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Paul Nizan - La Conspiration (III) 

jeudi 1er mars 2012, par Paul Nizan

Roman en trois parties distinctes, qui esquisse le portrait d’une génération de jeunes gens. Cinq étudiants en philosophie dans le Paris des années 1920/1930 fondent une revue révolutionnaire sous l’impulsion de Bernard Rosenthal, leur leader, un jeune homme issu de la bourgeoisie. Exalté, ou du moins animé de cette fougue naïve propre à la jeunesse, Bernard entraîne ses amis, Laforgue, Jurien, Pluvinage et Boyé, dans ce qu’il considère être un acte héroïque, une conspiration visant à voler un plan militaire pour le compte du Parti Communiste. L’idée lancée, la réalisation en sera beaucoup moins grandiose et finira par capoter lamentablement.
La seconde partie expose l’éducation sentimentale de Bernard Rosenthal. Exalté comme je l’ai dit, en réaction contre son milieu, une riche famille bourgeoise des beaux quartiers, il s’est lancé dans la révolution pour le côté cour, pour le côté cœur là aussi, ses sentiments pour sa belle-sœur le poussent à la contraindre à quitter son mari pour venir vivre avec lui, d’amour et d’eau fraîche mais libre. Bien entendu, entre le rêve et la réalité il y a un fossé que Bernard, aveuglé par son romantisme révolutionnaire ne peut voir, contrairement à sa belle qui finit par lui écrire « Votre terrible orgueil vous perd, vous qui ne valez pas plus que tous les autres, qui n’êtes qu’un peu différent. » Seul contre tous, Bernard se suicidera.
Enfin, la dernière partie est une confession de Pluvinage, qui explique son parcours et sa trahison. Ses origines modestes, ses complexes vis-à-vis de ses amis plus fortunés, son engagement au Parti Communisme, dans un geste de reconnaissance sociale, et ce qui l’a amené à dénoncer à la police, un dirigeant du Parti.
Nizan écrit un roman intemporel, chronique d’une génération. Ou comment passer de la jeunesse à l’âge adulte, sans renier ses idéaux d’adolescence. Quadrature du cercle, renouvelée sans cesse quand les beaux sentiments s’affrontent aux dures lois de la réalité. Certains tentent le passage en force comme Bernard Rosenthal et y laissent la vie, d’autres plus nombreux passent en louvoyant au prix de compromis plus ou moins honorables, il en est majoritairement ( ?) qui abandonnent avec le temps, jeunesse et idéaux, comme le serpent sa vieille peau au bord du chemin.

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Europe (Paris. 1923)
Europe (Paris. 1923)
Source : Bibliothèque nationale de France

XV

Claude repartit le lundi matin à l’aube. C’était le 2 septembre : comme tous les autres jours, il allait faire beau. Bernard, encore couché, entendait le moteur de l’auto qui tournait dans le silence du petit matin, et, au fond de la campagne, dans les fermes, les cris des derniers coqs qui saluaient le grand jour.

— Tout va recommencer, se dit-il. Nous n’en finirons pas. En bas, le moteur ronfla : Bernard compta machinalement les passages des changements de vitesse. Claude s’éloignait, Bernard se rendormit.

Tout aurait dû recommencer si Bernard avait été capable de retrouver l’ardeur distraite des premiers jours, de ne vivre que pour ses nuits blanches au sommet de La Vicomté, de n’être, au jour le jour, que souvenir et attente de l’ombre. Mais il tombait dans des réflexions sans fin sur l’existence, le destin ; il ne songeait plus qu’à sauver Catherine, à la contraindre à être heureuse selon l’idée qu’il avait du bonheur. C’est ainsi que sont tous les hommes : ils trouvent rarement des femmes qui tolèrent ces bonheurs imposés. Bernard allait tout perdre, s’il pensait déjà à organiser l’avenir, on ne sauve l’amour qu’en l’accueillant les yeux fermés.
Le soir, il rejoignait de nouveau Catherine dans sa chambre : elle l’attendait, étendue sur son lit, elle se disait qu’un soir encore le plaisir allait renaître. Quand Bernard entrait, elle sautait du lit, elle courait l’embrasser, mais il lui disait qu’ils devaient parler. Catherine soupirait, elle s’agenouillait sur son lit ou elle allait s’accouder à la fenêtre, au-dessus de la campagne noire et moite que des éclairs de chaleur illuminaient toutes les nuits.
Bernard marchait de long en large à travers la chambre, pieds nus, et il expliquait à voix basse à Catherine qu’il voulait l’arracher à la complaisance et à la mort, et qu’on ne pouvait accepter la vie qu’en lui posant des conditions, en la dominant par les plus difficiles exigences. Catherine lui demandait enfin ce qu’il attendait d’elle :

— Absolument tout, disait-il. Tout de suite. Pourquoi résistes-tu ?

Catherine résistait comme la vie, passivement.

N’était-elle donc qu’une femme armée pour le plaisir, mais mourant de l’amour du monde, de l’argent, de la considération, du respect ? Bernard s’effrayait de penser que peut-être Catherine était bête et qu’on triomphe de tout, mais non de la sottise, ou qu’elle n’avait aucune envie de quitter son mari, qu’elle le trouvait tolérable depuis qu’un autre homme l’aimait et la vengeait de l’existence de Claude, et qu’elle était capable enfin, comme la plupart des femmes, de jouir d’une vengeance dans le mensonge et le secret.

— Je veux, disait Bernard, que tu n’aies plus que moi, que tu recommences tout. Nous partirons, j’ai un peu d’argent, nous ne serons même pas très pauvres… Rien ne nous écarte l’un de l’autre, pas même un enfant, pas même des devoirs. Tu es libre comme une femme stérile, libre comme une orpheline. Tu ne leur dois rien… Après quelques mois de paresse et d’amour, nous serons devenus des compagnons, des complices, nous pourrons parler par sous-entendus, nous reviendrons. Je recommencerai la lutte, la colère… Tu verras, tu finiras par me suivre, c’est une vie qui donne la joie, tu seras complètement délivrée de ta première et de ta seconde vie…

— Ne me tente pas, répondait Catherine. Je ne sais pas où tu m’entraînes, laisse-moi encore attendre…

— Non, disait Bernard, les vacances ont assez duré. Il est temps que tu abandonnes tout.

Dix ans plus tard, Bernard n’aurait pas fait de projets, il se fût sans doute senti assuré de l’emporter par la patience. Mais un jeune homme se croit si mal établi dans sa vie qu’il veut enchaîner violemment l’avenir, obtenir des gages, des promesses : il est le seul être qui ait le cœur de tout exiger et de se croire volé s’il n’a pas tout. Plus tard, il n’y aura plus que des contrats, des échanges.
Tout paraissait dû à Bernard ; il restituerait un jour tout ce qu’il demandait qu’on lui prodiguât. Il fallait que Catherine s’engageât pour toute sa vie. Pouvait-il ajouter qu’il souhaitait que sa victoire sur son frère et les siens ne fût pas une victoire clandestine, inconnue des vaincus, mais un éclat, une rupture qui fissent de Catherine le témoin public, rayonnant, scandaleux de son triomphe ? Il soupçonnait encore à peine ce secret, il disait seulement :

— Tu ne peux pas rester du côté de ce monde sans colère où tout s’arrange. Où l’argent seul doit rester indivis, où le cœur se partage…

II sentait que Catherine fuyait, que chaque reprise de l’amour où elle l’entraînait la dispensait de répondre à tout et qu’elle ne l’embrassait si farouchement que pour avoir des raisons de se taire.

— Ne sommes-nous pas heureux ? répétait-elle.

— Non, répondait Bernard.

Ces nouvelles nuits blanches étaient pleines d’amertume de temps perdu.
Bernard reçut alors une lettre de Laforgue à qui il ne pensait plus. Philippe écrivait :

« Mon vieux Rosen,

« Tu trouveras jointe à cette lettre ma contribution modeste à la Conspiration : ces plans qui ne manqueront pas de te paraître obscurs comme des croquis de machines volantes de Léonard de Vinci sont commentés par quelques feuilles dactylographiés et par des bleus. Nos amis comprendront ces arabesques techniques. Ces plans sont ceux d’une chaudronnerie modèle qu’on vient d’achever aux ateliers du chemin de fer, que mon père dirige, comme tu sais.

« Je viens de rentrer d’Angleterre où j’ai passé six semaines et où j’ai exploré à pied le district des lacs ; il y a beaucoup à dire sur la Grande Bretagne et sur les Anglais, ce sera, si tu le veux bien, pour la revue.

