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Chasse d’Auxeméry 

mercredi 17 décembre 2008, par Laurent Margantin

Entre ses deux recueils les plus récents, intitulés Parafe et Codex, le poète a effacé son prénom de sa signature, ne conservant que le patronyme. En signant Auxeméry - nom matriciel - l’auteur s’absente dans ce qu’il a de plus connu, de plus identifié, affronte une absence, celle de soi-même dans une voix jusqu’alors inconnue.

De quelle voix s’agit-il alors, si elle est ainsi parafée ? De celle qui sort de la bouche d’ombre, antérieure à toute conscience, profondément obscure, et qui a occupé les poètes de Nerval à Michaux ? Au seuil de Parafe (vaste signature qui court de poème en poème), il est écrit : « Conscience masque », l’auteur jouant ici sur le double sens du mot « masque », à la fois verbe et nom. La conscience qui, dans la culture occidentale, a pour tâche d’éclairer, de révéler, d’expliquer, toujours de « mettre la lumière sur », ici « masque ». Mais elle est aussi ce qui cache un visage, lui donne une autre identité, comme dans la culture africaine. Elle est le double d’une identité affirmée, double encore inconnu qui s’oppose à une conscience, laquelle, dans l’optique occidentale, se doit d’être transparente à elle-même. Est-ce à dire que le poème devra ôter le masque, aller en-deçà de la conscience pour retrouver la clarté perdue, ou bien s’agira-t-il plutôt de suivre le flux de la conscience dans ce qu’elle masque justement ? Les premiers poèmes de Parafe évoquent la voix qui « va / vers le réel / par en dessous l’ordre de la réalité » , seule énergie de l’être capable de découvrir « ce qui est recouvert », c’est-à-dire « la face opposable du visage des choses » , derrière le masque de la conscience qui se cache à elle-même sa propre vérité. Le poème Je parviendrai donc... dit ce mouvement en le poussant à de possibles limites :

Je parviendrai donc sur la rive adverse où je vais

entendre en vérité ma propre voix, sur l’autre rive

où je n’entendrai plus que l’écho multiplié de ma voix (...) .

L’écho génère les masques, comme la réalité la plus essentielle de la parole poétique. S’ouvrir à la langue, et à travers elle découvrir sa voix, c’est « faire la navette / entre les bords extrêmes de l’absence & de la présence » , c’est s’exposer à la non-permanence de l’être, au sein de laquelle naît la parole. Le redoublement ou la multiplication de l’écho permet d’insister sur ces plis de la voix en dedans qui, par la parole poétique devenue ferme et consciente de soi, advient dans son déploiement énergique.

Parmi ces masques - comme dans les cultures dites « primitives » -, priment ceux d’animaux, comme si la parole humaine devait, pour tenter de se saisir elle-même, revenir « en arrière », dans l’animalité du cri qui la précède et en vérité la porte au monde. Depuis le tout début de Parafe jusqu’à Codex et au-delà Les animaux industrieux (ensemble à paraître ), c’est la figure de l’auteur en chasseur de soi, de l’autre en soi (infiniment démultiplié), qui domine. Le propre de l’homme, pourrait-on dire après la lecture de ces poèmes, semble être l’animal, l’animal tu en l’homme. Non pas l’animal battu et humilié tel qu’il apparaît dans la littérature depuis Kafka , cette image de l’homme inférieur et de la victime d’une violence collective, mais l’animal comme vérité d’un être en chemin vers la parole. La chasse débute ainsi :

Je tiens le fil j’ai le nez sur la piste

la traque est engagée. A vrai dire

Je suis depuis longtemps sur la trace,

ma voix me tire vers l’avant

J’entends déjà dans le fourré le souffle

régulier des fauves,

& comme sur le papier la main & l’œil suivent

la ligne des signes, je vais - je finirai par

me surprendre & m’entendre (...)

Dans le poème se produit un devenir-image du poète, une démultiplication du moi est provoquée par le retour en soi, dans la mémoire des lieux traversés, des êtres rencontrés et aimés, des épreuves vécues. Auxeméry parle d’un « chasseur d’images-moi » , ce moi étant la proie du chasseur jamais satisfait. Le poète est « animal humain », qui sait reconnaître la source de sa propre écriture dans les œuvres pariétales, comme dans le poème intitulé « Le modelé même de la phrase... » où paraît un homme à tête d’oiseau et où la vérité de l’être est « le corps de l’autre devenu plus soi que soi » . C’est dans « l’inframonde », dans cette grotte couverte de signes mêlant la proie et le regard du chasseur, que surgit la réalité originelle d’un homme-animal, son image étant « inscrite, là / dans la matrice » . Cette matrice n’est toutefois pas une source univoque (dans le sens d’une voix seule), mais ce qu’Auxeméry appelle la « chambre d’échos ».

