre ma maîtresse ? Le fils de Tydée nous a laissé un triste monument de ses forfaits ; le premier il porta les mains sur une déesse. Je suis le second ; mais il fut moins coupable : moi, j’ai frappé celle que je disais aimer ; lui, il ne fut cruel qu’envers une ennemie.
Va, maintenant, puissant vainqueur, préparer la solennité de ton triomphe ; couronne-toi de lauriers ; rends des actions de grâces à Jupiter ; que la foule nombreuse qui escortera ton char répète à haute voix : "Gloire à ce héros superbe qui a vaincu une faible fille ! " Que devant toi marche ta triste victime, les cheveux épars, et, blanche de la tête aux pieds, n’étaient ses joues meurtries.
Mieux eût valu laisser sur sa bouche l’empreinte de mes lèvres, et sur son cou les traces d’une dent caressante ; enfin, si j’étais déchaîné comme un torrent furieux, si j’étais sous l’empire d’une fureur aveugle, n’était-ce pas assez d’effrayer par mes cris une timide beauté ? N’était-ce pas trop de faire entendre d’affreuses menaces, ou d’arracher honteusement sa tunique jusqu’à la ceinture ? Là se fut arrêtée mon audace. Mais non : j’ai eu l’affreux courage de dépouiller son front de sa chevelure, et mon ongle impitoyable a sillonné ses joues enfantines. Je l’ai vue pâle, anéantie, le visage décoloré, semblable au marbre que le ciseau dérobe aux gorges de Paros ; j’ai vu ses traits inanimés et ses membres aussi tremblants que le feuillage du peuplier agité par le vent, que le faible roseau qui s’incline sous la douce haleine du zéphyr, que l’onde dont le souffle du Notus vient rider la surface ; ses larmes, longtemps retenues, coulèrent le long de ses joues, ainsi que l’eau lorsqu’a fondu la neige. Seulement alors, je commençai à me sentir coupable : les larmes qu’elle répandait, c’était mon sang. Humble et suppliant, trois fois je voulus tomber à ses genoux, trois fois elle repoussa les mains qu’elle avait appris à redouter. Va, lui dis-je, ne m’épargne pas, ta vengeance calmera ma douleur. Que tardes-tu ? Déchire mon visage avec tes ongles ; n’épargne ni mes yeux ni ma chevelure ; que le ressentiment vienne aider tes faibles mains, ou du moins, pour effacer les traces honteuses de mon forfait, répare le désordre de ta chevelure.

- ÉLÉGIE VIII

Il est (écoutez, vous qui voulez connaître une prostituée), il est une vieille nommée Dipsa ; de son métier lui vient son nom. Jamais la mère du noir Memnon, de son char couronné de roses, ne la surprit à jeun. Savante dans l’art de la magie et dans les enchantements de Colchos, elle fait remonter vers leur source les fleuves les plus rapides ; elle connaît la vertu des plantes, celle du lin roulé autour du rhombe, et celle des traces laissées par l’ardente cavale. Elle commande, et le ciel se voile de nuages épais, elle commande, et dans le ciel serein brille l’éclat du plus beau jour ; j’ai vu, le croirez-vous ? tomber des astres une rosée de sang ; j’ai vu, tout rouge de sang, le visage de Phébé.
Je soupçonne qu’elle voltige, quoique vivante, dans les ténèbres de la nuit, et que son vieux corps se couvre de plumes ; oui, je le soupçonne, et c’est un bruit qui court. Dans ses yeux brille une double prunelle d’où jaillissent à la fois des rayons de feu. Elle évoque de leurs tombes antiques jusqu’à nos premiers ancêtres ; à sa voix la terre s’entr’ouvre. Souiller la couche pudique de l’hymen, voilà son but ; et l’éloquence ne manque pas à sa langue perfide. Le hasard me rendit un jour témoin de ses leçons ; voici ce que j’ai entendu à travers une double porte qui me cachait à ses regards :
"Sais-tu, ma belle, qu’hier tu plus à un homme jeune et riche ; il resta longtemps les yeux fixés sur ton charmant visage. Et à qui ne plairais-tu pas ? tu ne le cèdes en beauté à aucune rivale. Mais quel malheur que ta parure ne réponde pas à tant de charmes ! Je voudrais te voir aussi heureuse que tu es belle ; deviens riche, et je cesse d’être pauvre. Tu as eu à souffrir de l’étoile défavorable de Mars ; mais Mars a disparu et a fait place à Vénus, qui protège ton sexe ; vois combien son arrivée t’est propice. Un riche amant te désire et songe à te donner ce qui te manque ; sa beauté peut être comparée à la tienne ; et, s’il ne voulait acheter tes charmes, tu devrais acheter les siens."
La jeune fille rougit. La rougeur, continue la vieille, va bien à la blancheur de ton teint ; mais elle n’est utile que lorsqu’elle est feinte ; véritable, elle ne peut que nuire. Les yeux modestement baissés vers la terre, ne regarde un amant qu’à proportion de ce qu’il t’offrira. Peut-être, sous le règne de Tatius, les grossières Sabines n’auraient pas voulu se donner à plusieurs amants ; aujourd’hui Mars exerce le courage des Romains chez des peuples étrangers, et Vénus règne dans la ville de son cher Énée. Jeunes beautés, jouissez de vos charmes, celle-là seule est chaste dont personne n’a voulu ; encore, si elle n’est pas trop novice, c’est elle-même qui s’offre ; les rides qui sillonnent son front, je veux les voir disparaître ; un front ridé cache souvent bien des crimes. C’est avec un arc que Pénélope éprouvait la vigueur de ses jeunes amants, et cet arc, qui devait témoigner de leur force, était en corne. Le temps s’écoule à notre insu, fuit et nous échappe, comme se précipite le fleuve qui emporte avec lui le tribut payé à ses ondes. Il faut polir l’airain pour qu’il brille ; un beau vêtement demande à être porté ; un palais se dégrade si on l’abandonne, parce qu’il est mal situé ; la beauté, si on ne lui rend de tendres hommages, se flétrit bientôt. Et ce n’est pas assez d’un ou de deux amants : plus ils sont nombreux plus le gain est facile et sûr ; c’est au milieu d’un troupeau entier que le loup blanchi par les années cherche une riche proie. Dis-moi, que te donne ton poète, si ce n’est quelques vers ? Eh ! tu en auras des milliers à lire ; le dieu des vers lui-même, couvert d’un riche manteau d’or, pince les cordes harmonieuses d’une lyre dorée ; que celui qui te donnera de l’or soit à tes yeux plus grand que le grand Homère ; crois-moi, on a de l’esprit quand on donne ; ne dédaigne pas l’esclave qui a payé sa liberté : avoir le pied marqué de craie n’est pas un crime ; mais aussi ne te laisse point éblouir par les titres fastueux d’une antique noblesse. Amant sans fortune, emporte avec toi tes aïeux ! Quoi ! cet autre, parce qu’il sera beau, voudra une de tes nuits sans la payer ! Pour te l’apporter, qu’il aille d’abord demander de l’or à celui qui lui achète ses charmes.
Sois peu exigeante pendant que tu tends tes filets, de peur que ta proie ne t’échappe ; mais une luis pris, dispose à ton gré de tes amants. Tu peux feindre l’amour sans te nuire ; laisse croire que tu aimes ; mais prends garde que cet amour ne te rapporte rien. Refuse souvent de recevoir la nuit ; feins tantôt un mal de tête, allègue tantôt les jours consacrés à Isis. Ne fais pas attendre longtemps ton consentement, de peur qu’on ne s’habitue à se passer de toi, ou que l’Amour, trop souvent rebuté, ne se refroidisse. Que la porte, fermée aux prières, ne soit ouverte qu’aux largesses ; que l’amant accueilli entende les plaintes de l’amant repoussé. Si tu blesses ton amant, montre de la colère, comme s’il t’avait blessée le premier ; préviens ses reproches en l’accablant des tiens ; mais que ton ressentiment ne soit jamais de trop longue durée ; la colère prolongée a souvent engendré la haine. Les yeux doivent apprendre aussi l’art de pleurer, et tes joues à se tremper de larmes ; si tu veux tromper, ne crains point le parjure : Vénus rend la divinité sourde aux plaintes d’un amant trompé. Prends à ton service un esclave et une suivante habile ; qu’ils sachent indiquer ce qu’on peut acheter pour toi ; qu’ils réclament aussi pour eux quelques petits présents ; qu’ils demandent peu, mais à beaucoup de gens ; et il en sera bientôt comme d’un tas de blé que chacun contribue à grossir ; que ta sœur, ta mère et ta nourrice assiègent aussi ton amant de demandes : on amasse vite un riche butin quand plusieurs mains concourent à le former. Manques-tu de prétexte pour demander un cadeau, montre, à l’aide d’un gâteau, que c’est le jour anniversaire de ta naissance. Garde-toi surtout de laisser croire à ton amant qu’il n’a point de rival ; ôte-lui sa sécurité : sans cet aiguillon, l’amour ne dure guère. Que sur ta couche il voie les traces d’un autre possesseur de tes charmes, et, sur ta gorge meurtrie, les marques de ses lascives caresses ; qu’il voie surtout les dons que son rival t’envoya. S’il ne t’apporte rien, parle-lui de ce qu’on vend dans la rue Sacrée ; quand tu en auras tiré beaucoup de présents, dis-lui de ne pas se dépouiller de tout, et prie-le de te prêter seulement, bien décidée à ne jamais lui rendre. Que ta langue te serve à cacher ta pensée ; caresse-le pour le perdre : la douceur du miel couvre le poison subtil. Si tu suis mes conseils, fruits d’une longue expérience, si tu ne laisses point s’envoler mes paroles au souffle des vents, tu me diras souvent : "Vis Heureuse." Souvent aussi tu prieras les dieux qu’après ma mort la terre me soit légère."
Elle parlait encore lorsque mon ombre me trahit. J’eus peine à empêcher mes mains de lui arracher ses rares cheveux blancs, ses yeux, qui pleuraient le vin, et ses joues sillonnées de rides. Que les dieux te refusent un asile, t’envoient une vieillesse malheureuse, des hivers sans fin et une soif éternelle !

- ÉLÉGIE IX

Tout amant est soldat, et l’Amour a son camp ; oui, Atticus, crois-moi, tout amant est soldat ; l’âge qui convient à la guerre est aussi celui qui convient à Vénus. Honte au vieux soldat ! honte au vieil amant ! le nombre d’années qu’exige un chef dans un brave soldat est celui qu’une jeune beauté demande à l’heureux possesseur de sa couche ; ils veillent l’un et l’autre ; tous deux ils ont souvent pour lit la terre ; l’un garde la porte de sa maîtresse, l’autre celle de son général ; le soldat doit parcourir de longues routes, l’intrépide amant suivra jusqu’au bout du monde sa maîtresse, obligée de partir : il franchira les montagnes escarpées, les torrents grossis par les orages, et traversera sans crainte les neiges amoncelées ; prêt à voguer sur les mers, il ne redoutera point les vents déchaînés, il n’attendra pas le temps propice à la navigation. Quel autre qu’un soldat ou qu’un amant bravera la fraîcheur des nuits et la neige mêlée à des torrents de pluie ? L’un est envoyé comme éclaireur au-devant de l’ennemi ; l’autre a les yeux fixés sur son rival comme sur un ennemi ; celui-ci assiège des villes menaçantes, l’autre le seuil de son inflexible maîtresse ; tous deux ils enfoncent des portes d’inégale grandeur. On fut souvent vainqueur pour avoir surpris un ennemi plongé dans le sommeil, et massacré avec le fer une armée sans défense ; ainsi périrent les farouches bataillons du Thrace Rhésus ; nobles coursiers, captifs alors, vous fûtes enlevés à votre maître ! Souvent aussi les amants profitent du sommeil des maris, et tournent les armes contre un ennemi endormi ; échapper à la vigilance des gardiens, à celle de vingt Argus, voilà le triste et continuel devoir du soldat et de l’amant.
Rien de certain ni sous les drapeaux de Mars ni sous ceux de Vénus : les vaincus se relèvent et l’on voit tomber ceux que l’on croyait invulnérables. Qu’on cesse donc d’appeler l’amour de l’oisiveté ; l’amour est soumis à des épreuves de tout genre. Le grand Achille brûle pour Briséis, qu’on lui a enlevée ; pendant que sa douleur vous le permet, anéantissez, Troyens, les forces de la Grèce : Hector s’arrachait des bras d’Andromaque pour voler aux combats ; c’est la main d’une épouse qui couvrait sa tête du casque guerrier. Le premier des chefs de la Grèce, le fils d’Atrée, à la vue de la fille de Priam, les cheveux épars comme ceux d’une bacchante, resta, dit-on, dans une muette admiration. Mars lui-même fut pris dans les filets qu’avait forgés Vulcain. Nulle histoire ne fit plus de bruit dans le ciel. Moi-même j’étais paresseux et né pour une molle oisiveté ; le lit et le repos avaient énervé mon âme ; le désir de plaire à une jeune beauté mit un terme à mon apathie ; il me fallait faire mes premières armes à son service. Depuis ce temps, tous me voyez toujours agile, toujours occupé de quelque expédition nocturne. Voulez-vous ne point languir dans l’oisiveté ? aimez.

- ÉLÉGIE X

Telle cette princesse qui, enlevée des bords de l’Eurotas sur des vaisseaux phrygiens, alluma entre ses deux époux le flambeau de la guerre ; telle Léda, que son immortel amant séduisit, grâce au mensonge de son blanc plumage ; telle encore Amymone parcourant, une urne sur la tête, les campagnes desséchées de l’Argolide ; telle tu étais à mes yeux. Je craignais pour toi et l’aigle et le taureau, et toutes les métamorphoses que suggéra l’Amour au grand Jupiter. Maintenant, toute crainte est évanouie ; je suis revenu de mon erreur ; tes charmes n’éblouissent plus mes yeux. D’où viens ce changement, me diras-tu ? C’est que tu trafiques de ta beauté ; voilà pourquoi tu as cessé de me plaire. Tant que tu fus naïve et candide, j’aimai et ton âme et ton corps ; tu as dégradé ton âme, et tes charmes en ont souffert. L’Amour est à la fois enfant et nu ; son âge est celui de l’innocence, et, s’il ne porte aucun vêtement, c’est pour se montrer dans toute son ingénuité. Pourquoi vouloir que l’enfant de Vénus prostitue ses faveurs ? Où pourrait-il en cacher le prix ? Il n’a point de robe. Ni Vénus ni son fils ne sont faits pour le dur métier des armes ; des dieux aussi faibles ne méritent pas une solde ; une prostituée vend au premier venu des faveurs dons le tarif est arrêté, et c’est pour de misérables richesses qu’elle livre son corps. Encore maudit-elle la tyrannie de son avare corrupteur ; et ce que vous faites de votre gré, elle ne le fait qu’à regret. Prenez exemple des animaux dépourvus de raison, et vous rougirez d’en recevoir des leçons de délicatesse : la cavale n’exige rien de l’étalon, ni la génisse du taureau ; ce n’est point par un présent que le bélier obtient les caresses de la brebis qui lui plaît. La femme seule aime à se parer des dépouilles de l’homme ; seule elle met ses nuits à prix ; seule elle se met en location ; elle vend un plaisir qui est partagé, un plaisir que tous deux recherchaient ; et son tarif est établi par elle en raison de la jouissance qu’elle se promet. Quand les plaisirs de l’amour doivent avoir pour tous deux le même charme, quelle raison pour l’un de les acheter, pour l’autre de les vendre ? Pourquoi n’y aurait-il que perte pour moi, que profit pour vous, à un jeu où l’homme et la femme font de communs efforts ? Des témoins ne peuvent sans crime se parjurer pour de l’argent ; sans crime un juge ne peut être accessible à la corruption ; c’est une honte pour un avocat de vendre son éloquence à de pauvres accusés, une honte pour un tribunal de s’enrichir, une honte pour une femme d’accroître l’héritage de ses pères des revenus de son lit, et de mettre ses charmes à l’enchère ; on doit de la reconnaissance pour une faveur gratuite ; on n’en doit aucune pour avoir foulé une couche impure : je loue, paie, et voilà tout ; une fois le prix acquitté, je ne suis plus votre obligé, votre débiteur.
Jeunes beautés, gardez-vous bien de mettre un prix à vos nuits ! Un gain mal acquis ne profite jamais. Que gagna la vestale à toucher les bracelets des Sabins ? Elle fut écrasée sous le poids de leurs armes ; un fils perça de son épée le sein qui l’avait porté, et un collier fut la cause de son crime. Sans doute il vous est permis de demander à un riche quelques présents ; il a de quoi vous faire des largesses. Dérobez quelques grappes à la vigne qui en est chargée, cueillez des fruits dans les fertiles vergers d’Alcinoüs. Ne demandez au pauvre que ses soins, ses services et sa fidélité ; un amant ne peut donner à sa maîtresse que ce qu’il possède. Célébrer dans mes vers les belles que j’en crois dignes, voilà ma fortune ; à celle que j’aurai choisie, mon art fera un nom qui ne mourra point ; on verra se déchirer les étoffes, l’or et les pierres précieuses se briser ; mais la renommée que procureront mes vers sera éternelle.
Ce qui m’indigne et me révolte, ce n’est point de donner, c’est de voir qu’on me demande. Ce que je refuse à tes prières, cesse de le vouloir, tu l’auras.

