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"Le véritable homme politique" 

mardi 25 août 2009, par Pacôme Thiellement

À Élie Kongs

Nous avons tous une dette envers Walter Benjamin. Nous avons tous une dette envers l’écrivain unique en qui les frontières de tous les genres d’écriture se sont effondrées, et les formes autorisées de l’expression - essai, conte, récit, aphorisme, thèse, article, traité - rétrécies, réduites à l’état de normes, non appliquées, mais étudiées. Tout essai de Benjamin dépose son genre. En désappliquant et en désoeuvrant la loi dont il est l’expression, il la transforme en vie. Et, bien sûr, nous avons tous une dette envers le penseur inclus dans cet écrivain unique comme un fruit masqué dans son noyau ou un gâteau suspendu sur sa cerise.
Les Curriculum Vitae, rédigés par Benjamin dans le cadre de son simulacre de carrière, font partie intégrante de son œuvre parce qu’ils le trahissent mieux que quiconque. On y lit parfaitement ce qu’il tentait de ne pas y écrire. Benjamin n’a pas cessé de changer de direction officielle dans le champ de ses recherches, alors que, simultanément, il continuait imperturbablement son travail de sape sur leurs attendus légitimes. Tous ses grands travaux sont des exercices de dissolution, conscients et prémédités. Critique littéraire anarchimiste, philosophe auto-destructif du langage, socio-analyste autotélique, poète micrologique, autobiographe aphoristique, improbable conteur, impossible mystique, penseur politique catastrophiste, ange de la post-modernité, démon de la messianicité difractée, interprète raisonnable du romantisme, remémorateur allégorique du baroque, complice inattendu du Surréalisme, interlocuteur dilatoire du Collège de Sociologie, Walter Benjamin n’a pas seulement été tout ça ; il a été tout ça à la fois. Sa pratique trans-générique et dramatique de l’écriture, poussant à l’extrême la fragilité apparente du raisonnement en oblitérant toute médiation entre structure et superstructure, est la plus archaïque que la modernité nous ait donné de connaître. Bien pire que celle de Nietzsche, elle opère par chocs de citations et collage de significations engouffrées spectralement dans un instant unique infra-mince et ainsi s’inscrit avec plus de violence que de logique ou de raisonnement conscient dans la mémoire flâneuse de son lecteur. Elle semble moins enclin à répondre à une question par une autre question qu’à questionner une réponse en lui répondant par une réponse à sa réponse. Benjamin est un prince machiavélien : Ses décisions apparaissent brutalement après avoir été longuement gardées secrètes. Elles laissent idiot. De même que son usage de la citation, son corpus référentiel ou ses options en matière de champs lexicaux relèvent toujours d’une opération méditée appelant à une lecture prudente et approfondie, mais masquée d’emblée aux lecteurs pour en conserver la puissance d’effectuation : L’expression même de la virtù appliquée au champ spéculatif.
Benjamin ne dit jamais littéralement « ce qu’il pense ». Il le fait surgir à l’intersection de ses affirmations intermédiaires. La signification de ses textes n’est pas incluse à l’intérieur des phrases qu’ils contiennent, mais doit apparaître au fil de leur lecture. C’est le « saut du tigre » qu’il attribue à Louis-Auguste Blanqui, le conspirateur enfermé et occulté qui apprit aux masses la haine et l’esprit de sacrifice, une des dernières grandes figures sur lesquelles il eut le temps de s’attarder avant son suicide à Port-Bou en 1940. La prose benjaminienne agit directement sur le système nerveux, comme seuls un tableau ou un rêve sont censés pouvoir le faire. Souvent ramassés dans des essais denses et compactes, la co-présence des citations incompossibles renforce une allure générale menaçante, qu’aurait définitivement perdu tout usage de la médiation. Tout y est discours contre discours, et leur intersection ne permet nulle relève dialectique, mais laisse apparaître la représentation en tant que telle, c’est-à-dire une unique catastrophe, un amoncellement de ruines.
Pessimiste sur toute la ligne, un texte de Benjamin, d’abord, fait peur. Ensuite, il marque. Il impressionne. Il laisse une trace comme une traînée de sang qui se diffuse dans la pensée. Si on le lit trop, on se met à tout adapter dans sa langue ; on se met à traduire notre perception en pensée benjaminienne ; il s’inscrit dans notre cerveau comme le cœur de notre corps.
C’est la violence latente, virale, de sa critique :
1) En sapant les attendus habituels d’un texte, Benjamin transmet une méthode.
2) Rendant la signification ultime de ses textes inaccessibles, il en permet un usage inépuisable.
3) Ainsi, il transforme tous ses lecteurs en débiteurs.
En ce sens, Benjamin est - bien plus que Heidegger, dont le champ lexical est comme frappé stylistiquement d’une unité de ton qui emporte l’ensemble du corpus (et l’emporte jusqu’au kitsch suprême) - dans une complicité secrète avec Hölderlin. Fin juin 1916, au cœur de la guerre, il écrit à son ami Herbert Belmore : « L’expérience m’a appris que de nuit, ce n’est pas de franchir des ponts ni de voler qui nous vient en aide, mais seulement tout au long le pas fraternel. Nous sommes au cœur de la nuit. Une fois j’ai essayé de combattre avec des mots. J’appris alors que qui combat contre la nuit est contraint de sonder et d’agiter sa ténèbre la plus profonde jusqu’à ce qu’elle donne sa lumière et dans ce grand remuement d’efforts de la vie les mots ne sont qu’une étape : et les mots ne seront les derniers que là où jamais ils ne sont en premier. Je me vois justement à Genève dans la chambre, Dora et toi assis sur la valise, défendant qu’il faudrait absolument soutenir la productivité (mais tout autant la critique) et qu’il fallait rechercher la vie dans l’esprit à l’aide seulement de tout ce que nous avons en fait de noms, de mots, de signes. Depuis des années, la lumière qui pour moi rayonne dans cette nuit est celle de Hölderlin. »
Hölderlin, seule étoile. Si un auteur a précédé Benjamin dans cet usage complexe des sources et états du texte, c’est en effet Hölderlin dans ses notoirement obscures Remarques sur Œdipe et Remarques sur Antigone dont il semblerait que Benjamin fut longtemps le seul à s’être inquiété (il s’en plaint même dans un passage de son fameux essai sur Les Affinités électives). Entre l’auto-dissolution mythique de Schelling et la relève systématique de Hegel, il y a la catastrophe tragique appliquée au destin des Hespérides, mais cette catastrophe restera longtemps la lettre volée de l’idéalisme spéculatif. Le fait que ce soit à Hölderlin que Benjamin ait consacré son premier grand texte - bien antérieur aux travaux de Heidegger sur le poète - ne doit pas nous surprendre ; pas plus que son usage, tel un coup de théâtre, en conclusion de sa thèse sur Le concept de critique dans le premier romantisme. Que son affiliation à Hölderlin double l’amitié pour une figure tutélaire et angélique, celle de Fritz Heinle, poète suicidé avec sa compagne en réaction à la première guerre mondiale, indique la profondeur et la complexité avec laquelle s’inscrit celle-ci, son caractère chiffré qui explique l’équivocité mystique de l’ensemble du corpus benjaminien. Car le pur langage visé par la prose de Benjamin, est toujours réfléchi à travers l’intercession d’Hölderlin. Sans quoi, il devient tout simplement illisible.