« La vie de famille manque de flamme et les dîners sous la lampe, avec la bonne en chaussons de feutre dans les coins, de passion. Mon père est de plus en plus réduit à sa condition de polytechnicien et d’ingénieur et j’ignore tout de lui : il faudrait sans doute qu’il soit malade ou soudain foudroyé par un cataclysme social pour que les coquilles éclatent et que l’homme qui les habite fasse son apparition. Il étale en attendant une suffisance insupportable et un orgueil professionnel qui m’accablent. Les soirées sont pleines de discours sur la fabrication des machines, la direction des entreprises et les vices sournois de la classe ouvrière. Ces repas consterneraient les gens de ta famille où la maîtresse de maison ne manque jamais de s’écrier en anglais lorsqu’un convive commence à parler de reports et de terme : Ne parlez pas boutique ! Ma mère est une personne décorative et frivole qui passe son temps à voir des dames de son rang et qui vit assez exactement à Strasbourg comme la femme d’un haut fonctionnaire à Hanoï ou à Casablanca, qui ne fraye point avec les indigènes. Elle a des moments d’attendrissement et je la vois soudain entrer dans ma chambre où elle tient à me border dans mon lit comme quand j’avais dix ans ; ce geste qui n’a pas manqué pendant des années de m’attendrir m’impressionne aujourd’hui beaucoup moins. Tout cela manque de réalité et il est difficile d’aimer passionnément des fantômes ; ils m’inspirent cependant une espèce de pitié que mon père me rend en affection et en mépris.

« J’ai donc pensé à nos projets et comme mon père parlait avec fierté de la chaudronnerie construite sur ses plans et dont il dit qu’elle est la plus moderne d’Europe, je me suis dit qu’il y avait peut-être là un sujet de recherche qui nous intéressait. Personne n’est plus sensible à la flatterie que les hommes du type de mon père et quand je lui ai dit que j’aimerais visiter les nouvelles installations, il s’est étonné de voir un intellectuel abstrait et léger comme moi s’intéresser aux précisions viriles de la technique. J’ai senti renaître en lui un espoir qu’il a quelque temps caressé de me voir devenir après l’agrégation un expert en rationalisation et en taylorisme, quelqu’un comme M. de Fréminville ou M. Le Chatelier, bien que je lui aie expliqué dix fois que je n’avais aucun goût pour ce genre d’espionnage raffiné et ce mouchardage à chronomètre et à règle à calcul. Je n’ai pas besoin de te dire que mon père est de ces commis du capitalisme qui ont été éblouis après la guerre par les nouveaux saint-simoniens, et que Ford lui paraît être le plus grand homme du xxe siècle.

« J’ai visité l’usine et la nouvelle chaudronnerie, qui m’a paru propre et raisonnable. Mon père m’a montré les bleus qui indiquent l’emplacement des machines, l’ordre des opérations et les graphiques types de la réparation totale des locomotives ; il m’a beaucoup parlé de tubes, de plaques d’enveloppe et d’entretoises. Tout cela était au fond d’un classeur, et déjà poussiéreux. Comme le classeur était sans clef, je me demande si ces papiers sont vraiment sensationnels, mais j’ai estimé que je devais à notre projet une collaboration au moins symbolique et j’ai profité d’une nouvelle visite à l’usine pour rester seul dans le bureau de mon père et y prendre les plans et les graphiques. Cet acte contraire à toutes les valeurs filiales m’a paru tout à fait naturel. En voici les résultats. Je te les confie. Donne-moi de tes nouvelles. Je pense que La Vicomté où tu broutes n’est pas beaucoup plus drôle que la villa de Grafenstaden et les rues de Strasbourg. À toi. »

Bernard s’étonna de découvrir que cette lettre ne lui portait pas le moindre coup, il s’effraya pourtant un peu en pensant qu’une idée qu’il avait lancée dans l’enthousiasme et à laquelle il avait cessé de tenir, pouvait encore produire des conséquences et mener une espèce d’existence autonome. II se dit qu’il faudrait réfléchir, mais qu’il avait autre chose à faire et que l’amour de Catherine était plus important que tous les complots de jeunesse. Il relut la lettre de Laforgue et trouva qu’elle rendait un son enfantin : c’est qu’une femme venait brusquement de lui donner l’âge d’homme. Il rangea les papiers de Laforgue dans un tiroir et s’efforça de les oublier. Mais comme il éprouvait un malaise confus chaque fois qu’il pensait qu’il aurait dû répondre à son ami et que cette réponse ne venait toujours pas, il alla enfin expédier un télégramme au bureau de poste de Grandcourt :

— Bien reçu lettre. Merci. À bientôt.

Cette dépêche le mit en paix avec lui-même ; Laforgue se demanda ce que le télégramme cachait. Il ne pouvait encore deviner que Rosenthal voulait se reprendre, acceptait que ses amis pussent croire qu’il les avait trahis, et qu’il s’écriait déjà avec un mouvement intérieur de défi :

— Et après ? Ils ne peuvent pas savoir combien on puise de forces dans l’état de distraction qu’engendre l’amour. Je consens à renoncer à tout, au plaisir même de l’influence. Qu’ils grandissent sans moi !

XVII

— Ça va lui faire un de ces petits réveils, dit l’un des commissaires.

— Il n’aura rien à dire, répondit un inspecteur, il aura dormi plus tard que nous.

Les policiers se mirent à rire.

Ils se sentaient en train, parce qu’ils allaient arrêter un homme qu’ils cherchaient depuis un réquisitoire du Parquet qui remontait tout de même au 5 juillet, et parce qu’il faisait encore, bien que le mois d’octobre fût avancé, un temps d’été. Il aurait fait un temps d’été s’il n’y avait pas eu au-dessus de la vallée de la Seine une de ces brumes qui annoncent les gelées et les levers de soleil rougeoyants de l’hiver, mais on vivait cette année-là dans l’étrange suspension de la mort qui se reproduit tous les trois ou quatre ans, pendant laquelle les arbres gardent leur couronne de feuilles jusqu’à un coup de vent ou à une nuit de gel qui arrache d’un coup toutes les cargaisons de leurs branches.

Les policiers en civil arrivés de Paris, et les gendarmes de Saint-Germain regardaient la maison endormie. Les chauffeurs des autos de la préfecture étaient descendus de leurs sièges. Le directeur du contrôle des recherches dit que c’était le moment et marcha vers la grille : il sonna. Comme le silence sans bornes du matin régnait autour d’eux et que tout bruit était parfaitement amorti sur le fleuve par les plumes du brouillard, la sonnerie trembla assez loin dans la campagne. Le directeur poussa la grille et une petite pluie tomba sur lui des feuilles de la glycine ; les commissaires le suivirent. Au premier étage une fenêtre s’ouvrit. Régnier se pencha et passa les doigts dans ses cheveux.

— Police, dit le directeur.

— Non ! dit Régnier.

La porte s’ouvrit. Le directeur et les commissaires disparurent.

Les inspecteurs et les gendarmes regardaient toujours la maison et ils devinaient un grand remue-ménage intérieur.

— Ça va se passer gentiment, dit un inspecteur.

— Les arrestations politiques, dit un de ses compagnons, ça n’est pas toujours facile à réussir, mais quand on tient son type, c’est dans le genre doux.

Il leur fallut attendre. Peut-être vingt-cinq minutes ou une demi-heure. Les policiers fumaient et regardaient le paysage pour y reconnaître de loin Le Vésinet, Bezons, Sannois, Rueil et Nanterre. Le temps s’éclaircissait, la brume se levait.

— C’est long, là-dedans, dit un gendarme.

— Monsieur prend son bain, répondit un inspecteur. Ou il apprend par cœur le mandat d’amener.

À la fin, la porte de la maison s’ouvrit ; le prisonnier parut le premier, le directeur suivit, puis les deux commissaires. De la porte à la grille, il y avait un chemin pavé entre les parterres. Ils s’engagèrent sur les cailloux ronds cimentés ; le directeur marchait derrière le prisonnier et comme il jugeait humiliant de ne pas marcher au moins sur la même ligne que lui, il fit un petit changement de pas et s’enfonça dans la terre molle d’un parterre de géraniums. Le prisonnier était beaucoup plus grand que le directeur. Régnier descendit en courant les trois marches du perron : il avait passé un pardessus par-dessus son pyjama et jeté sur ses épaules le plaid qu’il avait demandé à sa femme le jour de la visite de Rosenthal. Il arriva jusqu’aux autos et prit le bras du prisonnier.

— Je ne me pardonnerai jamais cette arrestation, dit-il.

— Mais tu n’y es pour rien, mon pauvre vieux, répondit l’autre. Nous n’en mourrons pas. Et il se mit à rire sans retenir les éclats de sa voix.
— Montez, dit un commissaire.

Un inspecteur sortit de la maison avec la valise de l’homme qu’on venait d’arrêter et vint la jeter dans la voiture aux pieds du directeur qui lui dit de faire attention. Les voitures se mirent en route dans la direction de Saint-Germain.

— Où allons-nous ? demanda le prisonnier. Si ce n’est pas violer le secret professionnel.

— À Versailles d’abord, au Parquet, à Paris ensuite, et pour finir rue de la Santé.

— L’excursion sera bien agréable aujourd’hui, dit le prisonnier. Vous aimez la campagne ?