- ÉLÉGIE XI

O toi, si savante dans l’art d’achever l’édifice encore incertain d’une chevelure ! toi qu’on ne doit pas ranger dans la classe des suivantes vulgaires, Napé, toi qui, non moins habile à ménager des rendez-vous nocturnes qu’ingénieuse à remettre de tendres missives, as plus d’une fois conduit dans mes bras Corinne encore irrésolue ; toi que, dans mes embarras, j’ai trouvée toujours fidèle, prends ces tablettes, et que ce matin elles parviennent à ta maîtresse ; que ton adresse aplanisse tous les obstacles. Ton cœur n’a point la dureté du granit, ni celle du fer, et ta simplicité ne passe point non plus la mesure ordinaire ; tu as sans doute aussi senti les traits de Cupidon ; défends donc pour moi une bannière qui est déjà la tienne. Si Corinne demande ce que je fais, dis-lui que je ne vis que dans l’espérance d’obtenir une nuit d’elle ; le reste, ma main amoureuse l’a confié à la cire.
Pendant que je parle, l’heure s’enfuit ; saisis, pour lui remettre ces tablettes, l’instant où elle sera libre ; mais fais en sorte qu’elle les lise aussitôt ; observe, pendant qu’elle les lira, et ses yeux et son front. Son visage muet peut t’apprendre ma destinée ; va , sans tarder, et demande-lui une longue réponse. Je n’aime point à voir un grand espace s’étendre sur la cire comme un champ désert. Que ses lignes soient serrées, et que mes yeux soient longtemps occupés à lire cette lettre, remplie jusqu’aux dernières limites de la marge. Mais qu’ai-je besoin que ses doigts se fatiguent à manier le stylet ? qu’elle ne me réponde que ce mot : "Viens," et, j’aurai bientôt couvert de lauriers mes tablettes victorieuses, et bientôt je les aurai suspendues aux parois du temple de Vénus, avec cette inscription : "Fidèles confidentes de mes amours, Ovide vous consacre à Vénus, vous qui n’étiez naguère qu’un vil fragment d’érable."

- ÉLÉGIE XII

Pleurez mon infortune : tristement me sont revenues mes tablettes ; sa lettre m’annonce, hélas ! que la voir est impossible aujourd’hui. Les présages sont bien quelque chose : tout à l’heure le pied de Napé a, quand elle voulut sortir, heurté le seuil de la porte. Une autre vois, lorsqu’on t’enverra dehors, souviens-toi de sortir avec plus de précaution, et de garder la sobriété qui permet de marcher le pied levé. Loin de moi, tablettes maudites ! bois funèbre ! et toi, cire qui devais ne m’apporter qu’un refus. Extraite de la fleur de la longue cigüe, tu fus sans doute formée du miel impur de l’abeille de Corse ; ce n’est pas au vermillon, comme il semblait, mais bien certainement au sang, que tu devais ta couleur rouge ; allez, comme un bois inutile, embarrasser la rue ; que la première roue, en passant, vous broie sous son poids ! Non, celui qui, pour vous façonner, vous détacha de l’arbre n’avait pas les mains pures ; quelque malheureux s’y était pendu ; il fournit au bourreau ses croix infâmes ; il prêta son ombrage funèbre au hibou croassant ; sur ses branches il reçut le nid du vautour et de l’orfraie ; et c’est à sa dépouille que j’ai confié mes amours ! Et je m’en étais servi pour envoyer à ma maîtresse des paroles d’amour ! Cette cire convenait bien mieux à l’assignation qu’un juge bavard débile d’un ton farouche ; elle était bien plus propre à servir d’éphémérides à l’avare, qui n’y aurait qu’en pleurant noté la brèche faite à son trésor. Je le vois maintenant , ce n’est pas sans motif, qu’on vous appelle doubles ; et d’ailleurs ce nombre là n’était pas d’un bon augure. Que puis-je vous souhaiter dans ma colère ? Que le temps vous mine et vous ronge, et qu’une rouille immonde blanchisse enfin la cire qui vous couvre.

- ÉLÉGIE XIII

Sortant des bras du vieillard son époux, déjà paraît sur l’Océan la blonde déesse dont le char empourpré nous ramène le jour. Où cours-tu, jeune Aurore ? Arrête, et puisse, à ce prix, un combat solennel être offert chaque année par des oiseaux aux mânes de Memnon ! Voici le moment où j’aime à rester dans les bras caressants de ma maîtresse, et à unir, dans une amoureuse étreinte, sa poitrine à la mienne ; c’est l’heure où le sommeil est doux, où l’air est frais, et où le gosier flexible de Philomèle module ses chants si purs. Où cours-tu, contre le vœu des amants, contre le vœu des belles ? Retiens de ta main vermeille tes rênes humides de rosée. Avant ton lever, le nautonier observe mieux les astres, et n’erre point à l’aventure au milieu des mers. Tu parais, et le voyageur se lève, malgré ses fatigues, et sur ses armes se porte la main belliqueuse du soldat. La première tu vois le laboureur chargé de la houe ; la première tu rappelles sous le joug les bœufs au pas lent. C’est toi qui, trompant le sommeil de l’enfance, la livre au pédagogue, pour qu’elle présente sa main délicate aux coups de la férule ; c’est encore toi qui envoies la caution devant le tribunal où doit peser sur elle la responsabilité d’un seul mot. Tu es l’effroi de l’avocat et du juge, et tu les forces tous deux à quitter leur lit pour de nouveaux procès. Toi aussi, quand les femmes pourraient trouver dans le sommeil l’oubli de leurs travaux, tu appelles à filer la laine leurs mains laborieuse.
Je passerais surtout le reste ; mais, à moins d’être sans maîtresse, comment te pardonner de contraindre les belles à se lever si matin ! Combien de fois j’ai désiré que la nuit refusât de te céder la place, et que les étoiles fugitives ne se voilassent point devant toi ! Que de fois j’ai désiré que le vent fracassât ton char, ou que l’un de tes coursiers tombât embarrassé dans quelque nuage épais ! Cruelle, où cours-tu ? Si tu as eu un fils dont la peau était noire, il dut cette couleur à celle du cœur de sa mère. Quoi ! si elle n’eût point autrefois brûlé d’amour pour Céphale, croit-elle que son déshonneur nous serait inconnu ? Je voudrais qu’il fût permis à Tithon de parler de toi ; l’Olympe n’aurait jamais entendu l’histoire de si honteuses amours. C’est parce que l’âge a glacé ton époux, que tu fuis sa couche, et que tu t’élances si matin sur ce char qu’abhorre sa vieillesse ; mais si tu tenais un Céphale enlacé dans tes bras, on t’entendrait crier : "Allez lentement, coursiers de la nuit !"
Si les années ont affaibli ton époux, faut-il que mon amour en souffre ? Est-ce moi qui t’ai mariée à un vieillard ? Vois combien d’heures de sommeil la Lune accorda à son jeune amant, et sa beauté ne le cède point à la tienne. Le maître des dieux lui-même, pour te voir moins souvent, de deux nuits n’en fit qu’une, donnant ainsi à son amour un champ plus libre.
J’avais mis fin à ces reproches, et, comme si elle m’eût entendu, son front rougissait, et pourtant le jour ne se leva pas plus tard que de coutume.

- ÉLÉGIE XIV

Je répétais chaque jour : "Cesse de teindre tes cheveux." Tu n’as plus aujourd’hui de chevelure à teindre ; pourtant, si tu l’avais voulu, qu’y aurait-il eu de plus beau que tes cheveux ? Ils descendaient jusqu’à tes genoux ; eh ! quoi ! ils étaient si fins que tu craignais de les peigner ! Tel est le tissu qui couvre les Sères au teint basané, ou le lin délicat que, de son pied flexible, déroule l’araignée suspendue à la poutre solitaire, pour y tramer sa toile déliée. Cependant leur couleur n’était point celle de l’ébène ; ce n’était pas non plus celle de l’or ; c’était seulement un mélange de toutes les deux ; telle est, dans les fraîches vallées du mont Ida, la couleur du cèdre qui a perdu son écorce. Telle était aussi leur souplesse, qu’ils se prêtaient à tous les caprices de l’art, sans jamais te causer la moindre douleur. Jamais l’aiguille ne les cassa ; jamais non plus ta dent du peigne. ’Ta coiffeuse eut-elle jamais rien à craindre pour elle ? Bien des fois j’assistai à sa toilette, et jamais elle ne saisit l’aiguille pour lui piquer les bras. Plus d’une fois aussi, le matin, ses cheveux encore en désordre, elle resta à demi-étendue sur son lit de pourpre ; son négligé même ajoutait à ses grâces, et on l’eût prise pour une bacchante de la Thrace, reposant mollement sur le vert gazon ses membres fatigués. Quoique ses cheveux fussent aussi flexibles que le duvet, combien de fois, hélas ! ils furent mis à ta torture pour devenir des tresses arrondies et serrées ! Que de fois n’ont-ils pas enduré patiemment et le fer et le feu ! Je m’écriais : "C’est un crime ! oui, un crime de brûler de tels cheveux ! Ils s’arrangent d’eux-mêmes avec grâce ; consens à épargner ta tête ; loin de toi cet art cruel ! Tes cheveux ne méritent point d’être ainsi brûlés : ils montrent d’eux-mêmes sa place à l’aiguille qui s’approche."
Elle n’est plus cette chevelure dont Apollon eût été jaloux, et que Bacchus n’eût point dédaignée pour son front. Elle n’est plus, et pourtant je ne puis ta comparer qu’à celle que soutenait la main de la belle Dioné, quand elle sortit toute nue de l’écume des flots. Pourquoi, s’ils ne te plaisaient pas, déplorer la perte de tes cheveux ? Insensée ! pourquoi ta main chagrine repousse-t-elle le miroir ? Comme autrefois, tes yeux n’aiment plus à l’interroger ; pour plaire encore, il te faut oublier le passé. Ce n’est point l’herbe enchantée d’une rivale qui causa leur perte ; une vieille sorcière ne les mouilla point de l’onde impure des sources d’Hémonie ; une maladie grave (que les dieux t’en préservent !) ne les fit point tomber ; ce n’est pas non plus la jalousie d’une rivale qui diminua leurs flots ondoyants ; la seule coupable, c’est toi, et tu es punie de ta propre faute. Oui, c’est toi-même qui sur ta tête as versé le poison. Maintenant la Germanie t’enverra les cheveux de ses esclaves ; an tribut d’une nation vaincue tu emprunteras ta parure. Lorsqu’un amant louera ta chevelure, que de fois, la rougeur au front, tu diras : "Ce qu’il vante aujourd’hui, je l’ai acheté. Je ne sais en ce moment quelle Sycambre il admire en moi ; et cependant, je m’en souviens, il fut un temps où ces éloges ne s’adressaient qu’à moi. "
Malheureux ! Qu’ai-je dit ? elle a peine à retenir ses larmes ; de sa main elle cache son visage, et la rougeur a coloré ses joues charmantes ! Sur ses genoux elle ne craint pas de contempler ces cheveux d’autrefois, si peu faits, hélas ! pour la place qu’ils occupent aujourd’hui. Ah ! que ton visage cesse de trahir le trouble de ton cœur ; le mal n’est point irréparable ; bientôt tu redeviendras belle de ta première chevelure.

- ÉLÉGIE XV

Pourquoi, mordante Envie, m’accuser de passer mes ans à ne rien faire, et appeler mes vers l’œuvre de la paresse ? Pourquoi me reprocher de ne pas marcher sur les traces de mes pères, et de ne point profiter de la vigueur de mon âge pour briguer le laurier poudreux du dieu de la guerre ; de négliger l’étude de nos lois et leur verbiage, et de ne point prostituer mon éloquence aux luttes vénales du barreau ? Les travaux dont tu parles sont périssables ; je vise, moi, à une gloire immortelle ; être célébré toujours et dans tout l’univers, voilà mon ambition.
Le chantre de Méonie vivra tant que subsisteront Ténédos et l’Ida, tant que le rapide Simoïs roulera dans la mer le tribut de ses eaux. Il vivra aussi, le poète d’Ascra, tant que la grappe mûrira à la vigne, tant que les dons de Cérès tomberont sous le tranchant de la faucille. Le monde entier chantera toujours le fils de Battus, quoiqu’il ait plus d’art que de génie. Le cothurne de Sophocle ne s’usera point. Aratus vivra aussi longtemps que le soleil et la lune. Tant que l’esclave sera fourbe, le père plein de dureté, l’entremetteuse perfide, et la courtisane caressante, Ménandre vivra. Ennius, qui ne connut point l’art, Accius, dont les accents étaient si mâles, ont un nom qui ne redoute point le temps. Quel siècle ne connaîtra Varron et le premier esquif, et cette toison conquise par le chef Ausonien ? Les vers du sublime Lucrèce ne périront que le jour où périra le monde. Tityre et les moissons, Énée et ses combats auront des lecteurs tant que Rome sera souveraine de l’univers qu’elle a conquis. Tant que l’arc et le feu seront les armes de Cupidon, on apprendra tes chants, aimable Tibulle ! Gallus sera connu des peuples du Couchant ; Gallus sera connu des peuples de l’Aurore ; partout, avec Gallus, sera connue sa Lycoris.
Ainsi, quand le Temps mine les rochers, quand il ronge la dent de la charrue laborieuse, les vers seuls échappent à la mort. Que les rois, que leurs conduites cèdent donc à la poésie ! Qu’elles lui cèdent, les rives fortunées du Tage aux flots semés d’or.
Que le vulgaire accorde son admiration à des choses méprisables ; moi, je veux que le blond Apollon me verse à pleins bords l’onde de Castalie ; que ma chevelure soit couronnée du myrrhe, ennemi des frimas, et que l’amant, tourmenté par ses feux, ne cesse de lire mes vers. Vivant, on sert de pâture à l’Envie ; elle ne vous quitte qu’à votre mort, et vous dormez alors, protégé par la gloire que vous avez méritée. Lors donc que le bûcher funèbre m’aura consumé, je ne mourrai pas, et je me survivrai dans la meilleure partie de moi-même.



Livre II



- ÉLÉGIE I

Encore un ouvrage d’Ovide qu’a vu naître l’humide contrée des Pélignes au fécond littoral, d’Ovide, le poète de ses propres folies. C’est encore l’Amour qui l’a voulu. Loin d’ici, oui, loin d’ici, beautés sévères ! Vous n’êtes point l’auditoire qu’il faut à de tendres accents. Je veux être lu par la vierge dont le cœur s’enflamme à la vue de son fiancé, et par le jeune adolescent que l’Amour vient de blesser pour la première fois ; je veux que l’amant, frappé du même trait que moi, reconnaisse, en me lisant, le feu qui le dévore, et qu’après un long étonnement il s’écrie : "Comment ce poète a-t-il connu le secret de mes amours ?" J’avais osé, je m’en souviens, chanter la guerre des dieux et Gygès aux cent mains ; la force ne m’aurait point manqué. J’allais dire la terrible vengeance de Tellus et la chute de Pélion roulant avec l’Ossa du haut de l’Olympe envahi. J’avais en mes mains les nuages, Jupiter et la foudre, qui, lancée par lui, eût défendu son empire. Ma maîtresse me ferma sa porte ; aussitôt j’oubliai Jupiter et sa foudre ; oui, Jupiter lui-même cessa d’occuper ma penses.
Pardonne, maître des dieux ! tes traits ne me servaient à rien ; cette porte fermée était à mes yeux plus que ta foudre. Je revins à mes badinages, à mes légères élégies, ces armes qui m’appartiennent ; et la douceur de mes chants amollit bientôt la dureté des portes.
Les vers font descendre vers nous le disque ensanglanté de la Lune ; ils arrêtent, au milieu de leur course, les blancs coursiers du jour ; les vers arrachent aux serpents leur dard empoisonné ; ils forcent le fleuve à remonter vers sa source. Devant des vers sont tombées des portes ; ils ont triomphé de la serrure et du chêne épais qui la portait. Qu’aurais-je gagné à chanter Achille aux pieds légers ? Qu’auraient fait pour moi les deux Atrides, et ce guerrier qui, après dix ans de combats, erra dix ans à l’aventure, et cet Hector, traîné sans pitié par les coursiers d’un prince d’Hémome ? Mais dès que j’ai célébré la beauté d’une jeune fille, elle vient d’elle même trouver le poète pour le payer de ses vers. C’est là une grande récompense. Adieu, héros et vos illustres noms ! Ce ne sont point vos faveurs que j’ambitionne. Pour vous, jeunes beautés, daignez sourire aux vers que me dicte l’Amour aux joues de rose.

- ÉLÉGIE II

O toi, Bagoas, à qui est confié le soin de garder ta maîtresse, écoute. Je n’ai que quelques mots à te dire ; mais ils sont importants. Hier je l’ai vue se promenant sous le portique des filles de Danaüs ; aussitôt, épris de ses charmes, je lui adressai par écrit ma prière ; sa main tremblante me répondit le mot "impossible ;" pourquoi, "impossible ? " lui demandai-je ; elle me répondit que ta surveillance était trop rigide.
Si tu fais bien, gardien sévère, cesse, crois-moi, de mériter la haine ; se faire craindre, c’est faire désirer sa perte. Son mari lui-même est un insensé ; car pourquoi se tourmenter à défendre un bien qui, pour rester intact, n’a pas besoin de surveillant ? Laissons-le se livrer en furieux aux transports de son amour ; laissons-le croire à la pureté d’une femme qui plaît à tout le monde ; pour toi, accorde-lui en secret quelques heures de liberté ; ce que tu lui en donneras te sera bien rendu par elle. Deviens son complice, et la maîtresse obéit bientôt à son esclave. Cette complicité t’effraie ? Eh bien ! tu peux fermer les yeux. Lit-elle à l’écart un billet ? suppose qu’il lui vient de sa mère. Un inconnu se présente-t-il ? qu’il entre comme si tu le connaissais déjà. Va-t-elle voir une amie malade, qui ne l’est pas ? figure-toi qu’elle l’est en effet. Te fait-elle attendre ? tu peux, pour ne pas te fatiguer, appuyer ta tête sur tes genoux, et ronfler à ton aise. Ne t’informe jamais de ce qui peut se passer au temple d’Isis, ne t’inquiète pas de ce qui peut se faire dans l’enceinte des théâtres.
Un complice discret sera toujours comblé d’honneurs ; et pourtant est-il rien de plus facile que de se taire ? Il est aimé, il mène toute la maison ; il n’a point les étrivières à redouter : il est tout-puissant ; aux autres, vil troupeau, l’esclavage ! Pour cacher au mari la vérité, il lui fait d’adroits mensonges ; et, maîtres tous les deux, ils trouvent bon ce qui ne plaît qu’à la femme. Que le mari fronce le sourcil, que son front se charge de rides, ce que veut une femme elle l’obtiendra par ses caresses. Mais il faut que, de temps en temps, il naisse entre vous des querelles ; il faut qu’elle verse des larmes feintes, et te traite de bourreau ; alors, de ton côté, trouve-lui des torts dont elle puisse aisément se justifier ; et, par de fausses accusations, fais prendre à son mari le change sur la vérité. A ce prix pleuvront sur toi et les honneurs et d’abondantes largesses ; suis mes conseils, et bientôt tu seras libre.
Tu vois les délateurs le cou chargé de chaînes étroites ; un noir cachot, voilà le partage des âmes perfides. Tantale cherche l’eau au sein même de l’eau ; il aspire après des fruits qui lui échappent sans cesse ; voilà ce que lui a valu son indiscrétion. L’Argus payé par Junon mourut avant l’âge pour avoir trop bien gardé Io, et Io est une déesse. J’ai vu charger de fers qui lui meurtrissaient les jambes un indiscret, qui avait révélé à un mari les amours incestueux de sa femme ; et ce châtiment était trop doux pour son crime. Le poison de sa langue avait fait deux victimes ; un mari condamné à gémir, une femme déshonorée et flétrie.
Crois-moi, il n’est point d’époux qui aime de semblables accusations ; il peut les entendre, mais jamais avec plaisir. S’il reste froid, son indifférence rend ta délation inutile ; s’il aime, il te doit son malheur. D’ailleurs, la faute la plus évidente est toujours difficile à prouver ; la femme a pour elle l’indulgence de son juge. Eût-il tout vu, il croira encore à son désaveu ; il accusera ses propres yeux, et se donnera tort à lui-même ; qu’il voie pleurer sa femme ; il pleurera avec elle, et s’écriera. "Ce maudit bavard me le paiera cher."Vois donc dans quelle lutte inégale tu t’engages ! Vaincu, les étrivières t’attendent, pendant que la belle triomphe sur les genoux de son juge.
Ce n’est point un crime que nous méditons ; nous ne voulons pas nous voir pour composer des breuvages empoisonnés ; dans nos mains n’étincelle point une épée nue ; nous demandons de pouvoir, grâce à toi, aimer sans danger. Est-il rien de plus innocent que notre prière ?