C’est la sobriété - concept hölderlinien par essence - comme condition proprement moderne et poétique, à laquelle tend toujours sa pensée, quelque soit le domaine dans lequel il vient exercer sa prescience, et même et d’abord le politique, qu’il double et dissout dans une eschatologie vidée et une atéléologie vengeresse, en réponse aux offenses du passé et aux victimes de l’histoire. Dans une lettre adressée en 1916 à Martin Buber (que Benjamin, entre parenthèses, n’aimait pas, et qui le sollicitait pour une collaboration à sa revue, Der Juden), nous apprenons que la recherche d’une expression qui se refuse à toute finalité explicite, d’une écriture qui ne soit pas pensée comme un moyen en vue d’une action, est au cœur de la quête politique de Benjamin. Il appelle cette expression mystérieuse le style objectif  : « Du point de vue de la production d’un effet, qu’il s’agisse de littérature poétique, prophétique, objective, je ne puis la concevoir que comme magique, c’est-à-dire non-médiatisable. Toute opération salutaire que produit un écrit, et même toute opération qui n’est pas dans sa nature profonde dévastatrice, est fondée dans son mystère (celui du mot, celui du langage). Si variées que soient les formes selon lesquelles le langage peut se montrer efficace, il ne l’est pas en communiquant des contenus, mais en produisant au jour de la manière la plus limpide sa dignité et son essence. Et si je fais ici abstraction d’autres formes d’efficacité que la poésie et la prophétie, je reviens toujours à cette idée qu’éliminer l’indicible de notre langage jusqu’à le rendre pur comme un cristal est la forme qui nous est donnée et qui est la plus accessible pour agir à l’intérieur du langage et, dans cette mesure, par lui : cette élimination de l’indicible me semble justement coïncider avec un style d’écriture sobre et proprement objectif et indiquer, à l’intérieur même de la magie qui est l’ordre du langage, la relation qui existe entre connaissance et action. »
Dans le style objectif, Benjamin voit le seul usage possible d’une langue au sein du genre -placé par lui très haut - de la revue. L’Athenaum, la publication des frères Schlegel qui, à l’écart de l’idéalisme spéculatif, allait donner, en tant que premier romantisme, le coup d’envoi de la modernité, est la référence extrême de Benjamin en cette matière. C’est même la seule justification inconditionnelle d’une telle pratique : « inexorable dans la pensée, imperturbable dans ses déclarations, défiant, s’il le faut, totalement le public. » C’est pourquoi il lui consacrera sa thèse, Le concept de critique dans le premier romantisme. L’impensé magique ou messianique de la modernité y apparaissait, à la suite de la Révolution française, dans tout son chaos initial, son bordelicum autotélique et trans-générique passionnant que Benjamin entendait, à sa manière, purifier.
Le style objectif est le style de la revue, et celui-ci renvoie à un usage du langage qui fasse de celui-ci autre chose que l’ombre de l’action, un langage dont l’action ne serait pas la fin dont il serait le moyen, mais le dispositif permettant de se désensorceler de l’indicible jusqu’à l’éliminer. Mais qui dit rendre l’indicible dicible ne dit pas rendre l’illisible lisible, encore moins rendre l’inaccessible accessible. Au contraire, à mesure que recule l’indicible, le lecteur s’éloigne devant l’épreuve de se voir confronté aux limites du sens inscriptible dans le langage. Se donnant immédiatement comme une expérience-limite, la revue rêvée à cette époque par Benjamin sous le nom d’Angelus Novus ne devait même connaître d’autres lecteurs possibles que ses membres, mais la réalité de son action aurait, par là même, été magique et objective. C’est sa force.

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C’est sa force, mais également sa limite.
Dès l’abord, on voit dans quel type de cercle vicieux nous nous rendons. Les murs du style magique clôturent résolument l’explosion de cette sidérante, encerclant le degré d’effectuation possible d’une revue dans une spirale concentrique étouffante, un ilynx poussé jusqu’à l’épuisement autistique de la société des auteurs-lecteurs solitaires, et privés de toute étreinte éventuelle du dehors. Son expérience devient d’autant plus invisible qu’elle s’intensifie. Si l’éclosion aime le retrait, le désensorcellement adore l’infra-mince. Et avec lui nous revient la vengeance d’Antèros et le soleil noir du prince d’Aquitaine. C’est que la mélancolie n’a pas cessé, ne cesse pas, ne cessera jamais, de revenir.
Bien sûr, la revue rêvée par Benjamin n’aura pas lieu. Et même celle fomentée plus tard avec les amis de Brecht, Krisis, ne pourra jamais commencer sa publication (on peut attribuer ce retard au caractère notoirement dilatoire de Benjamin). Quant aux revues « réelles », celles qui eurent lieu, de 391 à L’Internationale Situationniste, de La Révolution Surréaliste au Grand Jeu, elles ne rempliront jamais cette faille, qui est l’écart entre le rêve de l’Athenaum et sa réalisation, se résolvant catastrophiquement dans la mort prématurée, le suicide, la folie, la compromission politique fâcheuse ou le double détournement. Et c’est cette force-limite du langage non médiat, magique, objectif, intense, qui explique les nombreuses réserves que des penseurs bien moins essentiels et originaux que lui - au choix parmi les plus grands : Adorno, Brecht, Scholem - ont pu lui faire subir, dans ces indénombrables et à priori incompréhensibles retours ou refus (de son échec universitaire lors de sa thèse d’habilitation à la non-publication de son grand texte sur Baudelaire par la revue de l’Institut des Sciences Sociales), toutes ces embarrassantes prières de non-recevoir que Benjamin dut, tout au long de sa vie, se coltiner. Comme si ses malheurs à répétition, sa pauvreté croissante et ses déconvenues amoureuses n’étaient pas assez cher payés, n’étaient pas encore suffisants pour neutraliser une telle violence langagière, pure, divine, révolutionnaire, en bref : injustifiable, soustraite à la sphère du droit. Les textes de Walter Benjamin sont impardonnables. Et c’est pourquoi Benjamin était toujours effroyablement poli.