— Non, dit le policier.

— Et vous croyez au complot pour lequel vous m’arrêtez ? demanda l’hôte de Régnier.

— Si je n’y croyais pas, je ne serais pas là, dit le directeur.

— Vous m’étonnez, dit le prisonnier.

Devant la grille, sur la route, Régnier n’était plus qu’un petit homme qui agitait maladroitement le bras.

Le directeur était assez content de lui, il se disait que le réquisitoire du Parquet au juge d’instruction le 5 juillet contenait cent vingt-deux noms et le réquisitoire supplétif du 18 octobre trente-deux et qu’après l’arrestation de Vaillant-Couturier à Voulangis, le 14 septembre et celle de Monmousseau, le 15 place Clichy, il ne restait plus en liberté que l’homme qu’il entendait respirer légèrement à côté de lui, qui était Carré, membre du Comité central du parti communiste, inculpé de complot contre la sûreté extérieure de l’État. Carré soupira et dit :

— On n’est jamais assez matinal…

Les voitures disparurent dans la forêt de Saint-Germain.

Il n’y avait pas tout à fait un mois que Carré habitait la maison de François Régnier où il était arrivé un matin avec sa valise pour demander à Régnier s’il voulait de lui ; Régnier lui avait simplement répondu de s’installer. Une si prompte réponse ne peut surprendre que ceux qui ignorent tout des relations viriles. Parmi les liens qui lient les hommes, ceux de la guerre sont forts : Régnier pouvait demander à Carré :

— Te souviens-tu du 20 octobre 17 devant Perthes-les-Hurlus ?

Carré répondait qu’il se souvenait. II était avec Régnier dans un rapport moins étroit qu’avec ses camarades du parti – les fidélités de parti sont plus puissantes que les fidélités de la mort et du sang – mais il savait enfin qu’il pouvait demander à Régnier ce qu’on a le droit d’exiger d’un homme de qui on a été dans une guerre le témoin.

Carré avait beaucoup vagabondé en France depuis les arrestations du mois de juillet et son entrée dans l’univers difficile mais exaltant de l’illégalité. Il avait par hasard pensé à Régnier, dans une rue de Marseille, en voyant dans une vitrine le dernier livre de son compagnon de la Somme, à un moment où le parti lui demandait de revenir dans la région de Paris. Depuis son arrivée, Carré et Régnier qui s’étaient revus sept ou huit fois depuis dix-huit, avaient fait de nouveau connaissance, en parlant : c’étaient des hommes qui avaient des sujets de conversation.

Le communisme n’était pas seulement pour Carré la forme qu’il avait donnée à son action, mais la conscience même qu’il avait de lui-même et de sa vie ; sa rencontre avec Régnier lui donna des occasions d’exprimer des valeurs personnelles si profondes qu’il ne pensait pas plus à les remettre en question que les battements de son cœur. Rien ne troublait plus profondément Régnier que cette coïncidence d’une politique et d’un destin, cet agencement qu’il désespérait d’atteindre jamais entre l’histoire et l’homme : il posait des questions.

Ces entretiens se tenaient dans le jardin, sous des pommiers, quand Carré avait achevé son travail du jour, à l’heure où il était détendu, où il fumait et parlait, en passant sans cesse sa main dans la barbe qu’il avait laissée pousser et où paraissaient déjà des poils gris. Régnier lui demandait :

— Je ne comprends pas, le monde dont tu arrives me paraît à peu près impénétrable. Explique-toi.

— Ce n’est pas simple, répondait Carré. Des gens comme toi, qui pensent avoir tout lu, ne voient dans le communisme qu’un système d’idées parmi tous les autres. Comme s’il y avait des boîtes à étiquettes, la boîte socialisme, la boîte fascisme, la boîte communisme, entre lesquelles vous choisissez pour des considérations d’affinités, d’esthétique, d’élégance, de rigueur logique. Le communisme est une politique, c’est aussi un style de vie. C’est pourquoi l’Église nous redoute et nous mesure sans cesse, bien que nous ne soyions pas anticléricaux et que nous n’ayions que faire de M. Combes ; elle sait que le communisme joue comme elle sur la certitude d’une victoire absolument totale. Aucune doctrine n’est moins pluraliste que le marxisme.

— Mais toi ? demandait Régnier. Les idées générales ne m’apprennent rien.

— Je suis communiste depuis le Congrès de Tours, pour des quantités de raisons, mais il n’y en a pas de plus importante que d’avoir pu répondre à cette question : avec qui puis-je vivre ? Je peux vivre avec les communistes. Avec les socialistes non. Les socialistes se réunissent et parlent politique, élections, et après, c’est fini, ça ne commande pas leur respiration, leur vie privée, leurs fidélités personnelles, leur idée de la mort, de l’avenir. Ce sont des citoyens. Ce ne sont pas des hommes. Même maladroitement, même à tâtons, même s’il retombe, le communiste a l’ambition d’être absolument un homme… Le plus beau temps de ma vie a peut-être été l’époque où je militais en province, où j’étais secrétaire d’un rayon. Il fallait tout faire, c’était un pays qui naissait ou qui renaissait, le comité de rayon faisait un boulot comme dans Balzac le médecin de campagne. En plus sérieux. Un communiste n’a rien. Mais il veut être et faire…

— Je ne vois toujours pas comment toi, un intellectuel, quelqu’un de descendance critique, disait Régnier, tu peux accepter une discipline qui s’étend jusqu’à la pensée. J’achoppe toujours sur cette pierre.

— Invincible libéral, répondait Carré, infidèle à l’homme. Vous mettez toutes choses sur le même plan. Vous êtes perdus d’orgueil, vous voulez avoir le droit d’être libres contre vous, contre vos amours mêmes. Chaque adhésion vous paraît une limitation. Vous avez immédiatement envie de vous déjuger pour vous démontrer que vous êtes libres de rejeter ce que vous veniez d’embrasser. Et fiers avec ça et gœthéens : « Je suis l’Esprit qui toujours nie… » Quand cessera-t-on de vivre avec l’idée qu’il n’y a de grandeur que dans le refus, que la négation seule ne déshonore pas ? La grandeur n’est pour moi que dans l’affirmation… II est vrai que tel jour, telle nuit, j’ai pu me dire : le parti a tort, son appréciation n’est pas juste. Je l’ai dit tout haut. On m’a répondu que j’avais tort, et j’avais peut-être raison. Allais-je me dresser au nom de la liberté de la critique contre moi-même ? La fidélité m’a toujours paru d’une importance plus pressante que le triomphe, au prix même d’une rupture, d’une de mes inflexions politiques d’un jour. Ce n’est pas de petites vérités au jour le jour que nous vivons, mais d’un rapport total avec d’autres hommes…

Ils poursuivirent longtemps ces dialogues : au bout de quinze jours, Régnier commençait à se faire une idée d’un monde dur et enviable où il ne lui semblait toujours pas possible d’entrer.

Peu après l’arrestation de Carré, Régnier écrivit à Rosenthal qu’il souhaitait le voir, et qu’il s’agissait d’un sujet grave qui concernait l’un de ses visiteurs du début d’avril. Rosenthal, qui venait de retrouver Catherine et qui se débattait contre elle, eut un mouvement d’impatience en lisant la lettre de Régnier : la rentrée soudaine de tout ce qu’il avait passionnément embrassé six mois plus tôt, lui paraissait le détourner odieusement de l’essentiel. Il pensa cependant qu’il n’était pas question de se dérober sans se préparer des remords dont il aurait horreur : il prévint Laforgue, qu’il avait beaucoup négligé pendant tout son séjour à La Vicomté, et qui venait de lui annoncer son retour à Paris, en se disant qu’il allait satisfaire à la fois aux commandements du devoir et à ceux de l’amitié, et faire d’une pierre deux coups.

— Te souviens-tu, dit Laforgue dans le train électrique qui les emmenait à Maisons-Laffitte, de notre débarquement à Mesnil-le-Roi, il y a sept mois ? J’ai comme une vague idée que nous n’avons pas extraordinairement progressé dans la mise en train de la Conspiration, parce que l’aventure Simon et la chaudronnerie paternelle mises à part…

— Nous perdons un temps effrayant, répondit Bernard. Il y a eu ces trois mois de vacances qui suspendent tout, il va falloir s’y remettre. Et peut-être réviser le principe même de la Conspiration, comme tu dis… Heureusement que la revue n’a que neuf numéros par an…

— À propos de Conspiration, dit Laforgue, as-tu au moins transmis les premiers trucs à qui de droit ?

— Je t’en prie, dit Rosenthal.

— Bien, dit Laforgue.

François Régnier leur fit un bref récit de l’arrivée, du séjour et de l’arrestation de Carré, qui venait de le bouleverser : il eût souhaité que sa maison fût un inviolable asile. Que le monde ne vînt pas mourir au bord de sa coquille lui paraissait intolérable. Il y avait comme en avril du feu dans la cheminée et la plaine était aussi grise du côté du Vésinet. Laforgue se disait :

— C’est terrible. Nous n’avons pas bougé d’un pas depuis sept mois. Tout dort encore. Il ne s’est rien passé.