- ÉLÉGIE V

Loin de moi Cupidon et son carquois ! L’amour n’est pas d’un assez grand prix pour que j’invoque si souvent la mort. Oui, c’est la mort que j’appelle, quand je songe à ta trahison, perfide beauté, née, hélas ! pour faire à jamais mon malheur ! Ce ne sont point tes tablettes mal effacées qui mettent ta conduite à nu ; ce ne sont point des présents reçus furtivement qui révèlent ton crime. Plût aux dieux qu’en t’accusant je ne pusse te convaincre ! Malheureux ! pourquoi ma cause est-elle trop bonne ? Heureux l’amant qui peut hautement défendre sa maîtresse, et à qui son amie peut dire : "Je ne suis pas coupable." Il a un cœur de fer, il se complaît trop dans son courroux, celui qui poursuit une victoire que doit ensanglanter la condamnation d’une coupable.
Par malheur, j’ai tout vu, quand tu me croyais endormi. J’ai vu ta perfidie, d’un oeil que ne troublait pas le vin qui m’était servi. Je vous ai vus vous parler par le mouvement de vos sourcils, et converser par de fréquents signes de tête. Tes yeux ne restèrent pas muets, et des mots furent tracés avec le vin sur la table. Tes doigts même trouvèrent un langage. Malgré vos efforts pour le cacher, j’ai pénétré le sens de vos discours. J’ai compris ce que voulaient dire les signes dont vous étiez convenus. Déjà la plupart des convives avaient quitté la table desservie ; il ne restait plus que deux jeunes gens plongés dans l’ivresse. Alors je vis s’unir vos coupables baisers, et vos langues se confondre. Ce n’étaient pas les baisers que reçoit d’une sœur un frère vertueux ; mais ceux qu’une maîtresse tendre donne à un amant passionné. Ce n’étaient pas les baisers que Phébus donnait sans doute à Diane ; mais ceux que Vénus prodiguait à son cher Mars.
"Que fais-tu ! m’écriai-je. A qui s’adressent ces faveurs qui m’appartiennent ? Mes mains se lèveront pour défendre mes droits ; je dois seul te donner des plaisirs, comme tu dois seule m’en donner ; ils nous sont communs. Pourquoi un tiers prendrait-il part à tes caresses ?"
C’est ainsi que s’exhalait ma colère : et le rouge de la pudeur couvrit bientôt ses joues coupables. Ainsi se colore et rougit le ciel devant l’épouse de Tithon ; telle paraît une vierge à la vue de son fiancé : ainsi brillent les roses au milieu des lis qui les entourent ; ainsi rougit la Lune arrêtée dans sa course par quelque enchantement ; tel encore l’ivoire d’Assyrie, que tient la main d’une Méonienne pour l’empêcher de jaunir avec les années. Ainsi se colora son visage, ainsi je le vis changer tour à tour ; et jamais peut-être elle ne me parut plus belle. Elle regardait la terre, et ce regard était ravissant. La tristesse était peinte sur son visage, et cette tristesse était pleine de grâces. Ses cheveux, ses beaux cheveux, je faillis les lui arracher ; ses joues délicates, je faillis les meurtrir.
En contemplant sa beauté, mes bras nerveux tombèrent d’eux-mêmes, et ma maîtresse trouva sa sûreté dans ses armes. Moi, tout à l’heure menaçant je me jetai suppliant à ses pieds, et la priai de me donner de moins doux baisers, Elle sourit ; et m’accorda avec amour le baiser le plus tendre, un de ces baisers qui arracheraient à la main irritée de Jupiter sa foudre étincelante. Ce qui me tourmente aujourd’hui, c’est la crainte que mon rival n’en ait reçu d’aussi délicieux ; je ne voudrais pas que les siens eussent été du même titre.
Ce baiser, cependant, annonçait plus d’art qu’elle n’en doit à mes leçons ; il me sembla qu’elle avait appris quelque chose de nouveau. Le charme fut trop puissant, et c’est un triste présage ; c’est pour mon malheur que nos langues, en se croisant, passèrent mutuellement sur nos lèvres ; et pourtant ce n’est pas là ma seule peine ; ce ne sont pas seulement ces baisers voluptueux qui causent mes alarmes, quoique j’aie des raisons pour en concevoir ; mais de telles leçons ne se donnent qu’au lit, et je ne sais quel maître en a reçu l’inestimable prix.

- ÉLÉGIE VI

L’oiseau imitateur qui nous vient des Indes où se lève l’Aurore, ce perroquet n’est plus ! Habitants des airs, arrivez en foule à ses funérailles ; venez, pieux oiseaux ; frappez-vous la poitrine de vos ailes, et sillonnez de vos ongles aigus vos têtes délicates ; à défaut de pleureuses aux cheveux en désordre, arrachez vos plumes hérissées ; que vos chants funèbres remplacent le clairon aux lointains échos.
Pourquoi te plaindre, Philomèle, du crime du tyran ismarien ? Les années ont dû mettre un terme à tes plaintes ; ne gémis plus que sur la fin déplorable de l’oiseau le plus rare. Le sort d’Iris fut un grand sujet de douleur, mais ce sujet est déjà bien ancien. Vous tous qui vous balancez noblement dans les plaines de l’air, et toi surtout, avant les autres, fidèle tourterelle, partagez notre deuil. Toute sa vie fut digne de la vôtre, et il se montra, jusqu’au dernier moment, ami fidèle et dévoué. Ce que fut le jeune Phocéen pour l’argien Oreste, la tourterelle le fut pour toi, ô perroquet ! tant que tu vécus. Mais que t’a servi cette fidélité ? Que t’a servi l’éclat de ton rare plumage ? Que t’a servi ta voix, si ingénieuse à imiter la nôtre ? Que t’a servi d’avoir plu à ma maîtresse, dès que tu lui fus donné ? infortuné ! tu étais la gloire des oiseaux, et tu n’es plus ! Tu pouvais, par ton plumage, éclipser la verte émeraude ; le rouge incarnat de ton bec pouvait le disputer à la pourpre ; nul oiseau sur la terre ne parlait aussi bien que toi, tant tu mettais d’art à répéter en grasseyant les sons que tu avais entendus !
Un destin jaloux t’a frappé ; tu ne volais point aux combats sanglants ; ta loquacité ne t’empêchait pas d’aimer les douceurs de la paix ; nous voyons les cailles toujours en guerre, et, à cause de cela, peut-être, vivre de longues années. La moindre nourriture te rassasiait, et tu aimais trop à babiller pour aspirer sans cesse après des aliments. Une noix faisait ton repas ; quelques pavots t’invitaient au sommeil ; quelques gouttes d’eau étanchaient ta soif. Longue est la vie du vautour avide, du milan qui décrit de grands cercles au milieu des airs ; et du geai qui pronostique la pluie. Longue aussi est la vie de la corneille, odieuse à la belliqueuse Minerve ; à peine doit-elle mourir au bout de neuf siècles. Et il est mort, cet oiseau qui savait si bien imiter la voix de l’homme ; ce perroquet, présent qui nous venait des extrémités du monde ! Presque toujours les mains avares de la mort nous enlèvent d’abord les plus belles choses, et laissent s’accomplir la destinée des plus mauvaises. Thersite vit les tristes funérailles de Phylacidès, et Hector était réduit en cendres, que ses frères vivaient encore.
Pourquoi rappeler les tendres vœux que fit pour toi ma maîtresse alarmée ; ces vœux qu’emporta au milieu des mers le Notus au front chargé de tempêtes ? Tu avais atteint le, septième jour qui ne devait point avoir de lendemain ; et déjà pour toi la Parque avait dévidé tout son fuseau ; ta langue cependant ne resta pas inactive et glacée à ton palais ; tu t’écrias en mourant : "Corinne, adieu !"
Dans l’Élysée, sur le penchant d’une colline ; il est une forêt ombragée de chênes touffus, la terre humide y est tapissée d’un gazon éternel. Ce lieu, s’il faut en croire la fable, est, dit-on, le séjour des oiseaux dont la vie s’écoula, dans l’innocence ; les oiseaux de mauvais augure en sont exclus. Là vivent réunis les cygnes inoffensifs et l’immortel phénix, qui n’a point son semblable ; la l’oiseau de Junon étale avec orgueil son brillant plumage, et la caressante colombe se livre aux baisers de son brûlant époux. Reçu au milieu d’eux, nouvel hôte de ces bocages, notre perroquet attire sur lui, par son babil, l’attention de ses pieux compagnons.
Un tombeau recouvre ses os, tombeau petit comme son corps ; sur une pierre, petite aussi, se lit cette refile épitaphe : "On peut juger par ce monument combien je plus à ma maîtresse ; j’avais, pour lui parler, plus de talent qu’il n’en est donné aux oiseaux."

- ÉLÉGIE VII

Faut-il que je sois en butte à des accusations toujours nouvelles ? J’ai beau sortir vainqueur de cette lutte, je suis las de combattre si souvent. Mes yeux se sont-ils portés sur les gradins élevés de nos théâtres pompeux ? tu choisis entre mille la femme qui doit fournir un motif à tes plaintes. Qu’une innocente beauté fixe sur moi des regards muets, tu les accuses d’une secrète intelligence avec les miens. Que je loue celle-ci, tes ongles s’attaquent impitoyablement à ta chevelure. Que je blâme celle-là, me voilà coupable, et voulant te donner le change. Si mon visage est coloré, il trahit ma froideur pour toi ; si je suis pâle, c’est que je meurs d’amour pour une autre. Certes, je voudrais être coupaille des fautes que tu me reproches ! On souffre sans se plaindre la peine qu’on a méritée. Mais toi, tu m’accuses sans motif, et, par ton penchant à tout croire sans raison, tu détruis toi-même l’effet que pourrait avoir ton ressentiment. Vois l’animal aux longues oreilles, vois l’âne misérable ; malgré les coups de fouet qui pleuvent sur lui, il n’en va pas moins lentement.
Voici une nouvelle accusation : Cypassis, ton habile coiffeuse, tu la soupçonnes d’avoir souillé avec moi le lit de sa maîtresse. Me préservent les dieux, si l’envie d’être coupable me vient jamais, de l’être avec une femme d’une condition méprisable ! Quel est l’homme libre qui voudrait s’unir à une esclave, et presser dans ses bras un corps sillonné de coups de fouet ! Ajoute que c’est elle qui est chargée de mettre la dernière main à ta coiffure, et que sa rare habileté t’a rendu de précieux services. Et j’adresserais mes vœux à une fille qui t’est si fidèle ! Qu’y gagnerais-je, sinon d’éprouver un refus et de t’être dénoncé ? Je le jure par Vénus et par l’arc du volage Amour, je suis innocent des torts que tu me supposes.

- ÉLÉGIE VIII

Toi qui es si habile à donner mille formes à l’édifice d’une chevelure, toi qui mérites de ne coiffer que des déesses, Cypassis, toi que j’ai connue peu novice dans nos tendres ébats, toi si ingénieuse à servir ta maîtresse, mais bien plus ingénieuse encore à me servir, quel indice donc révélé noire amour ? Comment Corinne a-t-elle soupçonné le secret de nos plaisirs ? Est-ce que j’ai rougi ? M’est-il échappé un seul mot qui pût trahir nos furtives jouissances ? N’ai-je pas dit au contraire que, pour vouloir les goûter avec une servante, il fallait avoir perdu son bon sens ?
Le héros de Thessalie a brûlé d’amour pour la belle Briséis, qui n’était qu’une servante. Elle était esclave, celle qui sut plaire au roi de Mycènes. Je ne suis pas plus grand que le petit-fils de Tantale, pas plus grand qu’Achille : ce qui put convenir à des rois serait-il pour moi un sujet de honte ?
Cependant, lorsqu’elle fixa sur toi ses regards irrités, j’ai vu tes joues se couvrir de rougeur. Qu’avec plus d’assurance, si tu t’en souviens, je pris à témoin de ma fidélité la puissante divinité de Vénus ! Je t’en conjure, ô déesse ! ordonne que ce parjure d’un cœur resté innocent soit emporté sur la mer Carpathienne, par la tiède haleine du Notus. En faveur de ce service, accorde-moi, brune Cypassis, la douce faveur de t’embrasser aujourd’hui. Pourquoi refuser ? Ingrate, pourquoi feindre de nouvelles craintes ? C’est assez d’avoir bien mérité de l’un de tes maîtres ; si tu me refuses, insensée, c’est moi qui dévoilerai tout le passé ; oui, je me ferai moi-même le révélateur de ma faute ; oui, Cypassis, je dirai à ta maîtresse en quel lieu, combien de fois nous nous sommes rencontrés, et de combien de manières nous avons varié nos plaisirs.

- ÉLÉGIE IX

Cupidon, toi dont la colère contre moi n’est jamais satisfaite ; enfant, qui ne laisses jouir mon cœur d’aucun repos ; pourquoi frapper sans cesse un soldat qui n’a jamais abandonné ta bannière ? Pourquoi tes flèches viennent-elles m’atteindre jusque dans mon propre camp ? Pourquoi ta torche brûle-t-elle tes amis ? Pourquoi ton arc les blesse-t-il ? Il y aurait plus de gloire à triompher d’un rebelle. Quoi ! le héros de lHémonie, après avoir percé son ennemi de sa lance, ne guérit-il pas avec sa lance la blessure qu’elle avait faite ? Le chasseur poursuit l’animal qui fuit devant lui ; dès qu’il l’a pris, il l’abandonne, et c’est contre une nouvelle proie que se dirigent ses coups. Nous qui sommes tes sujets, nous éprouvons la force de tes armes, et ton bras engourdi ne sait point frapper l’ennemi qui te résiste ! Que te sert d’émousser tes traits aigus sur ries os décharnés ? Car c’est là tout ce que m’a laissé l’Amour. Il est tant de jeunes garçons sans amour ; sans amour tant de jeunes filles : mets ta gloire à en triompher. Rome, si elle n’eût déployé ses forces dans la vaste étendue de l’univers, ne serait encore aujourd’hui qu’un assemblage de chaumières couvertes de mousse. Le soldat, fatigué de combats, les quitte pour le champ qu’il vient de recevoir. Délivré de sa prison, le coursier va bondir dans les pâturages ; des ports immenses abritent le vaisseau arraché aux tempêtes ; le gladiateur, en déposant son glaive, reçoit la baguette qui met ses jours en sûreté ; pour moi, aussi soldat émérite des drapeaux de ma maîtresse, le temps du repos était bien arrivé.
Et cependant, si un dieu me disait : "Vis désormais affranchi de l’amour, " je m’en défendrais, tant l’amour d’une jeune fille est un mal plein de douceur ! Après que j’en ai épuisé les plaisirs, et senti les feux s’éteindre dans mon cœur, je ne sais quel vertige s’empare de mon âme égarée. Comme ce cavalier, retenant en vain les rênes fumantes d’écume, se voit entraîné vers l’abîme par son coursier infidèle ; comme l’esquif près de toucher la terre et d’entrer dans le port, est tout à coup rejeté au large par un coup de vent ; ainsi m’entraîne à son gré le souffle incertain de Cupidon, et l’Amour aux joues de rose reprend contre moi ses traits accoutumés. Frappe, enfant, je m’offre à tes coups nu et désarmé. Déploie tes forces, et fais voir ici ton adresse. C’est là que d’elles-mêmes viennent s’enfoncer tes flèches, comme si elles en avaient reçu l’ordre : à peine le carquois leur est-il aussi connu que mon cœur.
Malheur à qui peut reposer pendant une nuit entière, et attacher un grand prix au sommeil ! Insensé ! qu’est le sommeil, sinon l’image de la froide mort ? Les destins te réservent un repos assez long.
Je veux, moi, que tantôt ma maîtresse me trompe par de mensongères paroles ; l’espoir ne saurait m’échapper, et c’est déjà du bonheur. Je veux que sa bouche tantôt me flatte et tantôt me querelle ; qu’elle se livre souvent à moi, que souvent elle me repousse. Si Mars est inconstant, c’est grâce à toi, Cupidon ; oui, c’est à ton exemple que le dieu des combats porte çà et là ses armes. Tu es volage et beaucoup plus léger que tes ailes ; toujours incertain, tu donnes et refuses le plaisir au gré de ton caprice. Si pourtant vous daignez, ta gracieuse mère et toi, exaucer mes prières, règne en maître sur mon cœur qui ne sera jamais désert ; que sous ton empire viennent se ranger toutes les belles, foule, hélas, trop volage ; tu seras, à ce prix, adoré des deux sexes à la fois.