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Sur le concept d’Histoire est le testament philosophique de Walter Benjamin. Cette brève et troublante collection de thèses précède de peu la tentative d’évasion du penseur, hors de la France de Vichy où les réfugiés juifs ou communistes étaient livrés à la Gestapo par les autorités. Il fut malheureusement intercepté à la frontière espagnole par la police franquiste, et se suicida en septembre 1940 à Port-Bou. L’objectif de Sur le concept d’Histoire est de corriger les présupposés épistémologiques de la pensée marxiste, et d’articuler conjointement l’accélération de la catastrophe à un messianisme politique où la Révolution apparaîtrait, non comme la réalisation de l’Histoire, mais comme son interruption. Benjamin y quête l’apparition d’une porte de sortie, si fine soit-elle, hors du cauchemar cyclique de l’Histoire, ouverte sur la vie heureuse. Soixante-trois ans plus tard, Giorgio Agamben publie Etat d’Exception. Son titre et le contenu du livre font immédiatement référence à un diagnostic de Sur le concept d’Histoire : « La tradition des opprimés nous enseigne que l’« état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. Nous découvrirons que notre tâche consiste à instaurer le véritable état d’exception ; et nous consoliderons ainsi notre position dans la lutte contre le fascisme. »
De cet énoncé, Giorgio Agamben écrivait déjà dans Moyens sans fins qu’il n’avait rien perdu de son actualité : « (...) Non pas, ou du moins pas seulement, parce que le pouvoir aujourd’hui n’a d’autre forme de légitimation que l’état d’urgence et partout et continuellement en appelle à lui et travaille en même temps secrètement à sa production (comment ne pas penser qu’un système qui ne peut désormais fonctionner que sur la base d’un état d’urgence ne soit pas également intéressé à maintenir cet état à n’importe quel prix ?), mais aussi et surtout parce que entre-temps la vie nue, qui constituait le fondement caché de la souveraineté, est devenue partout la forme de vie dominante. » Car c’est également à partir de ce que ce « diagnostic » implique, que Agamben s’autorise pour s’opposer à la souveraineté de la vie nue, et la renvoyer au fondement ultime du pouvoir politique : vie nue qu’il s’agit à chaque fois d’inclure ou d’exclure lors de l’état d’exception. Contre celle-ci, Agamben dresse le fructueux concept de forme-de-vie, empêchant d’isoler la vie de sa forme et qui définit la vie politique comme l’exode irrévocable de toute souveraineté. La forme-de-vie est donc la possibilité d’une politique non étatique et inséparable d’une éthique. Ce que Agamben appelle, dans une terminologie héritée de Benjamin, la « politique qui vient ». Chez Agamben comme chez Benjamin, ce n’est pas la fin qui justifie les moyens, mais les moyens qui se justifient comme moyens, hors de toute fin.
Au fond, ce qu’aura démontré pour nous la seconde moitié du vingtième siècle, c’est que la souveraineté de la vie nue n’est exprimable que dans l’exposition sacrificielle de la star, payant le prix fort pour apparaître, dans la puissance et dans la gloire, et déjà simultanément assignée à une subjectivité répondant à quelques paramètres simples (gay, prolo, white trash, etc.) dont elle fait figure d’exemple ou de paradigme. Comme nous le rappellent assez les académies télévisuelles et les talk-shows rendant indiscernables la différence entre vie privée et vie publique, nous sommes tous aujourd’hui, potentiellement, des stars : « We’re all made of stars » (Moby) ; « Everybody is a star » (Sly and the Family Stone) ou, encore, selon l’adage warholien : « À l’avenir, tout le monde sera une star pendant quinze minutes » (adage que Marilyn Manson, avant de sombrer définitivement dans l’insignifiance, avait pertinemment traduit en « nos quinze minutes de honte »).
Un film récent, beaucoup plus subtil qu’il n’en a l’air à première vue, Team America World Police de Trey Parker et Matt Stone, en fait état. Et la cohérence de son opposition éthique à un relais politique incarné par des acteurs va jusqu’à leur remplacement systématique et complet par des marionnettes, qui en désamorce l’atout principal : l’identification. Si les critiques de gauche ont conspué ce film, très virulent à l’égard des acteurs opposés à la politique de Bush (Sean Penn, Susan Sarrandon, Michael Moore), allant jusqu’à faire des créateurs de South Park des néo-conservateurs à la solde du Think Tank, les critiques de droite ne s’y sont pas trompés, et ont fustigé à leur tour le « brouillard idéologique » de ce « film de divertissement vulgaire » où les enjeux géopolitiques de la politique américaine semblent « incompris » et se résumer à la question de qui pourra exercer le monopole de l’action violente. Il faut que notre époque soit pauvre en exigence politique pour croire à la valeur d’une opposition spectaculaire à un style politique qui lui est inféodé, entièrement basé sur l’action visible, ce qui entraîne de la part des stars opposantes des méthodes qui ne se
distinguent pas essentiellement de la propagande policière.
Car c’est cette starlettisation active de tous et toutes qui est depuis un demi-siècle envisagée par le pouvoir, non seulement comme son derniers recours, mais également comme son plus efficace point d’appui. La vie nue est le sujet du premier volume d’Homo Sacer, publié par Agamben en 1995, le camp de concentration pensé comme « zone d’indifférence entre public et privé » formant le sujet du troisième, Ce qui reste d’Auschwitz (1998). Entre ces deux volumes se situe Etat d’Exception qui traite de la suspension de l’ordre juridique considérée comme sa structure fondamentale. La relation entre les deux derniers est synthétisée par Agamben dans cette formule : « Le camp est l’espace qui s’ouvre quand l’état d’exception commence à devenir la règle. » La question posée par Etat d’Exception est la suivante : « Que signifie, dès lors, agir politiquement ? »
L’état d’exception se présente comme la forme légale de ce qui ne saurait avoir de forme légale, à savoir la réponse immédiate du pouvoir d’Etat aux conflits internes les plus extrêmes. Rappelons que l’état d’exception moderne est une création démocratique et révolutionnaire, et non un résidu de la tradition absolutiste (l’idée d’une suspension du droit est antipathique au monde médiéval, ce que confirme le De monarchia de Dante). Il faut souligner que, de fait, depuis la première guerre mondiale, le recours à l’état d’exception n’a fait que progresser, de son statut exceptionnel, jusqu’à devenir quasiment indiscernable d’une pratique courante. Incarné substantiellement dans les principaux Etats occidentaux (France, Italie, Allemagne, Suisse, Angleterre et Etats-Unis) sous la forme du paradigme de la sécurité, à travers la notion de « démocratie protégée » ou encore dans la dénomination du chef de l’Etat comme Commander in chief of the army, ce qui était du domaine juridique à été entraîné dangereusement dans une « zone grise » avec ce qui est de l’ordre de l’exécutif, et le droit comme la politique y prennent les allures générales d’une police mondiale et souveraine. De mesure exceptionnelle, l’état d’exception se transforme alors en technique de gouvernement. Le totalitarisme doit dès lors être compris comme l’instauration, par l’état d’exception, d’une guerre civile légale permettant l’élimination physique, non seulement des adversaires politiques, mais de catégories entières de citoyens décrétés non-intégrables.