Rosenthal, qui ne pensait qu’à Catherine, regardait la salle à manger comme un décor oublié depuis des années les ruines d’une ancienne vie. Tout lui semblait étrange, il se sentait l’enfant d’un nouvel univers, beaucoup moins poussiéreux, d’un monde de cristal.

François Régnier expliqua alors qu’il devait leur faire part d’un soupçon qu’il était incapable de garder pour lui, bien que toute l’affaire ne le concernât pas ou ne le concernât que comme le maître offensé d’un refuge. Il leur dit que pendant tout le temps de son séjour, Carré, qui avait vraiment pris toutes les précautions que sa situation illégale commandait, n’avait été vu par personne que par lui et par Simone dont il ne doutait pas plus que de lui-même – jusqu’à une visite bizarre de Serge Pluvinage, peu de jours avant l’arrestation de Carré.

— J’ai donc vu arriver une après-midi votre ami Pluvinage. Je ne tirerais aucune conclusion de cette visite dont je ne vois absolument pas les motifs et qui était peut-être commandée par ces mouvements inexplicables et romanesques qui entraînent les gens de votre âge si Pluvinage, puisque Pluvinage il y a, n’avait pas eu un drôle d’air, beaucoup plus singulier que son nom d’oiseau pluvieux et de singe d’Alfred Jarry. Vous me direz que ce soupçon ne tient pas debout du point de vue du romancier, puisque enfin cela revient à juger l’homme sur sa mine et son cœur sur ses signes extérieurs de vertu, ce qui manque de sérieux, mais enfin votre camarade a très exactement pour un esprit non prévenu une gueule de faux témoin et d’agent double qui inspirerait sur le champ la méfiance à des amis moins passionnés que vous… J’ai eu l’impression qu’il avait des choses à me dire et j’ai attendu la remise d’un manuscrit ou des confidences que je prévoyais, mais qui ne venaient toujours pas. Sur quoi, Carré est descendu de sa chambre. Votre Pluvinage s’est écrié que c’était Carré, qui a eu l’air assez irrité d’être reconnu par ce personnage. Dix minutes après, Pluvinage est parti après avoir considérablement bredouillé… De sorte que je me demande… Vous m’entendez bien, peut-être qu’il n’y a rien du tout, que Pluvinage est un brave et un candide, mais il y a tout de même une singulière coïncidence entre la visite de ce jeune homme assez louche et l’arrestation dont je ne me console pas de mon ami Carré… Peut-être ne s’agit-il que de bavardages, d’imprudences, j’hésiterai toujours à croire un homme capable d’une dénonciation… Vous me trouverez naïf, mais les dénonciateurs me paraîtront toujours tellement plus rares que les meurtriers que je n’en reviendrais point d’en avoir approché un… Mais comme cette visite est le seul fait suspect, l’occasion possible… L’assurance des types de la police était trop nette pour qu’ils ne fussent pas sûrs de leur fait, et leur air de modestie infaillible et triomphante qui donnait envie de gifler quelqu’un annonçait des gens informés par une dénonciation… Enfin, voilà tout ce que je voulais vous dire… Vous devez être beaucoup plus familiers que moi avec toutes ces choses : à votre place, je ferais quelques discrètes recherches…

Rosenthal et Laforgue pensèrent qu’ils n’avaient pas revu Pluvinage depuis leur retour à Paris, mais que cette absence de Serge n’était pas mystérieuse, puisque les vacances n’étaient pas terminées et que Serge n’était pas forcé de savoir qu’ils étaient rentrés avant la réouverture de la Sorbonne et la reprise des cours rue d’Ulm. Ils furent cependant étonnés de découvrir que le soupçon de Régnier ne leur parût pas d’abord monstrueux.

— Prenons garde, dit Bernard. Nous n’avons jamais rien eu jusqu’ici contre Pluvinage que sa tête, et je ne sais quelle vague servilité assez désagréable envers nous, son côté flatteur, officieux…

— Il ne faudrait pas non plus oublier, dit Laforgue, que Serge est membre du parti… Il a dû adhérer vers le mois de mai… Tu te rappelles, nous étions stupéfaits que le premier d’entre nous à franchir le pas fût justement celui qui paraissait le moins sûr, le plus ambigu… Mais enfin, il me semble grave de soupçonner d’une trahison quelqu’un qui a eu avant nous le courage de s’engager, de faire le saut…

Mais à cet âge, rien n’étonne : les plus violentes révélations sur le caractère d’un homme paraissent naturelles. On a un faible pour les monstres qui confirment une idée théâtrale de la vie, les êtres unis semblent monotones et faux. Enfin, ces soupçons, s’ils se confirmaient, promettaient à Bernard et à Philippe des occasions de parler en justiciers et de se trouver purs : pendant trois jours, Bernard en oublia Catherine.

Ils convoquèrent Pluvinage à l’École Normale où Laforgue s’était installé dans un désert de couloirs, de salles, de dortoirs silencieux. Le jour du rendez-vous, en attendant Pluvinage, ils parlaient de lui.

— Ce serait tout de même affreux, disait Laforgue.

— Je crains que notre lettre n’ait été un peu dure de ton, dit Rosenthal. Il sera alerté, s’il y a quelque chose.

La porte s’ouvrit, Pluvinage entra comme un chat, Rosenthal et Laforgue se turent brusquement et se demandèrent s’il les avait écoutés à travers la porte avant d’entrer. Un incident étrange leur donna le courage de se jeter presque immédiatement à l’eau : dès que Pluvinage fut dans la pièce, il se retourna brusquement et ferma la porte au verrou. Bernard lui demanda pourquoi il fermait ce verrou, Pluvinage nia qu’il l’eût fermé et sans doute ne mentait-il point : il ne s’était point aperçu de son geste.

— Soit, dit Laforgue. Curieux acte manqué ! Est-ce qu’on te poursuit ?
La conversation s’engagea mal, traîna : allaient-ils parler du temps qu’il faisait ? Rosenthal se décida, il croyait aux vertus de la brutalité.

— Ne tournons pas autour de l’histoire, dit-il. Ni Laforgue ni moi ne t’avons demandé de venir pour échanger des idées sur les vacances, la pluie ou la phénoménologie allemande. Voici ce qu’il y a. Tu es au fait de l’arrestation de Carré, le militant du Comité central du P. C, à Mesnil-le-Roi, chez Régnier ?
Pluvinage regarda du côté de la fenêtre, devant laquelle s’agitaient les cîmes noires des arbres en bordure de la rue Rataud, et dit qu’il avait appris cette arrestation par les journaux, peu de temps après celles de Vaillant-Couturier et de Monmousseau.

— Bien, dit Rosenthal. Régnier, qui nous a raconté une singulière visite que tu lui as faite, un peu avant cette arrestation, te soupçonne de porter, par maladresse ou par dessein la responsabilité de cette opération de police. Que dis-tu ?

Serge ne dit d’abord rien et alla s’accouder à la fenêtre. Un pigeon marchait dans la gouttière. Serge dit enfin à voix basse :

— Et vous avez jugé que le soupçon de ce salaud tenait ?

— Nous n’avons rien jugé, dit Laforgue. Nous te demandons.

— Vous ne vous êtes pas dit que vous me connaissez depuis des années, que vous savez comment je vis, que je suis membre du parti ? Vous n’avez pas éclaté de rire au nez du Grand Écrivain ?

Rosenthal répondit qu’il fallait examiner les moindres sujets de doute jusqu’au bout, qu’aucune camaraderie n’est au-dessus de la révolution et qu’il y avait en effet entre la visite à Carrières et l’arrestation une relation de coïncidence qui obligeait au moins à poser la question. Il eut sur les lèvres les règles de Stuart Mill, mais pensa que ce rappel serait odieux dans des circonstances aussi graves. Pluvinage lui dit qu’il avait toujours été moraliste et qu’il continuait à être ignoble comme un moraliste, et il prononça le mot de pharisien, qui parut d’un extrême mauvais goût à Rosenthal et à Laforgue, qui faillirent parler avec dérision de sépulcres blanchis. Ils pressèrent encore Serge sans éveiller autre chose que sa colère. Serge leur dit avec un bon sens apparent qu’il n’y a point de preuves des choses négatives et qu’il ne pouvait que dire non et révoquer en doute leurs soupçons ; il ajouta qu’il leur donnerait s’ils le souhaitaient sa parole d’honneur, mais qu’une parole d’honneur n’administre pas mieux la preuve qu’une simple négation et qu’il voyait bien qu’ils étaient résolus à lui refuser leur confiance.

— Il faut pourtant savoir ! s’écria Rosenthal.

— Aucune chance, dit Laforgue. Pluvinage a raison. Nous croyons ou ne croyons pas, mais nous n’aurons jamais que des certitudes morales.
Pluvinage partit en claquant la porte, après avoir tâtonné sur le verrou qu’il avait fermé au début de la rencontre.