- ÉLÉGIE X

C’est toi, je m’en souviens, oui, c’est toi, Grécinus, qui niais qu’on pût aimer deux belles à la fois. Grâce à toi, j’ai succombé ; grâce à toi, j’ai été pris sans défense. A ma honte, j’aime deux femmes. Belles toutes les deux, toutes les deux chambrières ; il serait difficile de décider laquelle a le plus de talent. La première l’emporte en beauté sur la seconde, la seconde sur la première ; c’est tantôt celle-ci, et tantôt celle-là qui me plaît davantage. Comme l’esquif battu par des vents opposés, mon cœur flotte partagé entre ces deux amours. Pourquoi, déesse du mont Éryx, multiplier ainsi mes éternels tourments ? N’était-ce pas assez des soins que me donnait une seule maîtresse ? Pourquoi ajouter des feuilles aux arbres, des étoiles au ciel, et des eaux nouvelles à l’immensité de l’Océan ?
Mieux vaut pourtant ce double amour que de languir sans aimer. A mes ennemis, une vie sans jouissances ; à mes ennemis, le sommeil sur une couche solitaire, et le repos dans un lit qui n’est point partagé. Pour moi, je veux que le cruel Amour m’arrache aux longueurs du sommeil, et que mon corps n’affaisse pas de son seul poids le duvet de ma couche ; qu’une maîtresse puisse sans obstacle épuiser mon amour, si une seule peut le faire ; et si ce n’est assez d’une, qu’elles soient deux. Un corps sec, il est vrai, mais non débile, suffira à cette tâche ; c’est l’embonpoint, et non la vigueur qui lui manque. D’ailleurs, la volupté armera mes flancs de forces nouvelles ; jamais, dans cette lutte, aucune belle ne fut trompée par moi. Souvent, après une nuit de plaisirs, elle m’a trouvé, le matin, encore dispos et vigoureux athlète. Heureux qui succombe dans les duels de Vénus !
Fassent les dieux que j’y trouve le trépas ! que le soldat présente sa poitrine aux traits ennemis ; qu’il achète de son sang un nom immortel ; que l’avare aille au loin chercher les richesses, et qu’englouti par la mer qu’a lassée son navire, il en boive les eaux de sa bouche parjure. Pour moi, je veux vieillir sous la bannière de Vénus ; je veux mourir au milieu de l’action, et qu’on puisse dire, en pleurant sur mon tombeau : "Il est mort comme il a vécu."

- ÉLÉGIE XI

Dépouille du mont Pélion, c’est l’Argo qui, le premier, s’ouvrit une fatale route sur les flots étonnés de la mer ; c’est ce navire audacieux qui, voguant à travers les écueils semés sur son passage, revint chargé du bélier à la jaune toison. Plût au ciel que les flots courroucés eussent englouti l’Argo, afin que nul mortel n’osât tourmenter de sa rame l’étendue des mers ! Voici que, délaissant sa couche accoutumée et ses pénates domestiques, Corinne va se confier à l’élément trompeur. Hélas ! pourquoi me forcer à craindre pour toi et Zéphyre et l’Eurus, et le froid Borée et le tiède Notus ? Tu n’auras sur ta route ni ville ni forêts à admirer ; la vue d’une mer bleuâtre et perfide, voilà le spectacle qui t’est réservé.
Ce n’est point au milieu de l’Océan qu’on trouve les légers coquillages et les cailloux aux mille nuances ; on ne les voit que dans les eaux transparentes du rivage : c’est le rivage seul que doivent fouler les pieds délicats de la beauté ; là seulement elle est en sûreté ; plus loin commence une route inconnue. Que d’autres vous racontent la lutte des vents, quelles mers sont infestées par Charybde et par Scylla, quelles roches dominent les monts Cérauniens aux sanglants souvenirs, dans quels lieux sont cachés les Syrtes ou Malée. Que d’autres vous en instruisent ; quels que soient leurs récits, croyez-les : croire au récit d’une tempête, ce n’est pas l’essuyer.
On est bien longtemps sans revoir la terre, quand, une fois détache du rivage, le vaisseau vogue à pleines voiles sur l’immensité de la mer. Le navigateur inquiet redoute les vents conjurés, et voit la mort d’aussi près que les flots. Que deviendras-tu si Triton soulève les ondes agitées ? Comme tout ton visage alors sera décoloré ! Invoquant les fils généreux de la féconde Léda, tu t’écrieras : "Heureuse celle que retient sa terre natale ! " Il y a plus de sûreté dans une couche moelleuse ; mieux vaut lire quelques livres nouveaux, ou faire résonner sous ses doigts une lyre de Thrace.
Mais si le souffle des tempêtes doit emporter mes plaintes stériles, que du moins Galathée veille sur ton vaisseau ! La mort d’une telle beauté serait un crime pour vous, déesses de la mer, et pour toi, père des Néréides ! Pars, ô mon amie ! en pensant à moi ; pars pour revenir au premier vent favorable, et que son haleine plus puissante enfle alors tes voiles. Qu’alors le grand Nérée incline la mer sur ce rivage, que les vents soufflent du côté de Rome, que par ici le flux précipite les eaux ; prie toi-même les Zéphyrs d’enfler tes voiles de tout leur souffle, et que ta main les présente à leur puissante haleine.
Le premier je découvrirai du rivage ton navire chéri, et je dirai : "Voici le navire qui ramène mes dieux !" Bientôt, te recevant dans mes bras, je te ravirai mille baisers précipités : pour fêter ton retour, tombera la victime dévouée ; j’étendrai, en forme de lit, le sable mouvant du rivage ; le premier tertre nous servira de table. Là, dans le doux bruit des coupes, tu commenceras tes longs récits ; tu me peindras ton navire à demi englouti dans les flots ; tu me diras qu’en revenant vers moi, tu ne craignais ni la perfide fraîcheur de la nuit, ni les vents déchaînés. La fiction même deviendra pour moi la vérité. Je croirai tout ; et pourquoi ne croirais-je pas avec complaisance ce qui est l’objet de tous mes vœux ? Puisse l’étoile du matin, brillant d’un vif éclat dans l’immensité du ciel, m’amener au plus tôt, dans sa course rapide, ce jour fortuné !

- ÉLÉGIE XII

Palmes triomphales, venez ceindre mon front ! Je suis vainqueur ! elle repose sur mon sein cette Corinne qu’un mari, qu’un gardien, qu’une porte massive, que tant d’ennemis protégeaient contre toute surprise ! S’il est une victoire qui mérite un triomphe, c’est celle qui, sans avoir coûté de sang, nous a livré notre conquête. Ce ne sont point d’humbles murailles, ce n’est point une place entourée d’étroits fossés, c’est le cœur d’une belle dont mon habileté m’a rendu maître.
Quand Pergame succomba, vaincue après une guerre de dix ans, entre tant d’assiégeants, quelle part de gloire en revint-il au fils d’Atrée ? Ma gloire, à moi, est sans partage : nul soldat ne peut y prétendre, nul autre ne peut faire valoir ses titres. C’est comme capitaine et comme soldat que j’ai vu le succès couronner mes attaques ; cavalier, fantassin, porte-enseigne, je fus tout à la fois, et le hasard ne fut pour rien dans ma victoire. A moi donc un triomphe obtenu par mes seuls efforts !
Je ne serai pas non plus la cause d’une nouvelle guerre. Si la fille de Tyndare n’eût pas été enlevée, la paix de l’Europe et de l’Asie n’aurait pas été troublée. C’est une femme qui, au milieu des fumées d’un vin pur, arma honteusement les uns contre les autres les sauvages Lapithes et la race des Centaures ; c’est une femme qui, dans ton royaume, juste Latinus, força les Troyens à recommencer de sanglants combats ; c’est une femme qui, dans les premiers temps de Rome, contraignit les habitants à se défendre contre leurs beaux-pères. J’ai vu se battre des taureaux pour une blanche génisse qui, spectatrice de la lutte, enflammait leur ardeur. Moi aussi je suis un des nombreux soldats enrôlés sous la bannière de l’Amour ; mais, dans mes mains, elle est pure de sang.

- ÉLÉGIE XIII

L’imprudente Corinne, en cherchant à se débarrasser du fardeau qu’elle porte en son sein, a mis ses jours en péril. Sans doute elle méritait ma colère, pour s’être, à mon insu, exposée à un si grand danger ; mais la colère tombe devant la crainte. Pourtant c’est par moi qu’elle était devenue féconde, ou du moins je le crois ; car j’ai souvent tenu pour certain ce qui n’était que possible. Isis, toi qui habites Parétonium et les champs fertiles de Canope, et Memphis et Pharos planté de palmiers, et les plaines où le Nil, abandonnant son vaste lit, va, par sept embouchures, porter à la mer ses eaux rapides ; je t’en conjure par ton sistre et par la tête sacrée d’Anubis, (et qu’à ce prix le pieux Osiris agrée toujours tes sacrifices,) que le serpent assoupi se glisse lentement autour des offrandes, et qu’au milieu du cortège s’avance Apis aux cornes dorées. Arrête ici tes regards, et en sauvant ma maîtresse, épargne deux victimes ; car tous deux nous recevrons la vie, elle de toi, et moi d’elle. Bien souvent tu l’as vue célébrer les jours qui te sont consacrés, à l’heure où les prêtres ceignent leur front de lauriers.
Et toi qui as pitié des jeunes épouses dans leur laborieux enfantement, alors que le fruit caché qui grossit leurs flancs rend leur marche plus lente, Ilithye, sois-moi propice, et daigne écouter ma prière : elle mérite que tu la comptes au nombre de tes protégées. Moi-même, revêtu d’une robe blanche, je ferai fumer l’encens sur tes autels ; moi-même j’irai déposer à tes pieds les offrandes promises, et j’y graverai celle inscription : "Ovide, pour le salut de Corinne." Oh ! daigne mériter cette inscription et ces offrandes !
Et toi, Corinne, si, tout entier à la crainte, il m’est encore permis de te donner des conseils, après une telle épreuve, garde-toi d’en tenter une nouvelle.

- ÉLÉGIE XIV

A quoi sert-il aux belles de n’avoir point à se mêler dans les combats, et à se couvrir du bouclier ? Sans aller à la guerre, elles se blessent de leurs propres traits, et arment contre leurs jours leurs aveugles mains.
Celle qui ta première essaya de repousser de ses flancs le tendre fruit qu’ils portaient, méritait de périr victime de ses propres armes. Quoi ! de peur que tes flancs ne soient sillonnés de quelques rides, il faut ravager le triste champ où tu livras le combat ! Si, aux premiers âges du monde, les mères avaient eu la même coutume, le genre humain se serait éteint par leur faute, et il eût fallu un autre Deucalion qui semât de nouveau, dans l’univers dépeuplé, ces pierres fécondes d’où sortirent nos aïeux. Qui eût détruit l’empire de Priam, si le sein de Thétis, divinité des mers, n’eût pas porté son fruit jusqu’au jour fixé par la nature ? Si Ilia eût étouffé les jumeaux dont elle était grosse, c’en était fait du fondateur de la ville souveraine ; si Vénus eût fait mourir Énée dans son sein, la terre était privée des Césars. Toi-même, qui devais naître si belle, tu aurais péri, si ta mère avait accompli ce que tu viens de tenter. Et moi, dont la destinée plus heureuse est de mourir d’amour, je n’aurais jamais existé ; si ma mère m’eût étouffé dans son sein.
Pourquoi dépouiller ta vigne féconde du raisin qui grossit ? Pourquoi, d’une main cruelle, arracher le fruit encore vert ? Parvenu à sa maturité, il tombera de lui-même ; une fois né, laisse-le croître : la vie est un prix assez beau pour un peu de patience. Pourquoi déchirer vos entrailles avec un fer homicide ? Pourquoi donner le poison mortel à l’enfant qui n’est pas encore ? On ne pardonne pas à la marâtre de Colchos d’avoir répandu le sang de ses enfants, et l’on plaint le sort d’Ithys égorgé par sa mère. Toutes deux furent des mères cruelles ; mais, guidées par un triste motif, elles se vengeaient d’un époux par le meurtre de leurs communs enfants. Vous, dites-moi quel Térée, quel Jason vous pousse à porter dans vos flancs une main sacrilège ?
Jamais on ne vit une telle cruauté chez les tigresses des antres de l’Arménie ; jamais la lionne n’osa faire avorter ses lionceaux. Il était réservé à de tendres beautés de le faire, mais non impunément : en étouffant son enfant dans son sein, souvent la mère périt elle-même. Elle périt, on l’emporte toute-échevelée sur son lit, et chacun s’écrie en la voyant : "Sa mort est juste." Mais que ces paroles se perdent dans le vide des airs, et que mes présages soient sans effet, dieux cléments ! Que la première faute de Corinne reste impunie, et vous aurez assez fait pour moi ; elle expiera la seconde.

- ÉLÉGIE XV

Anneau qui vas entourer le doigt de ma belle maîtresse, toi qui n’as de prix que par l’amour de celui qui te donne, va, et sois pour elle un présent agréable ; que, te recevant avec joie, elle te place aussitôt à son doigt. Sois fait pour elle : comme elle est faite pour moi ; sois la juste mesure de son doigt, sans le presser trop heureux anneau, ma maîtresse va te toucher en tous sens ; hélas ! j’envie déjà le sort de mon présent. Oh ! que ne puis-je, par les enchantements de la magicienne d’Ea et du vieillard de Carpathos, devenir tout à coup ce que je donne ! Alors, je voudrais que ma maîtresse touchât à sa gorge, et que sa main gauche se portât sous sa tunique ; je glisserais de son doigt, si étroitement serré que j’y fusse, je m’élargirais par enchantement, et j’irais tomber sur son sein. Moi aussi, quand elle voudrait sceller ses tablettes mystérieuses, et empêcher la cire de s’attacher à la pierre, je toucherais le premier les lèvres humides de ma belle maîtresse, pourvu seulement que je ne servisse jamais à sceller un écrit douloureux pour moi. Si elle me donnait pour qu’un me plaçât dans l’écrin, je refuserais de quitter son doigt, et je me rétrécirais pour le serrer plus fortement.
Que jamais, ô ma vie ! je ne devienne pour toi un sujet de honte, ni un fardeau que refuse ton doigt délicat. Porte-moi, soit que tu plonges tes membres dans un bain tiède, soit que tu te baignes dans l’eau courante ; peut-être alors que, devant ta nudité, l’Amour éveillera mes sens, et que, de ton anneau, je deviendrai ton amant.

- ÉLÉGIE XIV

A quoi sert-il aux belles de n’avoir point à se mêler dans les combats, et à se couvrir du bouclier ? Sans aller à la guerre, elles se blessent de leurs propres traits, et arment contre leurs jours leurs aveugles mains.
Celle qui ta première essaya de repousser de ses flancs le tendre fruit qu’ils portaient, méritait de périr victime de ses propres armes. Quoi ! de peur que tes flancs ne soient sillonnés de quelques rides, il faut ravager le triste champ où tu livras le combat ! Si, aux premiers âges du monde, les mères avaient eu la même coutume, le genre humain se serait éteint par leur faute, et il eût fallu un autre Deucalion qui semât de nouveau, dans l’univers dépeuplé, ces pierres fécondes d’où sortirent nos aïeux. Qui eût détruit l’empire de Priam, si le sein de Thétis, divinité des mers, n’eût pas porté son fruit jusqu’au jour fixé par la nature ? Si Ilia eût étouffé les jumeaux dont elle était grosse, c’en était fait du fondateur de la ville souveraine ; si Vénus eût fait mourir Énée dans son sein, la terre était privée des Césars. Toi-même, qui devais naître si belle, tu aurais péri, si ta mère avait accompli ce que tu viens de tenter. Et moi, dont la destinée plus heureuse est de mourir d’amour, je n’aurais jamais existé ; si ma mère m’eût étouffé dans son sein.
Pourquoi dépouiller ta vigne féconde du raisin qui grossit ? Pourquoi, d’une main cruelle, arracher le fruit encore vert ? Parvenu à sa maturité, il tombera de lui-même ; une fois né, laisse-le croître : la vie est un prix assez beau pour un peu de patience. Pourquoi déchirer vos entrailles avec un fer homicide ? Pourquoi donner le poison mortel à l’enfant qui n’est pas encore ? On ne pardonne pas à la marâtre de Colchos d’avoir répandu le sang de ses enfants, et l’on plaint le sort d’Ithys égorgé par sa mère. Toutes deux furent des mères cruelles ; mais, guidées par un triste motif, elles se vengeaient d’un époux par le meurtre de leurs communs enfants. Vous, dites-moi quel Térée, quel Jason vous pousse à porter dans vos flancs une main sacrilège ?
Jamais on ne vit une telle cruauté chez les tigresses des antres de l’Arménie ; jamais la lionne n’osa faire avorter ses lionceaux. Il était réservé à de tendres beautés de le faire, mais non impunément : en étouffant son enfant dans son sein, souvent la mère périt elle-même. Elle périt, on l’emporte toute-échevelée sur son lit, et chacun s’écrie en la voyant : "Sa mort est juste." Mais que ces paroles se perdent dans le vide des airs, et que mes présages soient sans effet, dieux cléments ! Que la première faute de Corinne reste impunie, et vous aurez assez fait pour moi ; elle expiera la seconde.

- ÉLÉGIE XV

Anneau qui vas entourer le doigt de ma belle maîtresse, toi qui n’as de prix que par l’amour de celui qui te donne, va, et sois pour elle un présent agréable ; que, te recevant avec joie, elle te place aussitôt à son doigt. Sois fait pour elle : comme elle est faite pour moi ; sois la juste mesure de son doigt, sans le presser trop heureux anneau, ma maîtresse va te toucher en tous sens ; hélas ! j’envie déjà le sort de mon présent. Oh ! que ne puis-je, par les enchantements de la magicienne d’Ea et du vieillard de Carpathos, devenir tout à coup ce que je donne ! Alors, je voudrais que ma maîtresse touchât à sa gorge, et que sa main gauche se portât sous sa tunique ; je glisserais de son doigt, si étroitement serré que j’y fusse, je m’élargirais par enchantement, et j’irais tomber sur son sein. Moi aussi, quand elle voudrait sceller ses tablettes mystérieuses, et empêcher la cire de s’attacher à la pierre, je toucherais le premier les lèvres humides de ma belle maîtresse, pourvu seulement que je ne servisse jamais à sceller un écrit douloureux pour moi. Si elle me donnait pour qu’un me plaçât dans l’écrin, je refuserais de quitter son doigt, et je me rétrécirais pour le serrer plus fortement.
Que jamais, ô ma vie ! je ne devienne pour toi un sujet de honte, ni un fardeau que refuse ton doigt délicat. Porte-moi, soit que tu plonges tes membres dans un bain tiède, soit que tu te baignes dans l’eau courante ; peut-être alors que, devant ta nudité, l’Amour éveillera mes sens, et que, de ton anneau, je deviendrai ton amant.