Dans la Notion de Politique de 1932, livre qui devait servir à combattre la légalisation du statu quo issu du traité de Versailles et empêcher que l’« on reconnaisse au seul vainqueur d’être éternellement dans le droit et le vaincu éternellement dans son tort », et simultanément entérinait la liquidation de la République de Weimar, Carl Schmitt notait l’hypocrisie de la guerre moderne, se masquant sous les espèces de la légalité, qui, dès la fin de la première guerre mondiale, avait transformé les notions politiques d’ami et d’ennemi en notions plus douteuses et frauduleuses, faisant de l’ennemi politique un « illégal » et se présentant naturellement sous les atours d’une police internationale, ce qui n’exclut pas l’existence d’Etats ennemis, mais les travestit en Etats illégaux, injustes ou voyous. Le grand mérite de Carl Schmitt, en dehors de ses propres inclinations politiques ou religieuses (ce catholique fervent, admirateur de Léon Bloy et de Joseph de Maistre, fut aussi, non seulement inscrit au parti nazi, mais également conseiller d’Etat jusqu’en 1945 et président de l’Association nationale-socialiste des juristes allemands), c’est avant tout d’avoir été un écrivain clair. Dans sa préface à la réédition du livre en 1963, il pouvait ainsi écrire : « Ce n’est en aucun cas un progrès dans le sens de l’humanité de mettre hors la loi, en la déclarant réactionnaire et criminelle, la guerre dans les formes, soumise aux règles du droit des gens européen, pour déchaîner à sa place, au nom de la guerre juste, des hostilités de classe ou de race à caractère révolutionnaire, auxquelles font défaut le pouvoir aussi bien que la volonté d’opérer la distinction entre un ennemi et un criminel. C’est sur l’Etat et sur sa souveraineté que reposent les limitations que le droit des gens a su imposer jusqu’ici à la guerre et à l’hostilité. En vérité, une guerre menée correctement selon les règles du droit des gens européen comporte plus de respect du droit et de la réciprocité, et plus de procédure légale aussi, d’ « action légale » selon une formule ancienne, que tel procès spectaculaire mis en scène par nos puissances modernes en vue de l’anéantissement physique et moral de l’ennemi politique. »
L’estime profonde de Walter Benjamin pour l’œuvre de Carl Schmitt a été appelée « un des incidents les plus irritants dans l’histoire intellectuelle de la République de Weimar » (Horst Bredekamp) quand ce n’est pas la « mine faisant tout bonnement exploser nos représentations de l’histoire intellectuelle de (cette) période » (Jacob Taubes). Entre le juriste catholique, hostile au système parlementaire et partisan d’une « démocratie plébiscitaire », qui collabora cependant publiquement au régime hitlérien et tenta vainement de lui donner une légitimité constitutive, et le penseur juif, messianique et révolutionnaire, qui entendait consolider la lutte contre le fascisme d’une nouvelle conception de l’Histoire et répondre à l’esthétisation de la politique par la politisation de l’Art, s’est nouée une relation qui ne résume pas à la simple hostilité mais ne s’inverse pas non plus dans une complicité secrète. Benjamin a été très influencé par le travail de Schmitt, et la lecture de Théologie Politique est au cœur de son analyse de la souveraineté dans l’Origine du drame baroque (influence attestée par son curriculum vitae de 1928). Cette relation très étroite a été amplifiée par la découverte d’une lettre maintenant légendaire. Franchement admirative de la part de Benjamin et adressée à Carl Schmitt, elle a été écrite en 1930 et précédait l’envoi d’un exemplaire de cette thèse :

Cher Monsieur le Professeur,
Vous allez recevoir ces jours-ci de maison d’édition un livre de moi, Origine du drame baroque. Par ces lignes, je voudrais non seulement vous l’annoncer, mais aussi vous exprimer le plaisir que j’ai à me permettre de vous l’envoyer, sur l’incitation de Mr. Albert Salomon. Vous remarquerez très vite combien il vous doit dans sa présentation de la théorie de la souveraineté au dix-septième siècle. Peut-être puis-je vous dire en outre que j’ai également tiré de vos ouvrages ultérieurs, La Dictature principalement, une confirmation de mes modes de recherche en philosophie de l’art par ceux qui sont les vôtres en philosophie de l’Etat. Si la lecture de mon livre rend ce sentiment compréhensible à vos yeux, l’intention qui anime mon envoi sera comblée.
Avec l’expression de ma très haute considération,
Votre bien dévoué,
Walter Benjamin

Au sujet de l’Origine du drame baroque et des thèses de Sur le concept d’Histoire, Jacob Taubes écrit avec pertinence que les vocables fondamentaux de Carl Schmitt y sont assimilés et retournés en leur contraire. L’état d’exception, proclamé dictatorialement chez Schmitt, devient chez Benjamin l’enseignement de la tradition des opprimés. De plus, en insistant sur l’irrésolution hamletienne du souverain lors de l’état d’exception, et en faisant de la catastrophe son paradigme - et non, comme chez Schmitt, le miracle - Benjamin inverse volontairement les enjeux objectifs de Schmitt, à savoir d’inclure l’état d’exception au cœur du droit, et de faire du souverain celui qui décide de cet état. On comprend que l’analyse de la pièce de Shakespeare ait fait l’objet d’un texte de Schmitt, Hamlet et Hécube, postérieur à la mort de Benjamin, dans lequel il reprend, avec une mise en scène très spectaculaire, leur confrontation.
La manière dont le subtil Agamben s’insinue dans ce « débat ésotérique », après reconstitution du dossier, est éminemment stratégique. Comme il a pu le dire plus brutalement dans une conférence donnée à Paris VII, son but était de démolir la théorie schmittienne de l’état d’exception : « Le paradigme essentiel qui règle notre vie politique est la sécurité. Or, la sécurité est par excellence le paradigme de l’état d’exception. » Mais le coup de théâtre de Etat d’Exception - dans son chapitre central : Gigantomachie autour d’un vide - c’est de renverser la proposition principale, et de faire démarrer le débat ésotérique entre le révolutionnaire et le réactionnaire, par une lecture, non du second par le premier, mais du premier par le second. A savoir de proposer une lecture de Benjamin par Schmitt antérieure à celle de Schmitt par Benjamin (hypothèse jamais formulée auparavant, et certainement pas par Schmitt, qui rappelle l’admiration de Benjamin à son égard dans Hamlet et Hécube, mais se garde bien de mentionner sa réciproque). Cette confrontation trouverait son origine dans la lecture de Critique de la violence, le premier grand texte politique de Walter Benjamin, écrit en 1921 - Benjamin a vingt-neuf ans - et dont l’objectif, derrière une analyse serrée des Réflexions sur la violence de Georges Sorel, est de déterminer si, oui ou non, il existe une sphère de l’action humaine susceptible d’être soustraite du domaine du droit. Pour cela, Benjamin choisit un exemple extrême, celui de la violence, et demande à ce qu’il soit étudié en tant que moyen et indépendamment de ses fins : attendu que la violence est, en soi-même, toujours moyen, même dans la violence gratuite, orientée vers le plaisir comme but.