La chasse est interminable, c’est l’affaire d’une vie. Dans Codex, elle se poursuit, à la recherche des traces de soi, dans l’épreuve d’un effacement que l’écriture a pour charge de reconnaître. Menace, l’effacement est pourtant consubstantiel à l’acte d’écrire (« Rien ne reste de ce qui est écrit » ), et ce qui fait signe dans l’écriture est condamné à devenir trace susceptible de disparaître. De la trace ancienne à la trace nouvelle, ainsi va la poésie. Reliant le fond, le gouffre, à un possible éclaircissement, celui de l’écrit présent, celui d’une lecture future, avant le prochain effacement. Acte infini de lire la trace et d’écrire-tracer, dans l’alternance historique que la vie poétique reprend, reproduit, résume. En cela il y a un lien profond entre le devenir historique du monde, devenir à la fois cosmique, géologique, botanique, animal et humain, et le devenir du poème-trace, car en son fond l’acte poétique est exploration créative du réel en tant que multiplication et renouvellement infini des traces.

La forme même du poème dit cette chasse infinie et cependant limitée dans le temps, partout la forme poétique est en formation, s’exposant comme composition infinie, telle cette suite de Codex intitulé Jazz qui rassemble les figures de musiciens (Bill Evans, Lennie Tristano, John Coltrane, Mingus) dont l’oeuvre musicale est une « forme qui se forme & s’engendre », inépuisable. Jazz I s’inscrit dans cette expérience poétique :

être, autant que possible, être

pour être (se multiplie, chaque note

vouée à partir voir, discerner

où mène toute forme possible, forme

enchaînée, ligne multiple, infiniment

multiple, infinitivement multipliée .

Echos encore, mais dans un effort complexe puisque la recherche du rythme (emploi des coupes et des rejets) et une volonté d’épure sont partout visibles. La voix poétique, en soi proliférante et portée par l’infinitude de sa puissance, s’accordant avec le simple mouvement d’aller, d’imposer un rythme à ce qui dans la perception et la pensée déborde toujours la conscience, le pas permettant de ramener le poème à la mesure d’une humanité enfouie et inconnue, assimilable à l’animalité.
Et c’est en tant qu’il se rythme par la marche (« ainsi marcher s’en aller » est le titre d’un poème de Codex) que le poème d’Auxeméry approche , pas à pas, la bête-soi au fond du gouffre, à l’intérieur, dans l’anamnèse (les nombreux récits de voyage, mexicains, africains, asiatiques), ou bien face à l’animal, au dehors, contemplant dans l’animalité ce qui surgit de vérité humaine et poétique. Ainsi le poème Namutoni, introduits par les mots de Rimbaud. : « ...chargés d’humanité, des animaux même... » . C’est en tant qu’il se rythme et s’épure dans une forme toujours en mouvement qu’il offre une respiration profonde, dans un espace de vérité commun à l’homme et l’animal. Même s’il y a inversion, car la figure consacrée par la tradition est celle de l’homme porteur d’animalité, de l’homme chargé du passé animal refoulé (et c’est ce que nous avions vu dans les poèmes précédents de Parafe). Ici c’est au contraire la bête qui exprime l’homme, qui révèle à l’homme qui observe son humanité nouvelle, redéfinie par la poésie. Renversement vertigineux en un siècle de désastres. Ainsi ce n’est pas au stade animal que l’homme, au vingtième siècle, est revenu ; non, il est advenu à son humanité, par son acharnement à se vouloir ange il n’est pas devenu la bête, mais l’homme, rien d’autre que lui-même, dans l’essence philosophique et religieuse qui lui était assignée par la culture occidentale. Le poème L’arbre, dans Codex, raconte cette fin, cet achèvement plutôt, de l’humanisme. Il se situe au camp de Buchenwald, près de Weimar, ville du classicisme allemand. Là se trouvait un chêne « photographié / par un prisonnier » et qui fut détruit lors du bombardement anglais du 24 août 1944, chêne « sur le tronc duquel / les jeunes Goethe et Schiller avaient inscrit leurs noms » . Dans le poème sont agencées des pensées goethéennes qui figureraient la trace ultime du projet classique d’éducation de l’homme (« il faut bénir les immortels comme s’ils étaient hommes et faisaient en grand ce qu’en petit le juste fait ou désirerait faire » ), tandis que ne subsiste aujourd’hui de ce projet qu’ « un arbre squelette se détachant sur ce ciel très vide » .

Face à cette réalité (dans un recueil récent d’aphorismes Auxeméry écrit que « nous sommes au coeur de l’avalanche d’Adorno » ), c’est dans l’écho infini de la parole poétique que s’essaye une humanité, humanité parfaitement consciente de sa part d’animalité, que symbolise le masque, « la chambre noire la matrice de bois / incurvée vers la face de l’être » . « Composer le masque » ou écrire le poème, c’est, à l’encontre du mouvement historique qui supprime l’homme en le clonant indéfiniment, façonner ce « moule & empreinte vivante du vivant visage » , c’est encore croire malgré tout que l’homme peut avoir un visage.

P.-S.

Texte paru initialement dans le volume Huit études sur la poésie contemporaine, volume 3, Prétexte éditeur.

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