Rosenthal et Laforgue attendirent plusieurs jours qu’il reparût : il ne revenait pas, ne donnait pas signe de vie. À mesure que le temps passait, ils rassemblaient des souvenirs qui justifiaient tous le soupçon. L’accusation prenait corps, paraissait peu à peu évidente : Serge innocent fût revenu vers eux. Cette absence, ce silence qui duraient les rassuraient lentement. Ils se demandèrent enfin ce qu’ils devaient faire, sans l’ombre d’une preuve réelle, avec de fortes présomptions de sentiment : ils hésitaient à tenter une démarche au parti.

— De quoi aurons-nous l’air ? demandait Laforgue. On ne s’amène pas chez les gens, à moitié étranger à eux, pour leur dire : vous savez, votre fils est probablement un voleur, un escroc…
Ils se décidèrent pourtant à écrire au secrétaire du parti, en rapportant la conversation avec Régnier, leurs soupçons, les dénégations de Pluvinage. Quand ils eurent achevé la lettre, ils la trouvèrent digne et se sentirent soudain la conscience en repos : rien au monde n’est plus lourd que la nécessité de juger, ils étaient allégés enfin de ce fardeau.

— Quand on y pense, dit un jour Rosenthal, cette dénonciation ne nous a paru étrange que parce que nous pensions au caractère phénoménal de Pluvinage, mais il y a sans doute beaucoup à dire sur son caractère intelligible. Oui n’est pas double ?

Laforgue trouva cette parade de foire révoltante et dit à son ami :

— Pas de kantisme, je t’en prie ! Peut-être avons-nous agi comme des salauds…

XVIII

Personne n’osait regarder Bernard en face.

— Le conseil de famille est raté, se dit-il. Ils ont peur de moi. Ils se demandent encore s’ils vont m’élimincr ou me digérer. Serai-je trop dur pour mes carnivores ?

II les regardait, établis dans leurs poses de juges, Mme Rosenthal assise, les mains à plat sur les genoux, immobile, dans un fauteuil Louis XV, devant le petit bureau de marquetterie sur lequel elle écrivait ses lettres et vérifiait les comptes de ses œuvres et de sa cuisinière, M. Rosenthal, debout derrière le rempart du piano, son torse éclairé par une grosse lampe, la face dans l’ombre, Claude derrière sa mère, les mains au dossier du fauteuil, comme un écuyer. Les circonstances sentaient trop le drame pour qu’on eût allumé toutes les lampes ; le grand salon était plongé dans la pénombre comme s’il y avait eu une panne de secteur, qu’on eût apporté de l’office une seule lampe. Et au fond de cette demi-nuit domestique où les radiateurs cognaient, comme une exilée de la jeunesse, de l’été, dans une robe bleu pâle, Catherine était assise, la nuque sur le bois cannelé du canapé ; elle avait croisé les jambes, ses bas brillaient, elle fumait.

Jamais Bernard n’avait éprouvé un pareil sentiment de triomphe. La veille, Claude, qui avait envie de « faire le tour du propriétaire » dans l’appartement de la place Edmond-Rostand, qu’il ne connaissait pas, était arrivé chez son frère. Il était entré dans la chambre de Bernard où Catherine, qui s’y était endormie une heure plus tôt, venait de s’éveiller. Il avait pâli, il n’avait pas dit un mot, il avait simplement fui. Catherine avait bondi, s’était enfuie à son tour dix minutes plus tard. Depuis la veille, à cinq heures de l’après-midi, depuis vingt-cinq heures, Bernard était resté seul, attendant.

— Dieu merci, pensait-il, le temps de la ruse est fini. On est dans le drame. II va bien falloir qu’ils en sortent…

Sa mère lui avait demandé au téléphone de venir avenue Mozart, elle avait dit de sa voix blanche :

— Ton père, ton frère et moi avons à te parler. Bernard jouait sa première grande partie. Catherine en était l’enjeu, et, avec elle, l’enfance, l’avenir, l’amour, l’espoir.

Il était d’une génération où l’on confondait presque toujours les succès de l’amour avec ceux d’une insurrection : toutes les femmes conquises, tous les scandales paraissaient des victoires sur la bourgeoisie ; c’était mil huit cent trente. Bernard était persuadé que l’amour est un acte de révolte, il ne se doutait pas qu’il est une complicité, une amitié, ou une paresse.

— Si je leur arrache Catherine, se dit-il, je suis définitivement sauvé. S’ils la gardent, que ferai-je de ma défaite ?

Catherine ne bougeait toujours pas. Peut-être rêvait-elle, peut-être tremblait-elle d’impatience, d’angoisse, peut-être attendait-elle simplement que ce cérémonial eût pris fin.

— Toute sa force est dans son ennui, pensa Bernard. Même contre moi. Va-t-elle m’abandonner ? Passer à l’ennemi ? Quand elle a fui hier soir, faisait-elle son choix ?

Il ne voulut penser qu’à combattre : un combattant est toujours délivré. Il regarda son frère, sans haine pour la première fois peut-être depuis vingt ans ; la gêne, l’étrange angoisse qu’il avait toujours éprouvées devant lui venaient de s’évanouir. Il était enfin guéri des siens par le scandale, le grand jour, il les avait enfin contraints à entrer avec lui dans le monde sans mensonges, le monde impoli de Caïn et d’Abel, d’Étéocle et de Polynice, des Sept Frères contre Thèbes, dans le monde de la tragédie. Claude était écrasé et avait bien l’air : tout s’effondrait, la tradition de la famille, l’aînesse, l’amour fraternel ; l’entrée de l’imprévu dans l’ordre Rosenthal le faisait douter de sa raison et de ses yeux.

— Qui osera parler ? se demanda Bernard. Ils auraient tort de croire que je vais commencer… Ma mère sans doute, la femme des grandes circonstances.

Bernard s’assit. Le silence était naturellement intolérable. On entendait de temps en temps un bruit de verrerie qui arrivait de la salle à manger : la femme de chambre mettait le couvert. Même s’il y a un mort dans une maison, il faut manger. Mme Rosenthal dit assez bas :

— Bernard…

— Allons donc, se dit-il, je savais bien…

— Bernard, tu sais sans doute que nous savons. Claude nous a tout dit.

Catherine s’est confessée. Nous avons voulu te parler, devant elle.
Bernard regarda Catherine, qui ne bougeait toujours pas, qui ne fumait même plus. La fumée de sa cigarette montait droit, puis tremblait à une onde lointaine de la voix de Mme Rosenthal.

— Je suppose, disait-elle, qu’il n’y a aucune morale à te faire…

— Il n’y en a pas, dit Bernard.

— Tais-toi, dit Mme Rosenthal. Tu es une espèce de monstre. Tu me fais horreur. Et je te prie de ne pas nous défier.

— Bien sûr, dit Bernard.

Mme Rosenthal éclata en sanglots et perdit la face en sentant qu’elle devait renoncer à tout pouvoir sur son fils. Quand elle put parler, elle soupira :

— Moi qui espérais presque qu’en nous voyant, tu comprendrais l’horreur de ta conduite… que tu aurais au moins un bon mouvement, un cri de regret. Il n’y à plus rien à attendre de toi, mon pauvre enfant…

— Attendre quoi ? dit Bernard qui jeta encore un regard vers Catherine, surprit l’ombre d’un sourire qu’elle effaça, et se dit : elle les voit encore avec mes yeux ! Quel bon mouvement ? Que je me jette aux genoux de Claude ? Comme je n’imagine pas qu’il puisse jamais me pardonner, je ne vois pas ce que nous pourrions faire dans le genre attendrissement, moralité et larmes collectives… Et comme je ne regrette exactement rien…

— Salaud ! s’écria Claude, qui fit un mouvement et serra le dossier du fauteuil de sa mère.

— Claude, dit Mme Rosenthal.

M. Rosenthal, qui n’en pouvait plus sortit brusquement et claqua la porte, sa femme haussa les épaules.

— Nous avons donc très peu de choses à nous dire, dit Mme Rosenthal. Personne ne doit rien savoir de nos drames. Catherine restera avec son mari…

Elle regarda du côté de Catherine, qui inclina la tête, Bernard pensa que c’était impossible, qu’on était dans la folie et que ce tribunal familial était ignoble.

— Tu vivras de ton côté, poursuivit sa mère, comme tu as commencé. Ton père te versera ta mensualité. Si tu le souhaites, tu viendras ici, quand tu voudras, tu es notre enfant, je m’arrangerai pour que tu n’y rencontres ni ton frère ni sa femme. II n’y aura aucune rupture publique : je ne tolérerai pas le scandale. Plus tard, nous verrons…

— Le temps n’arrange rien, dit Bernard. Ne faisons pas de projets. Est-ce tout ?