- ÉLÉGIE XVI

Je suis à Sulmone, troisième canton du territoire des Péligniens. Ce canton est petit ; mais on y respire un air pur, grâce aux mille ruisseaux qu’on y voit serpenter, quoique les rayons plus rapprochés du soleil y fendent la terre, quoiqu’on y sente les ardeurs de la brûlante constellation de la chienne d’Icarius ; les champs Péligniens sont arrosés par des ondes limpides, et un sol tapissé d’un tendre gazon y féconde la végétation. Le pays est fertile en blé, plus fertile encore en raisin ; quelques clos rares y produisent aussi l’amande chère à Pallas ; les ruisseaux qui courent au milieu des herbes toujours nouvelles, couvrent cette terre, ainsi rafraîchie, d’un épais tapis de verdure. Mais là ne se trouve point mon amour. Je me trompe d’un mot : là ne se trouve point l’objet de mon amour, mon amour seul s’y trouve.
Non, ma place fût-elle entre Castor et Pollux, sans toi je ne voudrais point habiter le ciel. Que la mort soit cruelle et la terre pesante à ceux qui ont entrepris de longs voyages pour parcourir l’univers ; ou bien ils devaient enjoindre aux jeunes beautés de les accompagner, s’il fallait que l’on sillonnât ainsi la terre de routes sans fin.
Pour moi, dussé-je parcourir en frissonnant les Alpes battues par les vents, ce voyage pénible me semblerait doux avec ma maîtresse ; avec ma maîtresse j’oserais affronter les Syrtes de la Lybie, et donner ma voile à conduire au Notus ennemi. Et vous, monstres qui aboyez dans les flancs de la vierge Scylla ; et toi, sinueux Malée aux gorges périlleuses, j’oserais vous braver ; et vous aussi, ondes que vomit et engloutit tour à tour Charybde gorgée de vaisseaux submergés. Que si Neptune est vaincu par les vents déchaînés, si l’onde entraîne nos dieux tutélaires, attache à mes épaules tes bras éblouissants de blancheur ; je porterai facilement un aussi doux fardeau. Souvent, pour aller voir Héro, son jeune amant avait franchi les flots à la nage ; il n’y eût point péri si l’obscurité ne lui avait caché sa route.
Hélas ! sans toi j’ai beau parcourir des clamps couverts de riches vignobles, des plaines partout baignées par des fleuves limpides ; en vain le laboureur appelle dans ses ruisseaux l’onde obéissante ; en vain un vent frais caresse la feuille des arbres, je ne crois point habiter le salubre pays des Péligniens ; je ne m’y crois point dans le domaine de mes pères, dans les lieux qui m’ont vu naître, mais plutôt dans la Scythie , chez les farouches Ciliciens, chez le Breton au visage verdâtre, ou bien au milieu des rochers qu’a rougis le sang de Prométhée.
L’ormeau aime la vigne, la vigne ne quitte point l’ormeau : pourquoi suis-je si souvent séparé de ma maîtresse ? Tu m’avais promis pourtant d’être ma fidèle compagne ; tu me l’avais juré et par moi-même et par tes yeux, mes astres tutélaires. Les promesses de la beauté, plus légères que la feuille qui tombe, s’envolent toujours au gré des zéphyrs et des eaux. Si cependant tu es encore sensible à mon délaissement, commence à tenir tes promesses : hâte-toi de livrer aux coursiers rapides ta litière légère, et secoue toi-même les rênes sur leur crinière flottante. Et vous, monts orgueilleux, inclinez-vous sur son passage, et ouvrez-lui un chemin facile au milieu de vos sinueuses vallées.

- ÉLÉGIE XVII

S’il est quelqu’un qui regarde comme une honte d’être l’esclave d’une belle, j’aurai, à son jugement, à rougir de cette honte-là. Que je sois donc infâme, pourvu que je sois moins cruellement traité par la déesse qui règne à Paphos et dans file de Cythère ; et plût au ciel que je fusse devenu l’esclave d’une maîtresse sensible, puisque j’étais né pour être l’esclave d’une belle. La beauté donne de l’orgueil : la beauté de Corinne la rend intraitable ; hélas ! pourquoi se connaît-elle si bien ? C’est dans les reflets de son miroir qu’elle puise sa fierté ; encore ne s’y regarde-t-elle qu’après avoir disposé ses ajustements.
Si ta beauté, trop bien faite pour enchanter mes yeux, t’assure un empire sans bornes sur tous les cœurs, tu ne dois pourtant pas, en me comparant à toi, me traiter avec mépris : l’infériorité peut s’unir à la grandeur. La nymphe Calypso, éprise d’amour pour un mortel, le retint, dit-on, malgré lui, pour en faire son époux ; une des Néréides, on le sait, eut commerce avec le roi de Phthie ; Égérie, avec le juste Numa ; Vénus, avec Vulcain, tout sale et tout boiteux qu’il est quand il quitte son enclume. Ces vers sont de grandeur inégale, et cependant le vers héroïque se marie très bien avec un vers plus court.
Toi aussi, ô mon âme ! accueille-moi à quelque condition que ce soit, et que, du haut de ta couche, il te plaise de me dicter des lois. Jamais tu ne me verras t’accuser ni me venger de ma disgrâce, et tu n’auras point à désavouer notre amour. Que mes vers heureux me tiennent lieu, auprès de toi, de grandes richesses.
Il est bien des belles qui veulent me devoir la célébrité de leur nom ; j’en sais une qui partout se fait passer pour Corinne. Pour le devenir, que ne voudrait-elle pas avoir donné ? Mais comme on ne voit point couler dans un même lit le frais Eurotas et le Pô ombragé de peupliers, de même nulle autre que toi ne sera chantée dans mes vers : à toi seule il sera donné d’inspirer mon génie.

- ÉLÉGIE XVIII

Tandis que tu peins dans tes chants la colère d’Achille, et revêts de leurs premières armes les princes que lient leurs serments, moi, Macer, je me repose à l’ombre de l’indolente Vénus, et le tendre Amour vient d’arrêter l’essor audacieux de mon génie. Plus d’une fois j’ai dit à ma maîtresse : "C’en est assez, retire-toi ; "et je la vis alors s’asseoir sur mes genoux. Souvent je lui ai dit : "J’en ai de la honte ; et retenant à peine ses larmes, elle s’écriait aussitôt : "Que je suis malheureuse ! déjà tu rougis de m’aimer." Alors, jetant ses bras autour de mon cou, elle me donnait mille baisers, de ces baisers qui font ma perte. Je suis vaincu ; mon esprit ne songe plus aux combats que j’allais chanter ; mes exploits domestiques et mes guerres privées, voilà désormais le sujet de mes chants.
Cependant je m’étais armé du sceptre : mon goût pour la tragédie s’était accru, et je me sentais propre à fournir cette carrière. L’Amour se prit à rire, à la vue de mon noble manteau, de mon cothurne peint et du sceptre que portaient si bien des mains pour lesquelles il n’est pas fait. L’ascendant d’une maîtresse impérieuse vint encore m’arracher à ce travail, et le poète en cothurne est vaincu par l’Amour.
Puisque c’est là tout ce qui m’est permis, je professe maintenant l’art du tendre Amour, et je suis, hélas ! la première victime de mes préceptes. Ou je retrace une lettre de Pénélope à Ulysse, ou je peins tes larmes de Phyllis abandonnée. J’écris à Pâris et à Macarée, à l’ingrat Jason, au père d’Hippolyte, et à Hippolyte lui-même. Je répète les plaintes de l’infortunée Didon, la main déjà armée de son épée nue, et les regrets de l’héroïne de Lesbos, armée de la lyre d’Eolie.
Avec quelle vitesse mon ami Sabinus a parcouru le monde, et rapporté de mille pays divers tes réponses à ces lettres. La chaste Pénélope a reconnu le sceau d’Ulysse ; la lettre d’Hippolyte a été lue par sa marâtre. Déjà le pieux Énée a répondu à la malheureuse Elise, et Phyllis a maintenant reçu une réponse, si toutefois Phyllis vit encore. La lettre fatale de Jason est parvenue à Hypsipyle, et Sapho, chérie d’Apollon, n’a plus qu’à déposer à ses pieds la lyre qu’elle lui a consacrée.
Mais toi aussi, Macer, poète inspiré qui chantes les combats sous les tentes mêmes de Mars, tu as parlé de l’Amour. Je vois Pâris et cette adultère que sa faute a rendue si célèbre, et Laodamie accompagnant son époux qui n’est plus. Si je ne me trompe, tu traites ces sujets aussi volontiers que tes combats, et, de ton camp, tu passes souvent dans le mien.

- ÉLÉGIE XIX

Insensé, si ce n’est pas pour toi que tu surveilles ta femme, surveille-la du moins pour moi, afin de me la taire désirer davantage. Ce qui est permis n’a pour nous aucun prix ; ce qui ne l’est pas ne fait qu’irriter notre passion. Celui-là possède un courage de fer qui aime ce qu’un autre lui permet d’aimer ; quant à nous autres amants, nous devons toujours flotter entre l’espérance et la crainte, et, pour désirer plus vivement, avoir à essuyer quelques refus.
Que me fait la fortune, si elle ne peut jamais tromper mes espérances ? Je ne saurais aimer ce qui doit à jamais me préserver des tourments. La rusée Corinne avait bien vu que c’était là mon faible ; elle savait trop bien par où l’on peut me prendre. Ah ! combien de fois je l’ai vue, feignant, sans en souffrir, de violentes douleurs de tête, m’éconduire et me forcer à m’éloigner à pas lents ! Que de fois elle m’a supposé des torts, et, coupable elle-même, a-t-elle joué l’innocente ! Après m’avoir ainsi causé bien des tourments, et ranimé mes feux presqu’éteints, elle redevenait douce et sensible à mes vœux. Quelles caresses ! quelles douces paroles elle me prodiguait alors ! des baisers, grands dieux ! de brûlants baisers ! combien alors ne m’en donnait-elle pas ! Toi aussi, dont la beauté vient charmer mes yeux, aie souvent recours à la ruse ; sois souvent sourde à mes prières ; laisse-moi souffrir, couché sur le seuil de ta porte, le froid piquant d’une longue nuit d’hiver : mon amour n’a de durée, et n’acquiert de force qu’à ce prix ; voilà ce qu’il me faut, voilà l’aliment qui convient à ma flamme.
De tranquilles et trop faciles amours me deviennent insipides : ils sont pour mon cœur ce qu’est un mets trop fade. Si une tour d’airain n’eût jamais renfermé Danaë, Jupiter ne l’eût point rendue mère ; Junon, en taisant surveiller Io au front ombragé de cornes, lui donna, aux yeux de Jupiter, plus de grâces qu’elle n’en avait auparavant.
Que celui qui se contente de plaisirs faciles et permis à tous aille cueillir la feuille sur les arbres, et puiser l’eau dans le milieu du fleuve. Que la beauté qui veut s’assurer un long empire sache tromper sou amant, Hélas ! pourquoi faut-il que je donne des leçons contre moi-même ? Aime qui voudra une complaisance sans bornes ; elle m’est à charge. Je fuis ce qui s’attache à mes pas, et je m’attache aux pas de ce qui me fuit.
Toi donc qui es si tranquille sur la fidélité, ta belle compagne, commence aujourd’hui à fermer ta maison dès la chute du jour, commence à demander qui vient tant de fois frapper furtivement au seuil de ta porte ; ce qui fait aboyer tes chiens, dans le silence de la nuit ; quels sont les billets que porte et rapporte une adroite servante, et pourquoi ta femme te refuse si souvent la moitié de sa couche ; laisse enfin les soucis rongeurs pénétrer parfois jusqu’à la moelle de tes os, et donne-moi sujet d’avoir recours à la ruse.
Celui-là est l’ait pour voler le sable des rivages déserts, qui peut aimer la femme d’un sot. Et déjà, je t’en préviens, si tu ne commences à surveiller la tienne, elle ne tardera pas à cesser d’être ma maîtresse. J’ai beaucoup, j’ai longtemps souffert ; j’espérais qu’un temps viendrait où, gardien plus vigilant, tu me rendrais aussi plus rusé. Mais tu demeures tranquille, et tu souffres ce que ne souffrirait aucun mari. Eh bien ! c’est moi qui mettrai fin à un amour que tu permets. Malheureux ! je ne me verrai donc jamais interdire l’entrée de ta demeure ! Je n’aurai donc jamais, pendant mes nuits, un bras vengeur à redouter ! Quoi ! je n’aurai rien à craindre ! Je ne pousserai pas un soupir d’effroi dans mon sommeil ! Quoi ! tu ne feras rien pour que je désire ta mort ! Qu’ai-je besoin d’un mari complaisant, d’un mari qui prostitue sa femme ? Ta coupable indifférence empoisonne mes plaisirs ; que n’en cherches-tu un autre qui s’accommode d’une aussi grande patience ? Si tu veux que je sois ton rival, défends-moi de l’être.



Livre III


- ÉLÉGIE PREMIÈRE

Il est une antique forêt, restée vierge pendant de longues années ; on croit qu’elle est le sanctuaire d’une divinité ; au milieu est une source sacrée, que domine une grotte taillée dans le roc. L’air y retentit du doux murmure des oiseaux. Protégé par l’ombre épaisse de cette retraite, je m’y promenais un jour, cherchant, pour ma muse, quelque tâche nouvelle. Je vis venir à moi l’Elégie, la chevelure parfumée et nouée avec art. L’un de ses pieds, si je ne me trompe, était plus long que l’autre ; son air était décent, sa tunique des plus légères, et sa parure celle d’une amante. Le défaut même de ses pieds lui donnait de la grâce. Je vis, en même temps, s’avancer à grands pas la Tragédie à l’oeil farouche ; sur son front menaçant flottaient ses cheveux épars, et son manteau traînait jusqu’à terre. Dans sa main gauche elle portait avec orgueil le sceptre des rois ; le cothurne lydien était la noble chaussure de ses pieds. S’adressant à moi la première : "Quelle sera donc me dit-elle, la fin de tes amours, poète infidèle à mon culte ? Dans les bachiques banquets, on se raconte tes folies ; on les répète dans chaque carrefour ; souvent, lorsque tu passes, on te montre au doigt : "le voilà, dit-on, ce poète que brûle le cruel amour." Tu es, sans t’en douter, la fable de toute la ville, lorsque tu racontes, d’un front éhonté, tes exploits amoureux. Arme-toi du thyrse, il en est temps, et prends un plus noble essor. Assez longtemps tu t’es reposé ; ose entreprendre une tâche plus digne de toi ; le sujet de tes chants fait tort à ton génie.
Célèbre la gloire des héros. C’est à moi, diras-tu, de fournir cette carrière ; ta muse badine a fait assez de chansons pour les belles ; ta première jeunesse s’est passée dans ces jeux frivoles. Sois à moi, maintenant ; que je te doive le nom de tragédie romaine ? Ton génie saura remplir mon attente. "A ces mots, je la vis se hausser sur son cothurne brodé, et secouer trois ou quatre fois sa tête ombragée d’une épaisse chevelure. L’Élégie, s’il m’en souvient bien, se prit à sourire en me regardant de côté. Ou je me trompe, ou sa main droite tenait une branche de myrrhe. "Orgueilleuse Tragédie, pourquoi, dit-elle, me poursuivre de tes paroles menaçantes ? Ne peux-tu donc ne pas m’être sévère ? Cette fois, pourtant, tu m’as attaquée avec des vers inégaux comme les miens ; tu m’as combattue avec le rythme qui m’appartient. Lorsque je compare mes chants à tes accents sublimes, ton palais superbe écrase mon humble demeure. Je suis légère, et je n’ai souci que de Cupidon, aussi léger que moi. Je ne me crois pas au-dessus de ce qui fait le sujet de mes chants. Sans moi, la mère du voluptueux Amour n’aurait point de charmes : compagne de cette déesse, j’en suis souvent la confidente. La porte que ne forcerait point ton fier cothurne, s’ouvre d’elle-même à ma voix caressante ; et cependant si mon pouvoir est supérieur au tien, c’est que j’endure patiemment bien des choses que tu ne pourrais souffrir sans froncer le sourcil. C’est de moi que Corinne apprit à tromper son gardien ; à forcer la serrure d’une porte bien fermée ; à s’échapper de son lit, couverte d’une tunique retroussée, et à s’avancer, d’un pas sourd, dans les ténèbres de la nuit. Que de fois me suis-je vue suspendue à une porte insensible, me souciant peu d’être vue par les passants ! Ce n’est pas tout : je me souviens que la servante de Corinne me tint cachée dans son sein jusqu’à ce que le gardien sévère de sa maîtresse se fût éloigné. Que dis-je ? ne fus-je pas le don qui fêta l’anniversaire de sa naissance ? et sa main cruelle ne jeta-t-elle pas dans l’eau mes lambeaux épars ? C’est moi qui, la première, ai fait germer en toi l’heureux talent des vers. Ce qu’attend de toi ma rivale, c’est de moi que tu l’as reçu. Elles avaient cessé de parler : "C’est par vous-mêmes, leur dis-je, que je vous en conjure ; daignez prêter l’oreille à ma voix suppliante ; l’une m’offre le sceptre et le noble cothurne ; et déjà de sublimes accents sortent de ma bouche à peine entrouverte ; l’autre donne à mes amours un renom qui ne mourra point. Sois-moi donc propice ; laisse-moi au grand vers marier un plus court ; noble Tragédie, accorde au poète quelque délai ; les œuvres exigent de longues veilles, et celles de ta rivale à peine quelques instants."
Elle ne fut point sourde à ma prière ; que les tendres amants se hâtent de mettre à profit ce délai ; j’ai derrière moi une œuvre plus grande qui me réclame.