Dans un premier temps, Benjamin y évacue complètement le domaine du droit naturel, qui ne traite de la violence que relativement à ses fins (bonnes ou mauvaises), pour, dans un deuxième temps, corriger celui du droit positif. Le droit, rappelle Benjamin, considère la violence entre les mains des individus comme un danger risquant de miner l’ordre juridique. C’est au point où celui-ci ne pourrait pas se conserver s’il était encore possible, dans un quelconque domaine, de viser des fins naturelles au moyen de la violence. Il s’agit donc, pour l’Etat, de s’octroyer le monopole de la violence et ce, moins pour préserver la justice et la sécurité, que pour préserver le domaine du droit lui-même. Car toute violence à priori illégale, de celle du criminel à celle du gréviste, revient non à une violence soustraite au domaine du droit, mais à une violence fondatrice de droit. Elle implique nécessairement une nouvelle répartition des forces en vue d’une fin déterminée, à travers laquelle la violence reste désignable comme moyen : « Devant cette menace, si impuissante soit-elle, le peuple tremble d’effroi aujourd’hui encore comme aux temps primitifs. »

Le cœur de ce texte crucial est une réflexion approfondie sur la police, fonction ignominieuse en ce que, en elle, la distinction devient impossible entre la violence conservatrice de droit et la violence fondatrice de droit : « Celle-ci est, certes, une violence employée à des fins légales (avec droit de disposition), mais en mesure en même temps d’étendre elle-même très largement le domaine de ces fins (avec son droit d’ordonnance). Si peu de gens sentent le caractère ignoble d’une telle autorité, c’est parce que ses attributions suffisent rarement pour autoriser les plus grossiers empiétements, mais permettent de sévir d’autant plus aveuglément dans les domaines les plus vulnérables et contre les personnes intelligentes face auxquelles les lois ne protègent pas l’Etat. (...) Sa violence est aussi amorphe que sa manifestation fantomatique, insaisissable et omniprésente dans la vie des Etats civilisés. Et encore que la police soit toujours égale à elle-même, on ne peut méconnaître en fin de compte que son esprit fait moins de ravages là où, dans la monarchie absolue, elle représente la violence du souverain, en laquelle s’unissent les pleines pouvoirs législatifs et exécutifs, que dans des démocraties où sa présence, que ne rehausse aucune relation de ce genre, témoigne de la forme de violence la plus dégénérée qui se puisse concevoir. »
C’est à partir de l’exemple de la police que Benjamin peut dire qu’il y a, pour parler comme le prince Hamlet ou le président Schreber, quelque chose de pourri dans le domaine du droit. On le sait, Hamlet est un médiocre vengeur, et le symbole de la spéculation entravant l’action. Sa vengeance retardée entraîne finalement la catastrophe. Ce sont les hésitations de Hamlet, provenant du doute sur la légitimité de son principe d’autorisation (le Spectre) et naissant de sa compréhension du « caractère asymptotique de la loi » (Schreber) qui entraînent le suicide d’Ophélie, le meurtre accidentel de Polonius, et finalement la victoire de Fortinbras, qu’une prise plus complète et plus rapide de décision quand à l’issue de la vengeance aurait éventuellement empêchée. Mais celle-ci est rendue impossible par le vide qui noyaute la pièce : à savoir l’indécidable culpabilité ou innocence de la reine Gertrude, au sujet desquels les échanges entre Hamlet et le Spectre se révèlent particulièrement infructueux. C’est même cette indécidabilité monumentale, noyau de la pièce de Shakespeare (Carl Schmitt parle à son sujet d’un « tabou »), qui en fait le mythe politique principal du monde moderne. Elle ouvre à son tour sur un cercle vicieux, celui de notre législation moderne : on doit exécuter la loi, même si c’est un vide de droit qui la fonde, et on ne peut, à l’extrême-limite (mais c’est cette extrême-limite qu’il faut interroger) n’exécuter qu’une loi vide de droit, une loi noyautée par le vide qui la fonde. De plus, s’il n’existe aucune sphère humaine qui n’appartienne de facto au domaine juridique, vouloir se soustraire à cette exécution est impossible : Car un juge doit juger, ou il le sera à son tour. C’est le drame du président Schreber qui se joue ici, dont on peut comprendre que son texte ait passionné Benjamin bien plus que la fade interprétation de Freud, insensible au lieu dans lequel il apparaît : celui du tribunal et l’impossibilité pour un juge de se soustraire au système juridique comme à son infondé inaugural. Car juger équivaut toujours, dans le cas d’extrême-limite, à choisir entre deux interprétations incompossibles du réel (sinon, le recours en justice n’aurait aucun sens) ; c’est-à-dire tenter de faire reculer les conséquences inéluctables d’une commune catastrophe qui est l’impossible reconstitution du passé, l’impossible traduction du passé en présent. Que Schreber ait vu le vide de droit à partir duquel il devait traduire ses décisions en justice explique bien mieux l’effondrement dont il fut la victime (et la relation qu’il instaure alors avec un dieu qui ne comprend pas les hommes comme la description grotesque des examens des âmes lors de leur jugement dernier) que toute spéculation sur une supposée homosexualité refoulée à l’égard de son médecin traitant.
Benjamin reprend la flèche lancée par Schreber au point où elle se confond avec le vide de droit qui noyaute l’exercice du juriste. C’est bien cette pertinence sur le point où le droit révèle sa propre pourriture qui a pu solliciter Schmitt, dont l’acuité extrême n’est pas à prouver. Ainsi, dans le « débat ésotérique » entre le révolutionnaire et le réactionnaire, peut s’établir, avec une clarté inestimable, les forces en présence dans la situation politique actuelle. À savoir celles qui tentent d’inclure de force toute situation anomique à l’intérieur du droit par la création d’une fictio juridique (ce sont les forces mobilisées par Schmitt, mais aussi celles de la social-démocratie attaquée dans Sur le concept d’Histoire, ou encore celles des acteurs dans leur combat contemporain contre le pouvoir de l’Etat). Ou bien, au contraire, celles qui décident de prendre acte d’une indifférence de l’exception et de la règle et en appeler à une politique révolutionnaire qui soit à la mesure du vide juridique décelable au cœur du pouvoir (la position de Benjamin, et, à sa suite, celle d’Agamben). Aujourd’hui, où la représentativité politique apparaît comme définitivement nulle, et où le seul affrontement devient celui d’une police internationale contre une irreprésentable « plèbe » ou des « sauvageons » sans visage ni discours, il nous appartiendrait dès lors de choisir, le plus simplement du monde, notre camp.