Était-ce tout ? Il attendit encore. Personne ne criait ? Personne ne s’élançait sur lui ? Il avait eu un moment d’espoir quand Claude l’avait traité de salaud. C’était fini, ils se taisaient tous, ils se mettaient en boule, ils amortissaient le coup.

— Espèrent-ils que je vais me rouler à leurs pieds, ou pleurer ? J’ai l’air d’un imbécile, il ne se passe rien. Pas de tragédie. Pas de comédie larmoyante. À peine un drame bourgeois, du mauvais Diderot, ce moyen terme…
Bernard se leva et marcha au fond du salon vers Catherine. La cigarette de Catherine, presque complètement consumée, fumait encore dans le cendrier. C’était le temps de la résolution. Catherine le regardait venir, elle redressa le buste, croisa les doigts. Mme Rosenthal se leva. Claude retenait son souffle.

— Partons, Catherine, dit Bernard. Viens mettre ton manteau…

Catherine leva les yeux et regarda Bernard.

— Allez-vous en, dit-elle.

— Va-t-en, dit Mme Rosenthal.

Tout le monde commença à bouger, Catherine décroisa ses jambes et ses doigts, s’abandonna contre le dossier, ferma les yeux. Claude embrassa sa mère, Bernard sortit.

XIX

Les jours passaient ; Bernard ne retournait pas avenue Mozart, où sans doute, pensait-il, ils se disaient, tous que le moment le plus dur était loin, qu’après un amortissement ambigu des passions, la vie recommencerait.
On prenait des précautions contre lui : il n’arriva pas à revoir Catherine, à lui parler. II se heurta à cet affreux rempart des regards dérobés des femmes de chambre : Catherine n’était jamais là. Il écrivit des lettres, sans en attendre de grands effets, des messages perdus, en se disant qu’une lettre se déchire ou s’oublie, qu’il eût fallu sa voix, sa colère, l’éloquence du cœur, sa présence, son corps. Avec quelle effrayante aisance obéissait-elle donc aux conditions de son pardon ? Se disait-elle simplement qu’elle l’avait échappé belle ?

Bernard reçut enfin une lettre de Catherine, en novembre. Elle le suppliait de ne plus écrire, de ne plus chercher de rencontres.

— Comprenez, écrivait Catherine, que je ne veux simplement plus vous revoir. Mon pauvre Bernard, je ne suis pas faite pour vos défis et pour votre amour des orages : vous en exigiez trop d’une femme pareille aux autres.
Vous êtes terrible, vous voulez tout d’une femme, vous n’aurez jamais rien. Pendant des semaines vous m’avez aveuglée sur vous, sur moi, sur votre mère, sur mon mari et c’est fini, voilà tout, je suis réveillée, je revois clair. Ils ont été simplement parfaits : comment aurais-je pu deviner que Claude fût capable de dignité ?

Votre terrible orgueil vous perd, vous qui ne valez pas plus que tous les autres, qui n’êtes qu’un peu différent. Ce drame est arrivé parce que vous l’avez voulu : je me suis demandé, je me demande encore si vous n’aviez pas vous-même averti mon mari, si vous ne l’avez pas délibérément conduit jusqu’à la chambre où je dormais… Je ne sais comment je vous ai si faiblement résisté, comment je n’ai pas compris cet été même que vous croyiez m’aimer quand je n’étais pour vous que l’occasion de vous venger des vôtres. Comme vous respirez aisément dans le scandale ! Moi pas. Il me semble que je suis en convalescence…

Peut-être nous reverrons-nous un jour. Tout s’oublie. Oubliez-moi encore, pensez à vous.

Bernard se dit avec rage que Catherine s’était rangée avec le parti de l’ordre contre lui. Quel pouvoir de retraite et d’oubli !

— Moi, pensait-il, je n’oublie rien de son corps… Et il n’y a pas d’autre vérité qu’un corps.

Il est difficile de consentir au désespoir, à la reconnaissance des choses finies. L’amour a la vie dure comme la vie : cette lettre qui tombait du ciel rétablissait une espèce de lien, les adieux de Catherine paraissaient moins cruels que son silence ; peut-être n’avait-elle rien oublié, peut-être avait-elle été seulement paresseuse, lâche, dupée. Il fallait que Bernard crût que Catherine mentait : il pouvait confondre des mensonges, mais non l’oubli. On vainc les maladies, non la mort. Il imaginait avenue Mozart, avenue de Villiers, de grandes scènes attendries, des phrases émues, une comédie de générosité, de chagrin, des larmes de Catherine, les bras ouverts de sa mère, son frère noyant son humiliation dans les charmes de grandeur : l’idée qu’ils n’avaient triomphé de sa Catherine que bassement lui rendit l’espoir, lui donna le courage de courir une fois encore avenue de Villiers pour dire à Catherine : « Te rappelles-tu ? » Il se crut pendant une heure tout puissant, capable encore de la sauver.

La femme de chambre lui dit que Madame n’était pas rentrée et qu’elle n’avait rien dit de son retour : ce mensonge parut insultant à Bernard qui avait aperçu du trottoir de la lumière dans la chambre de Catherine ; il s’éloigna. Rue Jouffroy, il entra dans le bureau de poste et écrivit un pneumatique où il disait à Catherine qu’il ne la croyait pas, et qu’on lui avait dicté les mots les plus durs de sa lettre.

— Je veux, disait-il encore, une réponse de toi qui ait le ton que nous prenions dans nos nuits de Grandcourt quand les chauves-souris venaient voler contre les murs de ta chambre et quand je retenais tes cris, le ton de Trianon, le ton des matinées dans la forêt d’Eu. N’auras-tu pas le courage de rompre avec leur affreuse vie ? N’écris pas, je n’ai même plus le temps d’attendre. Ne sois pas sage, parle-moi à travers les frontières de Paris et du cœur, téléphone-moi. J’attendrai ce soir ton coup de téléphone chez moi. Ou toi-même. Tout est encore possible. Et même le bonheur qui peut renaître aux bornes du désespoir. Tu ne sais pas de quoi est capable la colère de l’amour…

XX

Bernard rentra place Médicis. Il était cinq heures ; comme en septembre, il n’avait plus rien à faire dans le monde qu’à attendre : il avait lancé son dernier appel, rien ne le protégeait plus que l’espoir d’un coup de téléphone, ou de l’entrée de Catherine qui soudain lui paraissait fatale.

À onze heures, Catherine n’était pas venue, le téléphone n’avait pas sonné ; il appela l’appartement de l’avenue de Villiers, la femme de chambre lui dit que Madame était rentrée et ressortie et que sans doute elle était allée dîner chez la mère de Monsieur. Bernard demanda Catherine avenue Mozart et dit à la femme de chambre que c’était M. Adrien Plessis qui voulait parler à Mme Claude Rosenthal. Catherine vint à l’apareil :

— Tu as reçu mon pneu ? demanda-t-il.

— C’était donc vous ! s’écria Catherine. Oui, j’ai reçu votre pneu.

— Que réponds-tu ?

— Rien, dit Catherine, je n’ai rien d’autre à vous dire.

Catherine raccrocha.
Bernard voyait la petite scène avenue Mozart, les conversations suspendues pendant que Catherine téléphonait dans le petit salon, la rentrée de Catherine. Mme Rosenthal devait dire à sa belle-fille de sa voix des grands jours :

— C’était ce malheureux enfant, n’est-ce pas ?

Sans doute était-il pour eux ce malheureux enfant, contre qui il fallait avoir tant de courage et qui était tellement dangereux, et comme c’était bien que Catherine fût redevenue aussi dure que la morale des Rosenthal le voulait.

— Ils sont sûrs que je vais me rendre, pensa-t-il. Que j’implorerai leur pardon.

Un Rosenthal ne pouvait pas être éternellement coupable, éternellement ennemi de son clan. Les excuses qu’ils inventaient pour expliquer leurs fautes, leurs échecs, leurs défaillances, avec l’habileté aveugle de l’instinct, comment ne les eussent-ils pas fabriqués même pour lui ? Sages comme des araignées, ils préparaient de loin les reprises de la vie. Ils devaient déjà travailler pour lui la parabole de l’enfant prodigue, comme s’ils savaient que tout rentrerait à la fin dans l’ordre Rosenthal, que dans trois mois, dans six mois, la crise amortie, la pénitence finie, il reparaîtrait avec le regard modeste des fils prodigues, des frères infidèles, des amants consolés, des coupables amnistiés, qu’il, consentirait à poser pour la galerie des portraits de famille, à la suite de Claude, cet aîné magnanime, de Catherine, cette enfant égarée, qu’il jouerait les jeunes romantiques apaisés, avec l’auréole des anciens orages comme la gloire d’une maladie dont il aurait manqué mourir, et qu’il ferait le soir des parties de bridge avec son père et avec Claude qui aurait montré jusqu’au bout tant de bonté et d’intelligence des passions.