- ÉLÉGIE II

Si je m’assieds ici, ce n’est point que je m’intéresse à des coursiers déjà célèbres ; et cependant mes vœux n’en sont pas moins pour celui que tu favorises. Je suis venu pour te parler, pour être assis à tes côtés, pour te faire connaître tout l’amour que tu m’inspires. La course attire tes regards, c’est toi qui attires les miens : jouissons l’un et l’autre du spectacle qui nous plaît, et que nos yeux, à l’un et à l’autre, s’en repaissent à loisir. O heureux ! quel qu’il soit, le coureur que tu favorises ; car il a le bonheur de t’intéresser. Qu’un pareil bonheur m’arrive, et l’on me verra, m’élançant des barrières sacrées, m’abandonner, plein d’une noble ardeur, au vol de mes coursiers. Je saurais, ici, leur lâcher les rênes ; là, sillonner leurs flancs de coups de fouet ; plus loin, faire raser à ma roue la borne qu’elle doit tourner. Mais si, dans ma course, je venais à t’apercevoir, je la ralentirais, et les rênes abandonnées me tomberaient des mains. Ah ! qu’il s’en fallut peu que Pélops ne pérît sous la lance du roi de Pise, pendant qu’il te contemplait, belle Hippodamie ! Et pourtant il dut sa victoire aux vœux de sa maîtresse. Puissent ainsi tous les amants devoir leur triomphe aux vœux de leurs belles !
Pourquoi cherches-tu vainement à t’éloigner de moi ! Le même gradin nous retient l’un auprès de l’autre ; et je profite des lois protectrices que l’on a faites sur le cirque. Mais vous qui êtes assis à la droite de ma belle, prenez garde, vous la gênez en vous pressant sur elle. Et vous qui avez pris place derrière nous, de grâce, avancez un peu moins vos jambes ; faites preuve de complaisance ; et craignez que votre dur genou ne meurtrisse ses épaules.
Mais toi, mon amie, les plis flottants de ta robe traînent à terre ; relève-la, ou ma main empressée va le faire. Je t’en voulais, robe pudique, de dérober à mes yeux une aussi jolie jambe ; tu pouvais la voir, et tu me rendais jaloux. Telles étaient les jambes de la légère Atalante, que Milanion aurait voulu toucher de ses mains. Telles on représente celles de Diane, quand, sa tunique relevée, elles poursuit les bêtes fauves, moins intrépides qu’elle. J’ai brûlé pour ces jambes que je n’ai pu voir ; que vais-je devenir à la vue des tiennes ? C’est ajouter la flamme à la flamme et des flots à la mer. Je juge, par ce que j’ai vu, de ce que peuvent être les autres appas si bien cachés sous ta robe transparente. Veux-tu, en attendant, qu’un souffle caressant vienne te rafraîchir, que cette tablette, agitée par ma main, en fasse l’office ; à moins que ce ne soit le feu de mon amour plutôt que la chaleur de l’air qui t’échauffe, et qu’un tendre amour ne brûle aussi ta poitrine embrasée. Pendant que je te parle, une noire poussière a terni l’éclat de ta robe blanche ; fuis, poussière impure, de dessus ces épaules de neige. Mais voici le cortège : faites silence et soyez attentifs ; c’est l’heure d’applaudir : voici le brillant cortège.
Au premier rang apparaît la victoire, les ailes déployées. O déesse ! sois-moi favorable, et fais triompher mon amour. Applaudissez à Neptune, vous qui avez trop de confiance dans ses ondes. Pour moi, je n’ai rien de commun avec la mer, et je n’aime que la terre que j’habite. Toi, soldat, applaudis à Mars, ton dieu ; moi je hais les armes, je n’aime que la paix et l’Amour, faible enfant que protège la paix. Que Phébus soit propice aux augures ; que Phébé le soit aux chasseurs ; et toi, Minerve, reçois l’hommage de tous les enfants des arts. Debout, laboureurs ! Saluez Cérès et le tendre Bacchus. Lutteurs, rendez-vous Pollux favorable ; que Castor écoute les vœux du cavalier. Nous, c’est à toi, belle Vénus, à toi et aux Amours armés de flèches, que nous applaudissons. Seconde mes efforts, tendre déesse, donne à mon amante une âme nouvelle et qu’elle se laisse aimer. Vénus m’a exaucé et m’a fait un signe favorable. Ce que la déesse m’a promis, promets-le, je t’en conjure, promets-le aussi. Que Vénus me pardonne ; mais dans mon cœur tu l’emporteras sur elle : oui, je le jure, et j’en prends à témoin les dieux qui brillent dans ce cortège, tu seras à jamais ma maîtresse adorée. Mais tes jambes sont sans appui ; tu peux, si tu le veux, placer sur ces barreaux la pointe de tes pieds. Déjà la carrière est libre et les grands jeux vont commencer : le préteur vient de donner le signal, et les quadriges se sont élancés à la fois de la barrière. Je vois à qui tu t’intéresses ; quel que soit celui-là, il est sûr de vaincre. Ses coursiers semblent eux-mêmes deviner ton désir. Hélas ! autour de la borne il décrit un vaste cercle ! malheureux, que fais-tu là ? ton rival l’a rasée de plus près, et va toucher au but. Malheureux, que fais-tu ? tu rends inutiles les vœux d’une belle ; de grâce, serre plus fortement la rêne gauche. Nous nous nous intéressions à un maladroit ; Romains, rappelez-le, et que vos toges, de toutes parts agitées, en donnent le signal. Voici qu’on le rappelle : mais, de peur que le mouvement des toges ne dérange ta chevelure, tu peux chercher un refuge sous les pans de la mienne.
Déjà la lice s’ouvre de nouveau, la barrière est levée, et les rivaux, distingués par les couleurs qu’ils portent, lancent leurs coursiers dans l’arène. Cette fois au moins, sois vainqueur, et vole à travers l’espace libre devant toi. Fais que mes vœux, que les vœux de ma maîtresse soient accomplis. Ils sont remplis, les vœux de ma maîtresse, et les miens ne le sont pas encore. Le vainqueur tient la palme ; il me reste à gagner la mienne. Mais elle a souri, et son oeil étincelant a promis quelque chose. C’est assez pour le moment, ailleurs tu m’accorderas le reste.

- ÉLÉGIE III

Croirai-je encore qu’il est des dieux ? Elle a trahi la foi jurée, et sa beauté, sa beauté d’autrefois lui est restée. Aussi longue qu’était sa chevelure avant ses serments aux dieux, aussi longue elle est aujourd’hui après son parjure. Les roses se mêlaient naguère à la blancheur de son visage ; les roses se mêlent encore à la blancheur dont il brille. Elle avait un petit pied ; son pied est encore ce qu’il y a de plus mignon ; elle était grande et gracieuse ; elle est encore grande ; ses yeux, qui étaient si étincelants, brillent encore comme deux astres : la perfide ! c’est avec ces yeux-là qu’elle m’a trompé si souvent.
Ainsi les dieux permettront toujours le parjure aux belles, et la beauté est elle-même une divinité. Dernièrement, je m’en souviens, elle jurait par ses yeux et par les miens, et les miens ont versé des pleurs. Dieux, répondez : si elle a pu vous abuser impunément, pourquoi faut-il que j’expie le crime d’une autre ? Mais vous n’avez pas craint de condamner à la mort la fille de Céphée, pour la punir de l’orgueil de sa mère. Ce n’est point assez que j’aie trouvé en vous des témoins sans puissance, et qu’elle se rie impunément et de vous et de moi ; devrai-je encore porter la peine de son parjure et être à la fois dupe et victime de sa perfidie ? Ou la divinité n’est qu’un vain nom, une chimère imaginée pour épouvanter la sotte crédulité des peuples ; ou, s’il est un dieu, il est l’esclave de la beauté, et lui accorde le privilège de tout oser contre nous seuls. Mais il est armé d’un glaive meurtrier contre nous ; contre nous seuls se dirige la lance redoutable de Pallas ; contre nous seuls est courbé l’arc flexible d’Apollon ; contre nous seuls gronde la foudre dans la main puissante de Jupiter. Les dieux n’osent punir les outrages qu’ils reçoivent des belles, et n’ayant su s’en faire craindre, ce sont eux qui les craignent. Et qui voudrait encore faire fumer sur leurs autels un encens pur ? Il appartient à des hommes de montrer plus de cœur.
Jupiter lance sa foudre sur les bois sacrés et sur les citadelles, et il défend à son tonnerre d’atteindre les femmes parjures. Parmi tant de coupables, la malheureuse Sémélé est seule brûlée par la foudre, et c’est à sa complaisance qu’elle dut son supplice. Si elle s’était soustraite aux visites de son amant, le père de Bacchus n’eût point été chargé du fardeau que devait porter sa mère. Mais pourquoi adresser au ciel entier ces plaintes et ces reproches ? Les dieux ont des yeux comme nous, comme nous les dieux ont un cœur. Moi-même, si j’étais un dieu, je ne me croirais pas offensé si une femme trompait ma divinité par ses mensonges. J’attesterais par un serment la vérité des serments d’une belle, et je ne voudrais point passer pour un dieu farouche. Toi, cependant, jeune beauté, mets leur clémence moins souvent à l’épreuve ; ou du moins, prends pitié de mes yeux.

- ÉLÉGIE VI

Fleuve aux rives limoneuses et couvertes de roseaux, je vole près de ma maîtresse ; suspens un moment ton cours ; tu n’as ni pont ni barque qui, sans rameur, me conduise à l’autre bord, à l’aide seulement d’un câble. Naguère tu étais petit, je me le rappelle ; je n’ai point craint de te traverser, et la surface de tes eaux touchait à peine à mes talons ; aujourd’hui, grossi par la fonte des neiges de la montagne voisine, tu te précipites avec furie, et, dans un lit bourbeux, tu roules des eaux profondes. Que me sert de m’être tant pressé, de n’avoir pris aucun repos, de m’être fatigué la nuit et le jour, s’il faut, que je m’arrête ici et s’il ne m’est pas donné de toucher du pied la rive opposée ? Que n’ai-je les ailes du héros, fils de Danaé, alors qu’il emportait cette tête formidable, à la chevelure hérissée de couleuvres ? Que n’ai-je le char d’où tomba le premier germe de Cérès, confié à la terre vierge encore ? Mais ces prodiges n’ont pas une autre source que l’imagination des anciens poètes ; ils n’ont jamais existé, ils n’existeront jamais. Mais toi, fleuve débordé (et puisses-tu, à ce prix, couler éternellement), reprends tes premières limites ; crois-moi, tu ne pourras porter le poids de la haine publique, si l’on apprend que tu as arrêté les pas d’un amant. Les fleuves devraient nous seconder dans nos jeunes amours, car eux-mêmes ils ont éprouvé ce que c’est que l’amour. Le pâle Inachus fut, dit-on, épris des charmes de Mélie, nymphe de Bithynie, et brûla pour elle jusque dans son lit glacé. Troie n’avait pas encore succombé après deux lustres de combats, ô Xanthe ! lorsque Nééra captiva tes regards. Qui fit parcourir à Alphée tant de contrées diverses, si ce n’est son violent amour pour une vierge d’Arcadie ? Et toi, Pénée, lorsque Créuse était promise à Xanthe, tu l’as, dit-on, cachée dans les champs de la Phthiotide. Parlerai-je d’Asope, que subjugua la fière Thébé, Thébé qui devait donner le jour à cinq filles ? Si je te demande, Achéloüs, ce que sont devenues tes cornes, tu accuseras Hercule, dont la main furieuse les a brisées ; ce qu’il n’eût point fait pour Calydon, pour l’Étolie entière, il le fit pour la seule Déjanire.
Le Nil, ce fleuve fertile qui, coulant par sept embouchures, sut toujours si bien cacher la source de ses eaux fécondes, ne put, dit-on, éteindre, dans ses profonds abîmes, le feu qui le brûlait pour Evadné, fille d’Asope. Pour pouvoir embrasser dans son lit desséché la fille de Salmonée, Énipée ordonna à ses eaux de se retirer ; et, à son ordre, les eaux se retirèrent. Je ne t’oublierai pas non plus, toi qui, fuyant au milieu des rochers creusés par ton onde, arroses en frémissant la campagne de l’argienne Tibur ; ni toi à qui plut Élia, toute négligée que fût sa parure, et quoique ses ongles n’eussent épargné ni sa chevelure ni son visage. Pleurant sur le crime de son oncle et sur l’attentat de Mars, elle errait, pieds nus, dans les endroits solitaires ; le fleuve généreux l’aperçut, du sein de ses flots rapides : élevant alors sa tête au-dessus de son lit, il fit entendre sa voix sonore : "Pourquoi, lui dit-il, errer sur mes rives d’un air inquiet, belle Ilia, fille de l’Idéen Laomédon ? Qu’as-tu fait de ta parure ? Pourquoi courir ainsi abandonnée ? Pourquoi la blanche bandelette ne retient-elle pas les tresses de ta chevelure ? Pourquoi pleurer et flétrir par des larmes tes paupières humides ? Pourquoi ta main insensée meurtrit-elle ainsi ton sein nu ? Il faut avoir un cœur de roche ou de bronze pour voir, sans en être touché, des pleurs couler sur un beau visage. Ilia, rassure-toi : mon palais te sera ouvert, les Fleuves formeront ta cour ; Ilia, rassure-toi, cent Nymphes, et plus encore, obéiront à tes lois ; car cent Nymphes, et plus encore, habitent au fond de mes eaux. Fille du sang troyen, ne me dédaigne pas ! voilà tout ce que je te demande ; mes présents surpasseront mes promesses."
Il avait dit ; et, les yeux modestement baissés vers la terre, la plaintive Ilia laissait tomber sur son sein la tiède rosée de ses pleurs. Trois fois elle essaya de fuir, trois fois l’onde profonde la vit enchaînée sur ses bords. La crainte lui ôtait la force de courir ; elle porta enfin sur ses cheveux une main ennemie, et de sa bouche tremblante sortirent ces plaintes amères : "Plût aux dieux que, vierge encore, ma cendre eût été recueillie et renfermée dans le tombeau de mes pères ! Pourquoi m’offrir les torches de l’hymen, à moi, hier vestale, aujourd’hui dégradée et indigne de veiller au feu sacré d’Ilion ? Qu’attendre encore ? Déjà le doigt du passant me montre comme une adultère. Périsse avec moi cette honte trop légitime qui me couvre le front !"
Elle dit ; et, cachant sous sa robe ses yeux gonflés de larmes, elle s’abandonne au courant de l’onde rapide. Le Fleuve porta, dit-on, pour la soutenir, sa main lascive sous sa poitrine, et l’admit dans son lit à titre d’épouse.
Toi aussi, tu as sans doute brûlé pour quelque belle ; mais les bois et les forêts tiennent vos crimes cachés. Pendant que je parle, tes flots vont toujours grossissant, et ton lit n’est déjà plus assez profond pour les contenir. Qu’ai-je à démêler avec toi, fleuve furieux ? Pourquoi différer les plaisirs de deux amants ? Pourquoi interrompre aussi brutalement ma course ? Si au moins, fleuve orgueilleux, tu ne devais qu’à toi les eaux que tu roules ; si tu pouvais justement vanter ton nom connu de l’univers. Mais un nom, tu n’en as point ; tes eaux, tu les dois à des ruisseaux bientôt desséchés. Tu n’as jamais eu ni source ni demeure certaine ; ta source, ce sont les pluies et les neiges fondues, que l’hiver paresseux t’envoie pour toute richesse ; ou tu ne roules, dans la saison des frimas, que des ondes limoneuses, ou, pendant l’été, tu effleures à peine le sable aride. Quel voyageur, alors altéré, a jamais pu y trouver assez d’eau pour étancher sa soif ? Qui a jamais pu s’écrier, dans sa reconnaissance : "Puisse ton cours être éternel !"
Ton cours, il est funeste aux troupeaux, plus funeste encore aux plaines. D’autres, peut-être, seront sensibles à tes maux ; moi, je ne le suis qu’aux miens. Insensé que je suis, je lui racontais les amours des fleuves ! Je rougis maintenant d’avoir prononcé devant toi des noms si grands, si au-dessus du tien. Comment, en le regardant, ai-je pu vous nommer, ô nobles fleuves, Achéloüs, Inachus et toi, Nil puissant ? Va, torrent bourbeux, tu le mérites bien, puisses-tu ne jamais voir qu’un soleil brûlant ou des hivers sans pluies !