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Que nous révèle le débat ésotérique entre Benjamin et Schmitt ? Il nous révèle que cette tentative de reconquête d’un espace politique, séparé des obscurcissements juridiques ou économiques, espace politique qui soit aussi, d’abord, espace théorique, culmine inéluctablement dans l’assomption d’une figure de l’ennemi, ce qu’on pourrait considérer comme la victoire posthume de Schmitt. Or, cette hypothèse est, non seulement crédible, mais particulièrement fructueuse. Ainsi, il est touchant de relire les pages que Schmitt a consacré, méditativement et presque religieusement, à la question de l’Ennemi dans son court mémoire récapitulatif et biographique, Ex Captivitate Salus : « Qui est mon ennemi ? Celui-là est-il mon ennemi qui me donne ma pâture dans la cellule ? Il m’habille et me loge même. La cellule est l’habit dont il me fait don. Je me demande donc : Qui peut enfin être mon ennemi ?... Qui puis-je donc reconnaître enfin comme mon ennemi ? Manifestement celui-là seul qui me met en question. En tant que je le reconnais comme mon ennemi, je reconnais qu’il me met en question. Mais qui peut véritablement me mettre en question ? Il n’y a que moi-même. Ou encore mon frère. C’est cela. L’autre est mon frère. L’autre se trouve être mon frère, et mon frère se trouve être mon ennemi. Adam et Eve avaient deux fils, Caïn et Abel. Ainsi commence l’histoire de l’humanité. C’est ainsi que nous apparaît le père de toutes choses. C’est là la tension dialectique qui maintient l’histoire du monde en mouvement, et l’histoire du monde n’est pas encore parvenue à son terme. Sois donc prudent et ne parle pas à la légère de l’ennemi. On se classe d’après son ennemi. On se situe d’après ce que l’on reconnaît comme son ennemi. Ils sont vraiment inquiétants les exterminateurs qui se justifient par le fait qu’il faut exterminer les exterminateurs. Mais toute extermination n’est qu’une auto-destruction. L’ennemi par contre, c’est l’autre. Souviens-toi des belles phrases du philosophe : la relation à moi-même par l’autre constitue ce qui est véritablement infini. La négation de la négation, dit le philosophe, n’est pas une neutralisation, mais tout ce qui est véritablement infini en dépend. Ce qui est véritablement infini est le concept fondamental de la philosophie : L’ennemi est la figure de notre propre question. »
Mais cette assomption révèle surtout en dernière instance la nature fictionnelle de l’ennemi, caractère synthétique dont la nature purement fonctionnelle procède d’un ajout de qualités extérieures à la personne dont on fait le suppôt. La place particulière de l’ennemi dans la pensée politique de Schmitt vient, comme Taubes l’a sans difficulté saisie, directement de saint Paul, dans son usage de l’Antéchrist comme cheville argumentative. La création d’un ennemi est une parade : d’elle on peut dire qu’elle termine toujours, peu ou prou, au lit. L’inimitié n’est qu’un investissement libidinal qui prend un peu trop de temps à se concrétiser (dans l’amour ou par la mort, comme dit Screamin’ Jay Hawkins : Si je ne puis être l’homme de ta vie, je serais celui de ta mort). C’est pourquoi la création de l’ennemi est, pour un esprit un peu raffiné, toujours une épouvantablement perte de temps. Le véritable combat politique n’est ni dans l’acceptation du monopole étatique de la violence, ni dans sa reprise par l’intermédiaire d’une violence pure. Elle est dans la saisie de la nature irréelle de l’ennemi, sans commune mesure avec soi, et donc du vide fondamental qui le noyaute à son tour. L’amitié n’est réelle que dans la mesure où elle parvient à se dessaisir du fantasme d’un ennemi commun. La non-violence est le moyen de cette dessaisie. Elle est le leurre qui sert à révéler le vice intime du droit. La non-violence transforme, comme dans la vision de Schreber, les ennemis en images d’hommes bâclées à la 6-4-2. O mes ennemis, il n’y a pas d’ennemis clame toujours la non-violence, en opposant - fiction pour fiction - sa dessaisie aux fantasmes de l’inimitié. Dès Léon Tolstoï, cette opposition apparaît comme le secret irréductible de sa technique.
L’effectivité de la non-violence, et sa légitimité, n’aurait pu être formulée autrement que par une théologie politique. Dans ses écrits de combat (Le Royaume de Dieu est en vous, Ce que je crois), Léon Tolstoï sépare le Christ du christianisme et de son créateur : l’apôtre Paul, contre qui, à l’instar de Nietzsche, il n’a pas de mots assez sévères. Car Tolstoï s’attache à ce que le Christ dit et non aux actes légendaires qu’on lui attribue : « On peut affirmer qu’il est très difficile de suivre toujours cette règle, on peut contester que l’homme qui suit cette règle soit bienheureux ; on peut dire que c’est stupide, comme le disent les non-croyants, que le Christ était un rêveur, un idéaliste, qu’il a donné des règles impossibles à suivre et que ses disciples les ont respectées par bêtise, mais il est impossible de ne pas reconnaître que le Christ a dit, d’une manière claire et précise, exactement ce qu’il voulait dire, à savoir, que d’après son enseignement, l’homme ne doit pas résister au méchant et que celui qui a accepté son enseignement ne peut pas rendre le mal pour le mal. Or, ce sens si simple, si clair des paroles du Christ n’est compris ni par les croyants, ni par les non-croyants. »
Alors que la résurrection et les miracles sont essentiels à la prédication du politique Paul (« Si le Christ n’est pas ressuscité, alors notre foi est vide de sens »), c’est précisément de celle-ci et de ceux-là, dans lesquels la magie se mêle à la mystique, et où le mythe devient indiscernable de l’élément proprement révolutionnaire ou divin, que Tolstoï décide de faire l’économie. Son objectif est de politiser la pensée du Christ contre le christianisme et ses résurgences dans le monde politique. Pour Tolstoï, pas de miracle, pas d’incarnation, pas de rédemption, pas de Trinité, pas de résurrection (cette « idée basse et grossière »), mais simple technique rationnelle de conduite politique. Son œuvre exégétique apparaît comme un monumental et inégalable désorcellement de la théologie, toujours parasitée de résidus mythiques quelconques, et donc de violence fondatrice ou conservatrice de droit. Le Christ est, pour Tolstoï, d’abord un modèle de législateur inspiré. La non-violence, imitation de la passion du Christ, n’est pas exclusion de la sphère de la violence, mais apparaît comme le lieu où se voit réalisée, contre son gré, la violence effective de la conservation du droit. En tant que non-violence non-passive, insurrection à la toute puissance du droit, l’acte de non-violence révèle à elle-même le nœud qui noue les deux violences. Elle apparaît ainsi, non comme leur relève, mais plutôt comme leur césure. Alors que l’usage d’une violence pure, divine ou révolutionnaire, moyen sans fin, apparaît chez Benjamin ou Agamben comme une énigme insoluble et un vœu pieux (en ce sens, elle est bien « messianique », dans le sens où on ne sait guère si jamais cette dernière « viendra »), la non-violence - renvoyant à elle-même la violence d’état - est seule en mesure de suspendre effectivement et avec solidité le caractère juridiquement indiscernable de toute violence. L’un de ses plus mystérieux penseurs, l’islamologue Louis Massignon a pu écrire : « Tant qu’une nation ne dira pas : « Me voici ! Je consens à être détruite pour le salut de l’humanité », il y aura toujours des armées. » A quoi, hélas, Simone Weil a assez justement répondu : « Si une nation dans son ensemble était assez proche de la perfection pour qu’on pût lui proposer d’imiter la passion du Christ, certainement, cela vaudrait la peine de le faire. Elle disparaîtrait, mais cette disparition vaudrait infiniment mieux que la survie la plus glorieuse. Mais il n’en est pas ainsi. Très probablement, il ne peut pas en être ainsi. »
Simone Weil a raison contre Louis Massignon : la non-violence n’est pas l’affaire d’une nation, et ne peut pas l’être. Cependant, elle est déjà la technique de ceux qui n’ont plus de nation et ne cherchent pas à en créer de nouvelles. Elle est la technique de ceux qui n’ont plus de pays mais dont l’absence de pays vaut, à lui seul, toutes les lois inscrites sur le sol de la Terre. Et c’est bien pourquoi, aujourd’hui, elle nous concerne tous.