Bernard était moins soulevé par le désespoir que par la colère devant tous ces murs mous qui ne s’abattaient pas. II ne savait plus s’il se révoltait contre la disparition de Catherine ou contre la victoire des siens, il lui semblait simplement honteux, impossible de vivre plus longtemps vaincu, dépouillé, pardonné, sans Catherine enlevée un jour à l’ennemi et que l’ennemi avait reprise, de qui il ne toucherait jamais plus les cheveux, le dos nu, les genoux, et qu’il devrait voir marcher au milieu des regards complaisants des familles, sans doute promue enfin à la dignité tendre des jeunes mères.

— C’est couru, se disait Bernard, ces réconciliations familiales et ces grandes cicatrisations finissent toujours par une grossesse. Cet imbécile a déjà dû lui faire un enfant…

Bernard sortit. Il était tard et le Luxembourg était depuis longtemps fermé, abandonné derrière ses grilles à une vie nocturne pleine de mystères. Il entra dans plusieurs cafés et dans des bars du Quartier Latin. Il but plusieurs fines et des grues qui avaient envie de danser lui parlèrent. Quand il n’eut plus d’argent, il remonta chez lui. Il se sentait vraiment ivre, il alla vomir dans la salle de bains. En entrant dans sa chambre, il renversa une lampe de bureau dont l’ampoule éclata avec un bruit de papier déchiré. Il brûla des lettres et des portraits de Catherine, en se disant que cette aventure lui avait suffi, qu’elle était vengée de Claude et qu’elle allait pouvoir lui être fidèle, toute sa vie.

— Est-ce vraiment l’entrée de la tragédie ? se demande Bernard. Ils m’ont vaincu…

Il se persuade que la pureté de la passion s’est heurtée à la toute puissance des mythes, de la société, du destin. Mais la passion qu’il croit encore à cette heure avoir éprouvée pour Catherine est moins pure qu’il ne le pense, elle est mêlée de jalousie, de colère, des vieux ressentiments de l’enfance ; elle manque de force et de candeur. Personne n’est là pour l’éveiller, pour lui dire qu’il s’est composé seul une femme irremplaçable : il est incapable de comparaisons, incapable de se dire qu’à son âge, il peut encore vivre sur des inconnues, et qu’il a été fou de tout jouer sur Catherine. Il est aveuglé, il ne connaît plus de l’amour que l’obstination qui lui survit. Il n’avouera jamais qu’il s’est trompé en inventant qu’il ne possédait au monde qu’une seule protection contre la mort, qu’un seul bien. Mais il est placé à un point extrême de fureur, d’où il ne découvre aucune revanche possible, aucune entreprise qui pourrait atteindre les siens, aucun moyen de retrouver Catherine. Il prend pour du désespoir l’impuissance de l’orgueil. Il n’imagine même pas qu’il pourrait reconquérir Catherine en acceptant s’il le fallait tous les partages. C’est qu’il aime moins Catherine qu’il ne croit…
Bernard pense avec cette solennité trébuchante de l’ivresse que tous les ressorts de la tragédie lui sont interdits, sauf la volonté de mourir.

— La mort pourrait être contre eux l’affirmation qu’aucun de mes actes n’a pu être. Vais-je leur sacrifier jusqu’à la liberté de ma mort, mon seul acte ?… Ils feront d’ailleurs une drôle de gueule si je me tue… J’ai tout manqué, mais je serai allé au moins un jour jusqu’au bout de moi-même. Si l’amour est perdu, sauvons au moins la tragédie !

Il est dans un de ces jours où n’importe quel homme admet que sa mort n’aurait pas pour lui-même une importance exceptionnelle, où la peur même ne le protège plus. Il ne se doute pas une seconde que cette solution désastreuse sera pour les siens un dénouement excellent. Lorsqu’ils sauront qu’il n’est plus là, qu’il est éternellement inaccessible, comme ils oublieront !
Quand, vers la fin de la nuit, après des gestes qui ne lui étaient commandés que par la rage, la paresse et l’alcool, Bernard eut avalé avec deux où trois nausées une espèce de purée blanche de gardénal, il connut son premier répit depuis des semaines, son premier mouvement de détente et presque de bonheur. Le gardénal efface tout, comme un souffle des fleurs de glace – la douleur, la colère, la veille, les murailles, les distances, les femmes qu’on aimait et qu’on ne verra plus. Bernard connut ensuite l’indifférence et comme une plongée paresseuse dans la nuit : il fut enfin capable de jugement, il se dit qu’il avait manqué l’amour, cette complicité de rire, d’érotisme, de secrets partagés, de passé et d’espoir, cette union pareille à un inceste permis, ce lien fort comme un lien venu de l’enfance et du sang et il se rappela confusément les jardins de Potamia, Marie-Anne, la journée de Trianon, les moments où il avait vu paraître des présages du bonheur. Toute cette tempête et ce dernier calme lui parurent soudain d’une effrayante absurdité. Il n’aimait même plus Catherine et il allait mourir volé. Quelle folie ! Il fallait pourtant vivre !

Bernard voulut se lever, courir, se délivrer du poison, mais il n’arriva qu’à glisser de son lit et à atteindre sans même se redresser, s’agenouiller, l’entrée de la salle de bains où il s’enlisa enfin dans les vases gluantes du sommeil.

Le matin, la femme de ménage entra comme tous les jours et elle poussa des cris en voyant Bernard étendu à moitié sur le tapis cloué de sa chambre et à moitié sur le dallage blanc et noir de la salle de bains ; elle le toucha et sentit sous ses doigts la glace ignoble des morts. C’était la concierge, elle descendit dans sa loge, les courses, le drame commencèrent.
L’après-midi, Catherine vint voir le corps de Bernard. La chambre était déjà pleine de chrysanthèmes et de glaïeuls ; tout était établi dans l’ordre de la mort : Bernard était caché jusqu’au menton par son drap, ses genoux et la pointe de ses pieds soulevaient toute cette blancheur. Mme Rosenthal était assise au chevet de son fils et elle ne pleurait plus : personne n’est un monstre, elle avait sangloté des heures. Quand sa belle-fille, entra silencieusement, elle la surveilla. Catherine portait un tailleur noir, elle s’avança jusqu’au lit et regarda le corps pendant une durée insupportable, elle ne fit pas un mouvement ; c’était une jeune femme qui promettait beaucoup, ou peut-être la maîtrise de soi ne lui coûtait-elle pas d’effort. Elle soupira enfin et regarda autour d’elle et comme si ce soupir et ce regard avaient été des signaux qui mettaient fin à la paralysie de l’alerte, Mme Rosenthal se leva et vint embrasser sa belle-fille : tout était véritablement pardonné. Quand la mort a passé, tous les vivants s’arrangent. Mme Rosenthal eut alors la seconde surprise de sa vie depuis six mois : Catherine, qui s’était laissée embrasser, repoussa brutalement sa belle-mère, et éclata en sanglots.

Quand elle fut partie, Mme Rosenthal reprit sa veillée et écarta la pensée de sa belle-fille. Comme le téléphone avait marché, les gens commencèrent à défiler et à consoler la mère. Claude vint la rejoindre et veilla avec elle ; il embrassa le front de son frère. Il fallut renvoyer avenue Mozart M. Rosenthal qui pleurait comme les hommes pleurent.

Le surlendemain de la mort de Bernard, Laforgue, qui en avait lu la nouvelle dans le Temps, arriva. Mme Rosenthal était toujours là. Laforgue regarda à son tour le corps où il reconnaissait à peine son ami : aucun mort ne ressemble au vivant qu’il remplace pendant cette période qui sépare la décomposition de la vie. Tout était étranger à Bernard dans ce masque jaune, cette nuque noire de sang au-dessous des oreilles de cire : Laforgue ne retrouvait que des cheveux familiers, comme ces cheveux naturels plantés sur les masques chinois de papier mâché. Comme la plupart des morts, Bernard avait cette sérénité distante que compose la rigidité des cadavres. Les gens disaient sans doute à Mme Rosenthal pour lui donner du courage que son fils était si beau dans la mort, qu’il paraissait dormir, mais c’était comme toujours un mensonge, tous les morts sont horribles, Laforgue n’était pas dupe des mythes de la consolation. La colère l’étouffait : ils étaient tous frappés. Il sentit sa gorge se nouer, ses yeux s’emplir de larmes, qui le consolèrent un peu. Quel jeune homme ne respire quand il se voit soudain moins dur qu’il ne s’y attendait ? Cet amollissement lui donna la force d’aller saluer la mère de Rosenthal : elle refusa sa main, se dressa et lui dit tout bas sur un ton de confidence furieuse : – Vous pouvez être fiers de votre œuvre, vos amis et vous ! Mme Rosenthal venait, dans un éclair d’inspiration en voyant entrer Laforgue, de découvrir la version familiale qui sauverait définitivement l’honneur des Rosenthal, la version qui expliquait le goût de la Révolution, la séduction de Catherine, la mort : la fable des influences, la légende des mauvais amis allaient trouver des fortunes nouvelles dans le folklore tragique de l’avenue Mozart, puisque Bernard était mort d’une maladie, d’un germe mortel venu du dehors, puisque les Rosenthal savaient qu’ils ne fabriquaient pas eux-mêmes les poisons qui les tuaient. Laforgue regarda le grand deuil théâtral de Mme Rosenthal et se dit qu’il comprenait presque tout ; il eut envie de frapper ce long visage funèbre comme une mâchoire de cheval desséchée, mais on est tout de même poli et il dit seulement :

— Je vous en prie, Madame.