- ÉLÉGIE VII

Mais elle n’a donc, cette jeune fille, ni beauté ni grâce ? mais elle ne fut donc pas assez longtemps l’objet de mes vœux ? Je l’ai tenue dans mes bras, et je suis resté impuissant ; honte à moi ! qui ne fus qu’une masse inerte sur son lit paresseux. Pleins des désirs qui l’enflammaient elle-même, je n’ai pu réveiller chez moi l’organe du plaisir, hélas ! épuisé. Elle eut beau passer autour de mon cou ses bras d’ivoire, plus blancs que la neige de Sithonie ; elle eut beau, de sa langue voluptueuse, prodiguer des baisers à la mienne, glisser sous ma cuisse sa cuisse lascive, me donner les noms les plus tendres, m’appeler son vainqueur, me dire tout ce qui peut exciter la passion ; mes membres engourdis, comme s’ils eussent été frottés de la froide ciguë, ne me rendirent aucun office. Je suis demeuré comme un tronc sans vigueur, comme une statue, comme une masse inutile, et je pouvais douter si j’étais un corps ou bien une ombre.
Quelle sera donc ma vieillesse, si j’y parviens jamais, quand ma jeunesse me fait ainsi défaut ? Hélas ! je rougis de mon âge ! Je suis jeune, je suis homme, et ma maîtresse n’a trouvé en moi ni la jeunesse ni la virilité ! Telle sort de la couche la pieuse prêtresse, pour aller veiller à la garde du feu éternel ; telle une chaste sœur quitte un frère bien aimé : naguère pourtant j’acquittai deux fois ma dette avec la blonde Chië, trois fois avec la blanche Pitho, trois fois avec Libas ; et, pressé par Corinne, j’ai pu, je m’en souviens, soutenir neuf fois l’assaut dans une courte nuit.
Est-ce la vertu d’un poison thessalien qui tient aujourd’hui mes membres engourdis ? Dois-je à un enchantement, à une herbe vénéneuse mon triste état ? Quelque sorcière a-t-elle écrit contre moi, sur la cire de Phénicie, de redoutables noms ; ou bien m’a-t-elle enfoncé dans le foie ses aiguilles acérées ? Les trésors de Cérès, frappés par un enchantement, ne sont bientôt plus qu’une herbe stérile : soumises à un enchantement, les eaux d’une fontaine se tarissent ; alors, on voit aussi le gland se détacher du chêne, la grappe tomber de la vigne, et les fruits s’échapper de l’arbre, sans qu’il soit agité ; qui empêche que la magie ne puisse aussi engourdir le corps ? Peut-être a-t-elle ôté au mien sa sensibilité ? A cela joignez la honte ; oui, la honte me devint aussi fatale, et elle fut la seconde cause de mon impuissance.
Qu’elle était belle, quand je la vis ; quand je la touchai, qu’elle était belle ! La tunique qui la couvre ne la touche pas de plus près. Le roi de Pylos, à ce doux contact, aurait pu rajeunir, et Tithon se serait senti des forces au-dessus de son âge. En elle je trouvai une maîtresse ; mais en moi elle ne trouva point un homme ! Quelles prières, quels vœux nouveaux ferai-je aujourd’hui ? Sans doute après le honteux usage que j’en ai fait, les dieux se sont repentis de m’avoir accordé le présent que je tenais d’eux. Je brûlais d’être accueilli par ma maîtresse ; elle m’a accueilli ; de lui donner des baisers ; je lui en ai donné ; d’obtenir toutes ses faveurs ; je les ai obtenues. A quoi m’a servi d’être si heureux, d’être roi sans régner ? Avare, je n’ai fait que posséder tant de richesses. Ainsi, l’indiscret Tantale a soif au milieu des ondes ; ainsi, il voit autour de lui des fruits auxquels il ne peut toucher ; ainsi, l’époux s’éloigne le matin de sa jeune épouse, pour s’approcher saintement de l’autel des dieux. Mais peut-être ne m’a-t-elle pas donné ses baisers les plus doux et les plus brillants ; peut-être n’a-t-elle point mis tout en œuvre pour me stimuler. Le chêne le plus ferme, le diamant le plus dur, les rochers insensibles, elle les eût animés par ses caresses. Elle eût pu émouvoir tout être doué de la vie, tout ce qui est homme ; mais alors je n’étais ni un être vivant ni un homme. Quel plaisir feraient à un sourd les chants de Phémius ? Quel plaisir un tableau ferait-il au malheureux Tamyras ?
Quelles joies cependant ne m’étais-je pas secrètement promises ? Quelle variété de jouissances n’avais-je pas d’avancé imaginées ! et mes membres, ô honte ! sont restés comme morts, plus languissants que la rose qui fut cueillie la veille ! Maintenant qu’il n’est plus temps, les voilà qui se raidissent et qui reviennent à la vie ; les voilà qui redemandent à agir, et à reprendre leur service. Que ne restes-tu plutôt engourdie de honte, misérable partie de moi-même ? C’est ainsi que je me suis laissé prendre à tes promesses. Tu as trompé ma maîtresse ; par toi je me suis trouvé en défaut ; par toi, j’ai éprouvé, avec le plus grave dommage, le plus sensible affront ; et cependant ma belle ne dédaigna pas de l’aiguillonner avec sa main délicate ; mais voyant que tout son art ne pouvait me tirer de ma langueur, et qu’oubliant sa fierté, cet organe retombait sur lui-même : "Pourquoi se jouer de moi, s’écria-t-elle ? qui te forçait, pauvre insensé, à venir malgré toi t’étendre sur ma couche ? Ou bien une magicienne d’Ea t’a ensorcelé, en te traversant de sa laine, ou tu sors épuisé des bras d’une autre" Aussitôt, elle s’élança de son lit, couverte de sa tunique légère, et ne craignit pas de s’enfuir nu-pieds ; et pour que ses femmes ne pussent croire qu’elle sortait intacte de mes bras, elle prit de l’eau, et cacha ainsi cet affront.

- ÉLÉGIE VIII

Et qui croira maintenant à l’existence des beaux-arts ? Qui croira que de tendres vers ont quelque mérite ! Le génie autrefois était plus précieux que l’or. C’est être plus que barbare aujourd’hui que de ne rien avoir. Mes vers ont eu le bonheur de plaire à ma maîtresse. Ils ont pénétré auprès d’elle, et moi je ne le puis. Elle m’a bien loué, et quand elle m’eut loué, elle m’a fermé sa porte. Malgré mon esprit, j’erre honteusement à l’aventure. C’est un nouvel enrichi qu’on me préfère, un chevalier gorgé de sang, et qui doit sa fortune à ses blessures.
Peux-tu bien, insensée, l’entourer de tes beaux bras ? Peux-tu bien, insensée, te jeter dans les siens ? Si tu l’ignores, sa tête avait un casque pour coiffure ; son corps, qui t’appartient, était ceint d’une épée ; sa main gauche, à laquelle sied mal cet anneau d’or, a manié un bouclier. Touche sa main droite, elle s’est baignée dans le sang ; cette main homicide, peux-tu bien la toucher ? Qu’as-tu fait de ce cœur si tendre ? Regarde ces cicatrices, traces de ses anciens combats. Tout ce qu’il possède, c’est son sang qui l’a payé. Il te racontera peut-être combien de fois il est devenu meurtrier ; et tu oses, maîtresse avare, toucher de pareilles mains ! et moi, prêtre innocent des Muses et d’Apollon, j’adresse des vers inutiles à ta porte insensible !
Apprenez, vous qui êtes sages, non point l’art qui ne nous sert plus, mais à suivre la carrière des combats et les camps tumultueux. Au lieu de composer de bons vers, soyez primipile, ce n’est qu’avec ce titre, Homère, que tu pourrais obtenir les faveurs de la beauté. Jupiter, qui savait qu’il n’est point de puissance au-dessus de l’or, fut lui-même le prix d’une vierge séduite. Tant qu’il ne donna rien, il trouva un père inflexible, une fille intraitable, une tour d’airain ; mais aussitôt que, mieux avisé, le séducteur se fut montré sous la forme d’un présent, la belle découvrit son sein et accorda ce qui fut exigé d’elle.
Il en était bien autrement lorsque le vieux Saturne occupait le trône des cieux. Tous les métaux étaient ensevelis à de grandes profondeurs dans le sein de la terre ; l’airain comme l’argent, et l’or ainsi que le fer touchaient à l’empire des mânes ; il n’y avait point de trésors, mais ceux de la terre étaient plus précieux. De riches moissons sans culture, des fruits en abondance, et un miel savoureux déposé dans le creux des chênes. Alors, le laboureur ne déchirait point avec sa charrue le sein de la terre ; l’arpenteur ne lui assignait aucune limite. La rame, encore ignorée, ne tourmentait point une mer remuée jusque dans ses abîmes, et son rivage était pour les mortels les bornes infranchissables du monde.
Mortels, c’est contre vous-mêmes que vous avez été industrieux ; et vous avez trouvé, dans votre génie, une source de maux sans nombre. Homme, qu’as-tu gagné à entourer les villes de murailles et de tours ; qu’as-tu gagné à armer l’une contre l’autre des mains ennemies ? Qu’avais-tu à démêler avec la mer ? La terre aurait pu te suffire. Pourquoi ne pas envahir le ciel, comme un troisième royaume ? Que dis-je ? tu aspires aussi à l’empire du ciel. Quirinus, Bacchus, Hercule, et César après eux ont des temples.
Au lieu de fruits, nous arrachons à la terre des mines d’or. Le soldat possède des richesses acquises au prix de son sang. Les palais sont fermés au pauvre ; la fortune donne les honneurs ; c’est elle qui rend le juge si imposant, et le chevalier si fier. Que tout soit en leur pouvoir, qu’ils commandent au Forum comme au Champ-de-Mars ; qu’ils soient les arbitres de la paix et de la guerre ? que leur cupidité du moins n’aille pas jusqu’à nous ravir nos amours ! Tout ce qu’on leur demande, c’est qu’ils permettent aux pauvres d’avoir quelque chose.
Mais aujourd’hui une femme, eût-elle l’orgueil farouche des Sabines, obéit comme une esclave à celui qui peut donner beaucoup. Son gardien me repousse, elle redoute pour moi la colère de son époux ; que je donne de l’or, époux et surveillant disparaissent à l’instant. Oh ! s’il est un dieu vengeur des amants dédaignés, puisse-t-il réduire en poussière des trésors si mal acquis !

- ÉLÉGIE IX

Si la mère de Memnon, si la mère d’Achille ont pleuré sur leurs fils ; si les plus puissantes déesses ressentent les coups du sort, toi aussi, plaintive Élégie, laisse tomber tes cheveux en désordre. Ah ! c’est alors, surtout, que tu seras vraiment digne de ton nom !
Le poète que tu inspirais, et qui fut ta gloire, Tibulle n’est plus qu’un corps inanimé, que dévore déjà la flamme du bûcher. Regarde, le fils de Vénus porte son carquois renversé ; il a brisé ses flèches, et éteint ses flambeaux ; vois comme il s’avance tristement et les ailes abaissées ; comme il frappe d’une main cruelle sa poitrine découverte. Il baigne de larmes les cheveux qui flottent épars sur son cou ; et sa bouche ne fait entendre que de tristes sanglots. Tel, marchant aux funérailles d’Énée, son frère, il sortit, dit-on, de ton palais, charmant Iule. Vénus elle-même n’est pas moins affligée de la mort de Tibulle qu’elle ne le fut, le jour où un farouche sanglier déchira le flanc de son amant.
Et pourtant, nous autres poètes, on nous appelle des êtres sacrés, les favoris des dieux. Il en est même qui nous regardent comme participant à leur divinité ! L’inexorable mort profane donc ainsi tout ce qu’il y a de sacré et jette sur tous les êtres son invisible main. Que servirent et son père et sa mère à Orphée l’Ismérien ? Que lui servit d’avoir par ses chants dompté les bêtes féroces ? Linus devait le jour au même père, et Linus fut, dit-on, pleuré sur la lyre au fond des forêts ; ajoutez le chantre de Méonie, cette source féconde où la bouche des poètes vient s’abreuver de l’eau des Muses. Lui aussi il eut son dernier jour et fut précipité au fond du noir Averne. Les vers seuls échappent au bûcher avide. L’œuvre du poète est impérissable. Toujours on parlera du siège d’Ilion et de cette toile éternelle que, chaque nuit, une ruse innocente recommençait sans cesse. Ainsi le nom de Némésis, ainsi le nom de Délia sera éternel ; l’une, dernière amante du poète, et l’autre son premier amour.
Que vous sert d’avoir offert des sacrifices ? A quoi vous servent les sistres égyptiens ? Que vous sert de n’avoir admis personne dans votre couche ? Lorsque je vois les mortels les plus vertueux tomber sous un destin cruel, pardonnez-moi cet aveu, je suis tenté de croire qu’il n’y a point de dieux. Vivez pieux ; en dépit de votre piété vous mourrez : honorez la religion ; l’impitoyable Mort vous arrachera des temples que vous honoriez pour vous précipiter dans la tombe. Compte sur ton génie poétique ; voici Tibulle gisant : de ce poète qui fut si grand, il nous reste à peine de quoi remplir l’urne la plus petite.
Quoi ! c’est toi, poëte sacré, que vient de consumer la flamme du bûcher ! Elle n’a pas craint de se repaître de tes entrailles ! Elle aurait pu dévorer les temples dorés des dieux éternels, cette flamme qui a commis ce crime envers toi. La déesse qui règne sur le mont Eryx détourna les yeux ; on dit même qu’elle ne put retenir ses larmes ; et pourtant il est moins à plaindre que si la terre des Phéaciens[1] l’avait condamné à l’oubli sous un tertre ignoré. Ici du moins une mère a fermé ses yeux couverts des ombres de la mort, et fait à sa cendre l’hommage de ses derniers dons. Du moins une sœur a partagé la douleur de sa mère infortunée, et, se déchirant les cheveux, est venue pleurer sur lui. Némésis et ta première amante t’ont donné ensemble un dernier baiser et n’ont point laissé un instant ton bûcher abandonné. Délie disait en s’éloignant : "C’est moi que ton amour a rendue la plus heureuse ; tu vivais, alors que j’étais l’objet de ta flamme." Que dis-tu, reprit Némésis, est-ce à toi à pleurer sur mon malheur ? C’est moi qu’en mourant il pressa de sa main défaillante."
Si cependant il reste de nous quelque chose de plus qu’un nom et qu’une ombre, Tibulle habitera dans les champs de l’Élysée. Viens au-devant de lui, avec ton cher Calvus, et le front couronné de lierre, jeune et docte Catulle ; et toi aussi, si l’on t’accuse à tort d’avoir outragé un ami, viens-y, Gallus, si prodigue de ton sang et de ta vie[2].
Voilà les ombres que doit rejoindre la tienne, si toutefois l’ombre d’un corps est quelque chose ; à leurs tendres accents, tu as uni les tiens, élégant Tibulle. Puissent tes os reposer tranquilles dans l’urne qui les renferme ! Puisse la terre n’être point pesante à ta cendre !

- ÉLÉGIE X

Voici l’anniversaire des fêtes de Cérès ; dans son lit solitaire repose la beauté, loin de son amant. Blonde Cérès, dont la flottante chevelure est couronnée d’épis, pourquoi, le jour de ta fête vient-il nous interdire le plaisir ? Partout, ô déesse ! les peuples s’entretiennent de ta munificence, et nulle autre divinité n’est plus favorable aux mortels.
Avant tes bienfaits, les grossiers habitants des campagnes ne cuisaient pas le pain, et l’aire était un nom ignoré d’eux ; mais les chênes d’où sortirent les premiers oracles produisaient des glands : le gland et l’herbe tendre, dérobée au gazon, étaient toute la nourriture des mortels. Cérès leur enseigna la première à confier à la terre le grain qui devait y grossir, et, la faucille en main, à moissonner l’épi doré ; la première elle força les taureaux à soumettre leur front au joug et à fendre, avec le tranchant de la charrue, la terre longtemps oisive. Qui croirait que la même déesse aime à voir couler les larmes des amants, et qu’elle soit honorée par leurs tourments et leur continence ? Non, quoiqu’elle se plaise à la vie laborieuse des champs, elle n’a point la rudesse qu’ils donnent, et son cœur n’est pas fermé à l’amour ; j’en atteste la Crète, et tout n’est point fiction dans cette Crète si fière d’avoir nourri Jupiter. C’est là que le souverain de l’empire céleste suça, de ses lèvres enfantines, un lait bienfaisant. Ce témoignage mérite toute confiance, il est confirmé par les louanges du nourrisson, et Cérès conviendra, je pense, d’une faiblesse bien connue.
La déesse de Crète avait aperçu, au pied du mont Ida, Jasius, dont la main sûre perçait les bêtes fauves ; elle le vit, et soudain une tendre flamme s’alluma dans ses veines. D’un côté la pudeur, et de l’autre l’amour se disputaient son cœur ; la pudeur dut céder à l’amour. Alors vous eussiez vu les sillons se dessécher, et la terre ne donner qu’à peine autant de grains qu’on lui en avait confié. Les hoyaux retournèrent sans relâche le sol des champs ; le soc de la charrue déchira le sein endurci de la terre ; les larges sillons reçurent la semence accoutumée, et le cultivateur confiant vit tous ses vœux déçus.
La puissante déesse des moissons errait dans l’épaisseur des bois ; de sa longue chevelure étaient tombées ses couronnes d’épis ; la Crète seule eut une année fertile et d’abondantes récoltes. Tous les lieux par où la déesse avait passé étaient couverts de moissons : l’Ida lui-même voyait ses bois se remplir d’épis, et le sanglier féroce se repaissait de blé dans ses forêts. Le législateur Minos souhaita à sa patrie bien des années pareilles, et à Cérès un amour éternel.
Le triste veuvage que tu aurais pu avoir à déplorer, blonde déesse, il faut que je l’endure dans ce jour consacré à tes mystères. Pourquoi dois-je m’attrister, quand tu as retrouvé une fille, une reine, qui ne voit au-dessus d’elle que la seule Junon, que le sort y a placée ? Les jours de fête invitent à l’amour, aux chants et aux festins ; voilà les hommages qu’il convient d’offrir aux dieux immortels.

- ÉLÉGIE XI

C’est avoir assez et trop longtemps souffert : ta perfidie a vaincu ma patience ; sors, honteux Amour, de mon cœur fatigué ! C’en est fait, je m’affranchis ; j’ai rompu mes chaînes, j’ai souffert sans rougir, je rougis maintenant d’avoir souffert ; enfin, je triomphe, et je foule à mes pieds l’Amour subjugué ! Trop tard, hélas ! j’ai connu l’outrage fait à mon front. De la persévérance et de l’énergie ; ces maux auront un jour leur récompense. Souvent un fruit amer offre son suc secourable au voyageur épuisé.
Quoi ! après tant de refus, j’ai pu, moi homme libre, coucher sur la dure à ta porte ! quoi ! j’ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j’ai pu, comme un esclave, me faire le gardien d’une porte qui m’était fermée. Je l’ai vu, cet amant, sortir de chez toi fatigué, et d’un pas traînant, comme celui d’un vétéran usé par le service ; mais j’en ai encore moins souffert que d’en être vu moi-même. Puisse une pareille honte être réservée à mes ennemis !
Quand t’es-tu promenée sans me voir enchaîné à tes pas, moi ton gardien, moi ton amant, moi ton compagnon assidu ? C’est ainsi que tu me dus de plaire à un peuple d’amants, et notre amour en fit naître un pareil dans bien des cœurs. Pourquoi rappellerais-je les honteux mensonges de ta langue perfide, et les dieux, témoins de tes serments violés pour mon malheur ? Pourquoi dirais-je ces signes d’intelligence, adressés, pendant les repas, à de jeunes amants, et ces mots convenus entre vous pour déguiser le sens de vos discours ? On m’avait dit qu’elle était malade : je cours chez elle tout éperdu, hors de moi ; j’arrive : la malade ne l’était pas pour mon rival. Voilà, sans parler de bien d’autres, les affronts qu’il m’a fallu souvent essuyer. Cherches-en un autre qui les endure à ma place ; pour moi, j’ai couronné mon vaisseau de guirlandes votives, et, tranquille au port, il écoute mugir les flots de la mer. N’essaie plus sur moi l’effet de tes caresses et de ces paroles autrefois si puissantes : je ne suis plus aussi insensé que je l’ai été. Je sens mon cœur, trop léger pour cette lutte, partagé entre l’amour et la haine ; mais, je le crois, c’est l’amour qui l’emporte. Je haïrai, si je le puis ; sinon, je n’aimerai que malgré moi. Le taureau non plus n’aime pas le joug : il le hait, et il le porte. Je fuis sa perfidie ; sa beauté me ramène vers elle ; je hais les vices de son âme, et j’aime les grâces de son corps. Ainsi, je ne puis vivre ni sans toi ni avec toi, et je ne sais moi-même ce que je désire. Je voudrais que tu fusses ou moins belle ou moins perfide. Tant de charmes ne vont pas avec des mœurs si dépravées ; ta conduite excite la haine, ta beauté commande l’amour. Malheureux que je suis ! ses charmes ont plus de pouvoir que sa perfidie !
Pardonne-moi, je t’en conjure, par les droits de cette couche que nous avons partagée, par tous les dieux (et puissent-ils se laisser souvent tromper par toi !), par ta beauté que j’adore comme une divinité puissante, par tes yeux qui ont captivé les miens ; quelle que tu sois, tu seras toujours ma bien-aimée. Décide seulement si tu veux que je t’aime par penchant ou par contrainte. Déployons plutôt les voiles, et laissons-nous emporter au souffle des vents, car, malgré mes efforts, je ne me verrais pas moins forcé d’aimer.