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« D’une part, écrit Lénine, la critique impitoyable de l’exploitation capitaliste, la dénonciation des violences exercées par le gouvernement, de la comédie de la justice et de l’administration de l’Etat, la révélation de toute la profondeur des contradictions entre l’accroissement des richesses, les conquêtes de la civilisation, et l’accroissement de la misère, de l’inculture et des souffrances des masses ouvrières ; d’autre part, le pieux illuminé qui prêche la « non-résistance au mal » par la violence. D’une part, le réalisme le plus lucide, l’arrachement de tous les masques quels qu’ils soient ; d’autre part, la prédication d’une des choses les plus ignobles qui puissent exister au monde, à savoir : la religion, l’aspiration à substituer aux popes fonctionnaires de l’Etat des popes par conviction, c’est-à-dire une propagande en faveur de l’obscurantisme le plus raffiné et, par suite, le plus abject. »
L’homme attaqué dans ses lignes est, bien entendu, Tolstoï. Si la guerre est mère de toutes choses, alors le pacifisme peut apparaître comme une faiseuse d’anges, et un révolutionnaire peut bien ne pas faire de différence entre la politisation de la pensée du Christ et la création d’une nouvelle religion séculière. Beaucoup ont hésité sur ce point, et on peut les comprendre. « Si c’est pour détruire, tu peux me compter dehors... dedans ! » chante John Lennon, qui tangua longtemps entre les deux positions. Simone Weil, à son tour, dans L’Enracinement, distingue deux catégories de pacifistes, ceux qui ne veulent pas tuer, et ceux qui ne veulent pas mourir : « La première est honorable, mais très faible ; la seconde, presque inavouable, mais très forte ; leur mélange forme un mobile d’une grande énergie, qui n’est pas inhibé par la honte, et où la seconde répugnance est seule agissante. » C’est dans la figure moderne de Gandhi que l’irréductibilité de la non-violence à la sphère du pacifisme apparaît dans toute sa force et sa grandeur. Gandhi disait de lui-même : Je suis un guerrier, et la non-violence est mon arme de combat. « Il y a moins de distance entre la Non-Violence du Mahatma et la violence des révolutionnaires, qui sont ses francs adversaires, ajoutait Romain Rolland, qu’entre la non-acceptation héroïque et la servile ataraxie des éternels acceptants, qui sont le béton de toutes les tyrannies et le ciment de toutes les réactions. » Dans le domaine de la souveraineté contemporaine par excellence, celui de la star, soit la vie nue monnayée et utilisée pour des fins rayonnantes (lieu d’un pouvoir qui, après Ronald Reagan et Arnold Schwarzenegger, n’est pas prêt de s’éclipser), il n’est pas difficile de remarquer que son principal praticien sur un mode parodique fut l’ange exterminateur du comique, Andy Kaufman lui-même, le plus grand génie ayant utilisé la télévision comme moyen d’expression dans l’objectif d’en révéler le vide qui la fonde et en permettre la dessaisie.
Car la télévision n’est rien d’autre que la police. C’est la force ultime de Team America Wolrd Police de déterminer l’enjeu de la confrontation entre la police d’état et la ligue fédérant les acteurs : la concurrence pour le monopole de la visibilité politique. Car la télévision et la police, la star et le souverain sont comme Bougredane et Bougredandouille : ils ne font qu’un. La télévision est la police, non seulement par le relais qu’elle effectue entre les communiqués de cette dernière et ce qui est soigneusement sélectionné comme relevant d’une information (ce que Deleuze avait compris, faisant du contre-informateur la figure même du résistant). Mais elle l’est également dans ce qu’elle instaure comme régime de confession publique, à travers le genre maintenant devenu paradigmatique, exemplaire, du talk-show. Au milieu des années 70, une des figures les plus attachantes du medium télévisuel, Jean-Christophe Averty, expliquait son drame en ces termes : A partir de maintenant, on ne produira plus pour la télévision que des émissions avec des têtes qui parlent. Gigantesque entreprise de salut public, le nouvel ordre télévisuel peut être résumé ainsi : Le star-system n’était que le crash-test d’une opération plus vaste ; et la présentation systématique de la vie nue de tout le monde par tout le monde comme la prolifération des blogs et des vid cams peuvent être désormais compris comme les productions les plus achevées de la police universelle, à travers lesquelles tout le monde peut éventuellement contrôler les faits et gestes de n’importe qui. Sa force tient en ce que cette police n’est pas imposée mais passivement suggérée comme le lieu même de la souveraineté. Non seulement, tout le monde veut être une star, mais tout est effectivement mis en œuvre, à un niveau international, pour que n’importe qui puisse le devenir. Ainsi, en transformant chaque individu en star, la police en fait une cible volontairement asservie à un contrôle passif infini. Tout nouvel espace de liberté médiatique est un camp de prisonniers. Et cette « liberté » dans le salut du vedettariat souverain n’est rien d’autre que le destin imposé de tout le monde.

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C’est en prévention de ce règne que nous pouvons apprécier la démarche, cohérente en tous points, de Andy Kaufman. Sa destruction des illusions concernant la réalité de ce qui est présenté télévisuellement est bien le nerf de sa guerre, comme l’atteste son opus magnum : l’épisode unique du Andy Kaufman show dans lequel la liaison entre vie publique et vie privée est sans cesse détruite par une stratégie permanente du dévoilement de l’illusion du medium. Par extension, ce dévoilement est la révélation de la non-existence d’une catégorie telle que la vie nue : « Il n’y a pas de vrai Andy Kaufman. » Mais sa présentation explicite à un niveau purement éthique est dans sa déterritorialisation dans le monde du catch, devenant le champion du monde inégalé du combat mixte hommes-femmes (figure interdite et pourtant spectaculairement fatale). Le catch, en représentant la violence de façon non-violente, dévoile l’impensé spectaculaire qui le fonde. Andy Kaufman, en faisant basculer la télévision et le monde d’Hollywood dans le monde du catch, n’a pas seulement signé son arrêt de mort spectaculaire (on sait que cette idée lui coûta son éviction définitive des chaînes de télévision), mais il a également renvoyé toute apparition télévisuelle, souveraine, à la sphère de l’illusion de violence comme domaine nécessitant inéluctablement d’être levé.