Le matin des obsèques arriva. C’était en haut du Père-Lachaise, au-dessus du Mur des Fédérés. Laforgue, Bloyé et quelques autres étaient arrivés par la porte de la place Gambetta et attendaient derrière une tombe dans le grand vent humide qui soufflait. Le cortège déboucha enfin au tournant d’une allée. Ils défilèrent les derniers devant le caveau ; un ordonnateur qui avait des taches sur son habit noir leur tendit une petite pelle qui avait l’air d’être en argent et un vase rempli de terre et de gravier ; aucun d’eux ne prit la pelle et tous se penchèrent sur le cercueil dont la plaque de cuivre disparaissait déjà sous les pelletées de la terre rituelle ; Philippe passa le dernier et laissa tomber sur la bière une gerbe agressive de fleurs rouges. Puis ils s’en allèrent sans saluer personne et en jetant des regards insolents du côté de la famille : le père de Bernard pleurait en serrant des mains et les sanglots secouaient ses épaules ; Mme Rosenthal et Claude répondirent aux jeunes gens par un bref coup d’œil de colère. Bloyé dit entre ses dents que c’était du bon théâtre et que la mort n’y échappe jamais. Catherine n’était pas là. Mme Rosenthal se disait que sa belle-fille avait peut-être aimé Bernard après tout. Laforgue et les autres descendirent vers la sortie du cimetière le long des sépultures en ruines et des statues rongées du temps de la Restauration, après être allés rêver dix minutes devant le Mur des Fédérés..

Deux jours après l’enterrement, M. Rosenthal reçut une lettre de Philippe Laforgue :

— Bien que nous sachions, disait-il, que l’amitié n’a jamais conféré aucun droit, à personne et que nous soyons prêts à nous incliner devant tous vos refus, nous nous sommes cependant résolus à vous demander l’autorisation de recueillir dans les papiers que notre ami Bernard Rosenthal a laissés les articles qu’il avait achevés et les notes qu’il avait préparées.

Nous pensons que l’hommage funèbre qu’il eût mis au-dessus de tous les autres eût été la publication de ces écrits dans la revue qu’il avait lui-même fondée et qu’il a animée jusqu’au bout.

Nous vous serions profondément reconnaissants de nous permettre d’examiner les textes de votre fils et de consentir à leur publication.
Plusieurs jours s’écoulèrent. Laforgue dit à Bloyé :

— Tu verras qu’ils refuseront. C’est des gens bien. Leur sens de la propriété privée doit s’étendre aux cadavres. Voilà Rosenthal rentré enfin dans le sein des familles, elles n’en lâcheront rien.

— C’est ce qu’on appelle, dit Bloyé, le retour de l’enfant prodigue. D’autre part, je t’ai toujours dit que ta lettre au père était du genre servile. On n’y gagne jamais rien. Tu aurais dû les insulter.

M. Rosenthal répondit enfin à Laforgue qu’il attendrait le lendemain sa visite dans l’appartement de la place Edmond-Rostand. Il n’avait rien dit à sa femme de la lettre des jeunes gens ; c’est qu’il se sentait bizarrement coupable vis-à-vis de son fils et qu’il avait envie de se faire pardonner par son ombre il ne savait quelle patiente et mortelle trahison.
Laforgue vint au rendez-vous qui fut froid, ou plutôt maladroit : cet agent de change et ce jeune homme s’intimidaient terriblement, et allez donc parler de la pluie et du mauvais temps et de cette triste saison qui n’en finira donc pas, ou de la politique, qui ne va pas mieux, avec des morts pleins d’amertume entre vous. M. Rosenthal, assis dans un fauteuil, fumait et ne disait rien ; Laforgue ouvrait un à un les tiroirs de Bernard qui étaient pleins de papiers jaunis comme si Rosenthal était mort déjà depuis dix ans ; il lut un peu au hasard des pages et prit des manuscrits sans beaucoup choisir à cause de ce regard du père dans son dos ; dans le dernier tiroir, il trouva deux chemises qui portaient ces titres : Industrie, Armée. C’était fini. Laforgue se redressa, M. Rosenthal se leva et toussa en retenant sa toux :

— Cette pièce est glaciale, dit-il.

Il ouvrit la fenêtre pour refermer les volets, un coup de vent entra dans la chambre. Philippe tourna le commutateur ; la chambre s’éclaira de la même lumière que la nuit où Bernard était mort. Au moment de partir, M. Rosenthal dit :

— Je crois que nous pouvons éteindre. Vous n’oubliez rien ?

Laforgue s’inclina gauchement. M. Rosenthal le fit passer devant lui ; dans l’escalier, il lui demanda soudain d’une voix timide :

— Est-ce que mon fils vous parlait quelquefois de moi ? Laforgue fut bouleversé par cet aveu de défaite et cette soudaine soumission, mais il n’allait pas manquer cette première occasion de venger Rosenthal :

— Jamais, dit-il.

M. Rosenthal soupira.

Laforgue prit un taxi pour rentrer rue d’Ulm et le chauffeur protesta parce qu’il y avait seulement la rue Gay-Lussac à monter, mais Laforgue était impatient de classer les secrets de Rosenthal, d’y trouver Dieu sait quelles réponses, quelles découvertes, quel testament, et la figure la moins menteuse d’un mort. Rue d’Ulm, Bloyé l’attendait. Laforgue jeta sans mot dire les deux chemises qu’il avait eu le temps d’ouvrir dans le taxi. Bloyé les ouvrit à son tour :

— Tu reconnais ? demanda Laforgue.

— Je reconnais, dit Bloyé. Quelle drôle d’histoire !

C’étaient les notes interrompues d’André Simon et les plans de la chaudronnerie, ce qui restait de la grande conspiration du dernier printemps.

— Il nous avait donc menti, dit Bloyé, il n’en avait rien fait.

— J’en ai toujours été sûr, dit Laforgue. Tu ne te rappelles donc pas son impatience quand nous lui demandions où en était l’affaire ? Il a fini un jour par me dire que tout était transmis, qu’il mettait d’autres choses au point, et il mentait. Mais il avait vécu un mois ou deux sur les songes de cette aventure…

— Il était ainsi, dit Bloyé.

Tous deux rêvèrent un peu sur la disproportion et les écarts singuliers qu’il y avait toujours eu entre leurs ambitions et ce qu’ils en avaient accompli, et sur l’avortement de plusieurs entreprises.

— Nous sommes ridicules, dit Laforgue. Comme des paranoïaques. Que d’affabulation !

Il ajouta pourtant que ces échecs étaient assez indifférents, qu’il ne fallait les prendre que pour ce qu’il .étaient, des exercices d’assouplissement manqués, et que la vie ne serait pas toujours soumise aux règles flottantes de l’improvisation. Ils préférèrent ne plus penser à Bernard, à qui aucune vie, aucun avenir ne permettraient plus de se rattraper, qui était définitivement perdant : il leur fallait bien écarter l’entrée de la mort dans leurs rangs. Un groupe de jeunes gens ne se défend pas beaucoup moins habilement contre la mort qu’une famille.

Plus tard, entre les feuillets d’un article manuscrit, Laforgue découvrit une enveloppe qui portait la date de la mort de Bernard et l’adresse de Catherine. L’enveloppe n’était pas collée, Laforgue l’ouvrit : elle ne contenait qu’une photo d’identité de Rosenthal. La photographie était barrée d’une grosse croix au crayon bleu et portait au verso ces lignes :

— Est-ce un péché de s’élancer dans la maison secrète de la mort avant qu’elle ose venir vers vous ?

Laforgue se souvint alors de la soirée chez les Rosenthal, au mois de juin, à la veille des dernières grandes vacances, des regards de Catherine vers Bernard, de la conversation en attendant l’AX, de l’air fuyant de Rosenthal depuis des mois.

— C’était donc le secret de Rosen, se dit-il.

Il se demanda s’il enverrait la photographie à Catherine avec une lettre insultante : quand il eut hésité deux jours et tourné dans sa tête plusieurs formules agressives, il ne sut plus quelle lettre écrire et craignit que le devoir de venger son ami ne fût mêlé d’une volonté impure d’humilier une femme si belle : la photographie ne partit jamais, resta dans les papiers de Laforgue, comme la dernière apparition d’un Rosenthal éternellement jeune, éternellement déçu, soustrait au temps, aux métamorphoses de la vie — aussi longtemps que persistent un papier, des traces fixées de lumière…
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(À suivre.)

Paul Nizan.

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