- ÉLÉGIE XII

Quel fut, lugubres oiseaux, le jour où vous m’avez prédit pour toujours des amours malheureux ? Quel astre dois-je regarder comme l’ennemi de ma destinée ? Quels dieux dois-je accuser de me faire la guerre ? Celle qui naguère se disait toute à moi, celle que je fus d’abord seul à aimer, je crains d’avoir à la posséder avec mille rivaux.
Me trompé-je, ou mes vers ne l’ont-ils pas rendue célèbre ? Elle était toute à moi ; ma Muse en a fait une courtisane ; c’est ce que je méritais. Qu’avais-je besoin en effet de célébrer sa beauté ? Si elle se vend aujourd’hui, la faute en est à moi : je me suis entremis pour la pourvoir d’adorateurs ; c’est moi qui lui amène des amants, ce sont mes mains qui leur ouvrent la porte. Les vers sont-ils utiles ? j’en doute : mais à coup sûr, ils m’ont toujours été funestes ; ils ont attiré des regards curieux sur mon trésor. Quand je pouvais chanter Thèbes, chanter Troie, les hauts faits de César, Corinne seule échauffa mon génie. Plût aux dieux que les Muses eussent repoussé mes premiers vers, et que Phébus m’eût abandonné au milieu de la carrière ; et cependant, comme on ajoute foi d’ordinaire au témoignage des poètes, je n’aurais pas voulu que l’on comptât pour rien mes vers.
C’est nous qui avons montré Scylla dérobant à son père le cheveu fatal, et condamnée pour ce crime à porter dans ses flancs une meute de chiens furieux. Aux pieds nous avons donné des ailes, et des serpents à la chevelure ; le petit-fils d’Abas nous doit de fendre les airs en vainqueur sur un cheval ailé. C’est nous qui avons donné à Tityon sa grandeur prodigieuse, et ses trois gueules au chien dont la tête est armée de couleuvres. Encelade a reçu de nous mille bras pour lancer ses traits ; par nous des héros cèdent aux enchantements d’une jeune magicienne ; nous avons, dans les outres du roi d’Ithaque, renfermé les vents furieux d’Éolie ; par nous, l’indiscret Tantale souffre la soif au sein même des eaux ; nous avons changé Niobé en rocher, et en ourse une vierge. L’oiseau de Cécrops chante les malheurs de l’Odrysien Itys ; Jupiter se transforme tantôt en oiseau, tantôt en or, ou bien, devenu taureau, il fend les ondes, emportant sur son dos une jeune beauté. Parlerai-je de Protée, et de ces dents d’où naquirent des Thébains ; et de ces bœufs dont la bouche vomissait des flammes ; et des larmes d’ambre qui coulèrent des yeux de tes sœurs, infortuné Phaéton ; et de ces vaisseaux devenus des déesses maritimes ; et du soleil qui recula d’horreur devant l’horrible festin d’Atrée, et des plus durs rochers s’ébranlant aux accords d’une lyre ?
Le fécond génie des poètes ne connaît point de bornes à son essor. II n’astreint pas ses productions à la fidélité de l’histoire. Aussi aurait-on dû regarder comme mensongères les louanges que je donnais à une femme ; c’est à mes dépens que je vous ai rendus crédules.

- ÉLÉGIE XI

C’est avoir assez et trop longtemps souffert : ta perfidie a vaincu ma patience ; sors, honteux Amour, de mon cœur fatigué ! C’en est fait, je m’affranchis ; j’ai rompu mes chaînes, j’ai souffert sans rougir, je rougis maintenant d’avoir souffert ; enfin, je triomphe, et je foule à mes pieds l’Amour subjugué ! Trop tard, hélas ! j’ai connu l’outrage fait à mon front. De la persévérance et de l’énergie ; ces maux auront un jour leur récompense. Souvent un fruit amer offre son suc secourable au voyageur épuisé.
Quoi ! après tant de refus, j’ai pu, moi homme libre, coucher sur la dure à ta porte ! quoi ! j’ai pu, quand tu pressais je ne sais quel amant dans tes bras, j’ai pu, comme un esclave, me faire le gardien d’une porte qui m’était fermée. Je l’ai vu, cet amant, sortir de chez toi fatigué, et d’un pas traînant, comme celui d’un vétéran usé par le service ; mais j’en ai encore moins souffert que d’en être vu moi-même. Puisse une pareille honte être réservée à mes ennemis !
Quand t’es-tu promenée sans me voir enchaîné à tes pas, moi ton gardien, moi ton amant, moi ton compagnon assidu ? C’est ainsi que tu me dus de plaire à un peuple d’amants, et notre amour en fit naître un pareil dans bien des cœurs. Pourquoi rappellerais-je les honteux mensonges de ta langue perfide, et les dieux, témoins de tes serments violés pour mon malheur ? Pourquoi dirais-je ces signes d’intelligence, adressés, pendant les repas, à de jeunes amants, et ces mots convenus entre vous pour déguiser le sens de vos discours ? On m’avait dit qu’elle était malade : je cours chez elle tout éperdu, hors de moi ; j’arrive : la malade ne l’était pas pour mon rival. Voilà, sans parler de bien d’autres, les affronts qu’il m’a fallu souvent essuyer. Cherches-en un autre qui les endure à ma place ; pour moi, j’ai couronné mon vaisseau de guirlandes votives, et, tranquille au port, il écoute mugir les flots de la mer. N’essaie plus sur moi l’effet de tes caresses et de ces paroles autrefois si puissantes : je ne suis plus aussi insensé que je l’ai été. Je sens mon cœur, trop léger pour cette lutte, partagé entre l’amour et la haine ; mais, je le crois, c’est l’amour qui l’emporte. Je haïrai, si je le puis ; sinon, je n’aimerai que malgré moi. Le taureau non plus n’aime pas le joug : il le hait, et il le porte. Je fuis sa perfidie ; sa beauté me ramène vers elle ; je hais les vices de son âme, et j’aime les grâces de son corps. Ainsi, je ne puis vivre ni sans toi ni avec toi, et je ne sais moi-même ce que je désire. Je voudrais que tu fusses ou moins belle ou moins perfide. Tant de charmes ne vont pas avec des mœurs si dépravées ; ta conduite excite la haine, ta beauté commande l’amour. Malheureux que je suis ! ses charmes ont plus de pouvoir que sa perfidie !
Pardonne-moi, je t’en conjure, par les droits de cette couche que nous avons partagée, par tous les dieux (et puissent-ils se laisser souvent tromper par toi !), par ta beauté que j’adore comme une divinité puissante, par tes yeux qui ont captivé les miens ; quelle que tu sois, tu seras toujours ma bien-aimée. Décide seulement si tu veux que je t’aime par penchant ou par contrainte. Déployons plutôt les voiles, et laissons-nous emporter au souffle des vents, car, malgré mes efforts, je ne me verrais pas moins forcé d’aimer.

- ÉLÉGIE XII

Quel fut, lugubres oiseaux, le jour où vous m’avez prédit pour toujours des amours malheureux ? Quel astre dois-je regarder comme l’ennemi de ma destinée ? Quels dieux dois-je accuser de me faire la guerre ? Celle qui naguère se disait toute à moi, celle que je fus d’abord seul à aimer, je crains d’avoir à la posséder avec mille rivaux.
Me trompé-je, ou mes vers ne l’ont-ils pas rendue célèbre ? Elle était toute à moi ; ma Muse en a fait une courtisane ; c’est ce que je méritais. Qu’avais-je besoin en effet de célébrer sa beauté ? Si elle se vend aujourd’hui, la faute en est à moi : je me suis entremis pour la pourvoir d’adorateurs ; c’est moi qui lui amène des amants, ce sont mes mains qui leur ouvrent la porte. Les vers sont-ils utiles ? j’en doute : mais à coup sûr, ils m’ont toujours été funestes ; ils ont attiré des regards curieux sur mon trésor. Quand je pouvais chanter Thèbes, chanter Troie, les hauts faits de César, Corinne seule échauffa mon génie. Plût aux dieux que les Muses eussent repoussé mes premiers vers, et que Phébus m’eût abandonné au milieu de la carrière ; et cependant, comme on ajoute foi d’ordinaire au témoignage des poètes, je n’aurais pas voulu que l’on comptât pour rien mes vers.
C’est nous qui avons montré Scylla dérobant à son père le cheveu fatal, et condamnée pour ce crime à porter dans ses flancs une meute de chiens furieux. Aux pieds nous avons donné des ailes, et des serpents à la chevelure ; le petit-fils d’Abas nous doit de fendre les airs en vainqueur sur un cheval ailé. C’est nous qui avons donné à Tityon sa grandeur prodigieuse, et ses trois gueules au chien dont la tête est armée de couleuvres. Encelade a reçu de nous mille bras pour lancer ses traits ; par nous des héros cèdent aux enchantements d’une jeune magicienne ; nous avons, dans les outres du roi d’Ithaque, renfermé les vents furieux d’Éolie ; par nous, l’indiscret Tantale souffre la soif au sein même des eaux ; nous avons changé Niobé en rocher, et en ourse une vierge. L’oiseau de Cécrops chante les malheurs de l’Odrysien Itys ; Jupiter se transforme tantôt en oiseau, tantôt en or, ou bien, devenu taureau, il fend les ondes, emportant sur son dos une jeune beauté. Parlerai-je de Protée, et de ces dents d’où naquirent des Thébains ; et de ces bœufs dont la bouche vomissait des flammes ; et des larmes d’ambre qui coulèrent des yeux de tes sœurs, infortuné Phaéton ; et de ces vaisseaux devenus des déesses maritimes ; et du soleil qui recula d’horreur devant l’horrible festin d’Atrée, et des plus durs rochers s’ébranlant aux accords d’une lyre ?
Le fécond génie des poètes ne connaît point de bornes à son essor. II n’astreint pas ses productions à la fidélité de l’histoire. Aussi aurait-on dû regarder comme mensongères les louanges que je donnais à une femme ; c’est à mes dépens que je vous ai rendus crédules.

- ÉLÉGIE XIII

Ma femme étant née au pays des Falisques aux fertiles vergers, nous avons vu ses murs jadis vaincus par toi, illustre Camille. Les prêtresses de la chaste Junon préparaient, en son honneur, ces jeux où l’on sacrifie une génisse du pays. Cette cérémonie méritait bien que je m’arrêtasse ; et je voulais la voir, quoiqu’on n’arrive au lieu où elle se fait que par un chemin difficile et montueux. C’est un bois antique et sacré, que des arbres touffus rendent impénétrable ; au jour il ne faut que le regarder pour reconnaître le sanctuaire d’une divinité. Un autel reçoit les prières et l’encens votif, un autel élevé sans art par les mains de nos pères. C’est de là qu’au signal donné par les accords solennels de la flûte, le cortège de Junon part chaque année et s’avance sur des chemins couverts de tapis. Aux applaudissements de la foule, on conduit de blanches génisses nourries dans les gras pâturages des Falisques, de jeunes taureaux dont le front n’est encore ni menaçant ni terrible ; et le porc, victime modeste, arraché à son humble toit ; et le bouc, ce chef du troupeau, dont la corne est recourbée autour de sa tête redoutable. La chèvre seule est odieuse à la puissante déesse. C’est elle qui trahit, dit-on, la présence de Junon dans un épais bocage, et la contraignit de renoncer à sa fuite. Aussi maintenant encore les enfants poursuivent-ils de leurs traits l’indiscret animal ; et il devient le prix du premier qui le blesse. Partout où doit passer la déesse, les jeunes gens et leurs timides compagnes couvrent de tapis les larges chemins. Les cheveux des jeunes filles sont chargés d’or et de pierreries ; une robe magnifique descend jusque sur leurs pieds enrichis d’or. Vêtues de blanc à la manière des Grecs leurs pères, elles s’avancent, portant sur leur tête les objets du culte qu’on leur a confiés ; le peuple fait silence pendant la marche du brillant cortège. A la suite de ses prêtresses, paraît enfin la déesse elle-même.
Cette fête est l’image fidèle d’une cérémonie grecque. Après le meurtre d’Agamemnon, Halésus, pour fuir le théâtre du crime, abandonna les trésors de son père : après avoir longtemps erré en fugitif sur la terre et les mers, il bâtit, sous d’heureux auspices, une ville entourée de hautes murailles. C’est de lui que les Falisques ont appris à célébrer les fêtes de Junon. Qu’elles me soient toujours favorables, qu’elles le soient toujours à son peuple !

- ÉLÉGIE XIV

Belle comme tu l’es, je n’exige pas que tu demeures innocente ; mais je ne veux pas être, hélas ! condamné à connaître tes fautes. Non, je ne prétends pas, censeur austère, que tu sois chaste et pudique ; mais, ce que je te demande, c’est de chercher du moins à me tromper sur la vérité. Celle-là n’est pas coupable, qui peut nier la faute qu’on lui impute. C’est l’aveu qu’elle en fait qui seul peut la rendre infâme. Quelle fureur de révéler au jour les mystères de ta nuit, et de dire ouvertement ce que l’on fait en secret ! Avant de se livrer au premier venu, la courtisane met du moins une porte entre elle et le public ; et toi, tu divulgues partout l’opprobre dont tu te couvres, et dénonces toi-même tes fautes honteuses. Sois désormais plus retenue, ou prends du moins les dehors d’une femme pudique ; et, dusses-tu ne pas l’être, que du moins je te croie vertueuse ! Ce que tu as fait, fais-le encore ; nie-le seulement, et ne rougis pas de parler en public le langage de la modestie. Il est un lieu qui sert de théâtre à la débauche ; que toutes les voluptés s’y rassemblent ; bannis-en la pudeur ; mais, dès que tu en seras sortie, que la trace de tes lascifs désirs soit effacée, et que dans ta couche seule tes crimes restent ensevelis. Là, ne rougis ni de quitter la tunique, ni d’approcher ta cuisse de celle de ton amant ; là que ta bouche vermeille reçoive une langue amoureuse ; que l’amour y invente mille plaisirs. Là point de trêve aux doux propos, aux paroles agaçantes, et que le bruit de ta couche trahisse tes lascifs transports. Reprends ensuite, avec tes vêtements, le maintien de la craintive innocence, et que ta pudeur désavoue tes obscènes écarts. Trompe le public, trompe-moi ; laisse-moi tout ignorer ; et qu’il me soit permis de jouir de ma sotte crédulité.
Pourquoi, sous mes yeux, tant de billets envoyés et reçus ? Pourquoi n’est-il pas un côté de ton lit qui ne soit foulé ? Pourquoi, sur tes épaules, tes cheveux sont-ils dans un désordre plus grand que celui où les met le sommeil ? Pourquoi ton cou porte-t-il la trace d’une dent ? Il ne te reste plus qu’à faire de mes yeux les témoins de tes débauches. Si tu dédaignes de ménager ta réputation, ménage-moi du moins. Mon âme m’abandonne, et je me sens mourir toutes les fois que tu m’avoues une faiblesse, et ce n’est plus qu’un sang glacé qui coule dans mes veines. Alors j’aime ; alors je fais de vains efforts pour haïr ce qu’il m’est impossible de ne point aimer. Alors je voudrais être mort, mais avec toi.
Je ne m’informerai de rien, je ne tenterai point de connaître ce que tu chercheras à me cacher ; il en sera comme d’une accusation reconnue fausse. Si cependant je viens à te prendre sur le fait ; si mes yeux deviennent les témoins de ta honte, ce que j’aurai trop bien vu, nie que je l’aie vu, et mes yeux auront moins d’autorité que tes paroles. II te sera facile de vaincre un ennemi qui ne demande qu’à être vaincu. Que ta langue seulement se souvienne de dire "Je ne suis pas coupable". Quand avec ces deux mots tu peux triompher, remporte ce triomphe, que tu devras, sinon à ta cause, du moins à ton juge.

- ÉLÉGIE XV

Cherche un nouveau poète, mère des tendres Amours. Je rase la dernière borne de la carrière élégiaque. Les chants que j’ai composés, moi enfant des campagnes péligniennes, ont fait mes délices et ma gloire. Si cet honneur est quelque chose, j’ai hérité, de la longue suite de mes aïeux, le titre de chevalier, et je ne le dois pas au tumulte des camps. Mantoue est fière de Virgile, et Vérone de Catulle ; on m’appellera, moi, l’honneur du peuple pélignien, qui, vengeur de sa liberté, s’était armé pour une noble cause, alors que Rome inquiète trembla devant des armées conjurées. Un jour, en voyant la marécageuse Sulmone resserrée dans une étroite enceinte de murailles, le voyageur s’écriera : "Ville qui as pu produire un tel poète, si petite que tu sois, je te proclame grande." Aimable enfant, et vous déesse d’Amathonte, mère de cet aimable enfant, arrachez de mon camp vos bannières dorées ; déjà j’entends résonner le thyrse plus lourd du puissant Bacchus, qui me presse de lancer de nobles coursiers à travers une plus vaste carrière. Innocentes élégies, Muse badine, adieu, une œuvre me reste, qui doit vivre après moi.


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P.-S.

Source : http://fr.wikisource.org/wiki/Les_Amours_(Ovide) ; traduction de 1838 sous la direction de M. Nisard.

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