Ce que le catch révèle, à fortiori, c’est qu’il n’existe rien d’une violence nue. La violence est toujours forme-de-violence : Et c’est parce qu’elle ne peut être soustraite au domaine du droit que ce dernier obtient toujours le bénéfice de son usage. La colère ou les provocations des invités, les interventions intempestives de personnalités outragées et les détournements terroristes d’une émission en direct, ne sont pas extérieurs aux visées de la télévision : Ils en font partie. La télévision fait toujours et systématiquement son miel de tous ses opposants (de Michel Polac à Thierry Ardisson, tous les montreurs d’ours de la subversion officielle sont bien placés pour le savoir ; les acteurs de leurs shows semblent, quant à eux, mystérieusement, l’ignorer).
Il n’y a jamais eu qu’un seul véritable interdit à la télévision, c’est d’en dévoiler l’illusion constitutive, et le vide de droit qui la fonde. A savoir qu’elle est, non un mensonge ou un terrain de chasse gardée, mais une illusion non-nécessaire, simple violence légale, conservatrice et fondatrice de droit ; et qu’elle pourrait, tout aussi bien, ne pas exister. Ainsi, la télévision doit toujours intégrer l’exception à l’intérieur de la loi, jusqu’à ce qu’apparaisse son échec fondamental : Produire une conception positive d’elle-même, exprimer une essence quelconque, alors qu’elle ne se nourrit vampiriquement que de sa pure négativité en acte, par laquelle elle parvient à contaminer inexorablement toutes les autres pratiques.
Deuxièmement, en ne combattant que des femmes, Andy Kaufman a parachevé la destruction de l’équivocité paulinienne dans la désignation de l’ennemi : L’ennemi est la personne avec qui l’on veut coucher. Les saints ont suffisamment halluciné les tentations érotiques du diable et de ses farfadets pour nous en convaincre. D’une façon incommensurablement plus poétique, et donc efficace politiquement, Kaufman aura ainsi réalisé ce que Wilhelm Reich ou John & Yoko proposaient : Régler les conflits de manière sexuelle : Faire le simulacre de l’amour avec une amie plutôt que la guerre contre un simulacre d’ennemi ; ce que nous appellerons désormais : Faire l’amitié.

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En dehors de sa transposition sexuelle, et sa réglementation interne dans la jurisprudence sado-masochiste, il n’y a pas de violence qui soit en mesure de déposer la loi. Toute violence la renforce nécessairement. Toute violence lui donne une raison suffisante de frapper. Parce qu’il n’y a pas de violence révolutionnaire qui ne s’inscrive de facto dans la finalité d’une révolution, il n’y a pas de violence pure ou divine capable d’entraver le cours de la justice et de détruire la souveraineté de la police ou son relais médiatique. Distinguer, comme l’a fait Deleuze, un devenir-révolutionnaire et l’avenir d’une révolution, serait en effet une bonne traduction de l’ambition muette de Benjamin (un auteur que Deleuze n’a jamais cité, mais que certaines questions politiques permettent de croiser). Cependant, dans la mesure où ce devenir utilise des moyens inscrits, même négativement, dans la sphère du droit, alors il ne pourra se soustraire juridiquement à l’empire des fins. La grandiose équivocité de Georges Sorel n’y fera rien ; et le génie de Louis-Auguste Blanqui nous informe sur la limite même de cette pensée (son point de désespoir : l’éternel retour des mêmes types, à fortiori dans la révolution, ce qui exclue d’emblée, comme chez Sorel ou Benjamin, la réflexion ayant trait à l’avenir).
Ce devenir-révolutionnaire ne doit user que de puissance. Ce devenir-révolutionnaire ne doit user que de l’effectuation d’une puissance singulière. Or, la violence, en ce qu’elle touche, toujours, à une puissance ennemie, pour la détruire, en ce qu’elle affecte, toujours, des rapports moraux, est une puissance à valeur inférieure, et peut être réduit à un exercice de pouvoir. Si seule la violence peut être utilisée, alors il faut l’utiliser (si la cause est « par tous moyens, nécessaire » comme disait Malcolm X), mais elle ne pourra jamais s’inscrire hors de la sphère du droit. On peut dire, à bon droit : Si j’avais eu à choisir, j’aurais tué Hitler avant l’ouverture des camps, ou, s’il n’en tenait qu’à moi, je tuerais immédiatement Sarkozy avant qu’il n’impose une guerre civile légale en France : Tout cela est juste et même légitime. Mais, comme la phrase précédente l’indique, on ne peut le faire sans s’inscrire à l’intérieur du droit. Et, même si l’on gagne (dans le domaine des fins), on perd toujours (dans le domaine des moyens). Sa mauvaise foi, ses méthodes crapuleuses, l’ennemi réussit toujours assez tôt à nous les inoculer.
Révolutionnaire ou divine, la violence restera toujours strictement fondatrice d’un droit nouveau. Elle sera encore paulinienne : sa tentative de se soustraire à la Loi n’aura guère pour conséquence que son renforcement à deuxième puissance. C’est pourquoi, si Deleuze a raison de vouloir discerner le devenir-révolutionnaire de l’avenir de la Révolution, on est également en droit d’exiger un devenir-révolutionnaire qui se donne les moyens de ne jamais basculer dans ce funeste avenir. Tous les moyens ne sont pas bons. C’est leur discrimination rigoureuse qui sera à même de valider notre action : déposer la loi. La violence révolutionnaire a échoué dans cette tâche. Par contre, à travers la non-violence, cette médiation ayant une inscription de finalité absolue, Jésus-Christ, Tolstoï, Gandhi, Martin Luther King ou Andy Kaufman ont effectivement, à chaque fois, déposé la loi.
Le combat non-violent, la désobéissance civile, la grève du zèle, la résistance passive, la philosophie, le sexe et l’art sont les moyens sans fin qui permettent de déterminer une sphère humaine soustraite au domaine du droit (l’amitié comprenant toutes ces formes pour en produire la synthèse éthique). Comme leur fidèle exégète, John Lennon, le dit : « Nous avons combattu la loi et la loi a perdu. » Et, même si l’on perd (dans le domaine des fins), on gagne toujours (dans le domaine des moyens).
Cette maxime n’est pas morale, mais politique. Elle est technique de guerre, technique de guerre totale.

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